Assister à une fête goron était un fait rare. Qu'elle soit donnée en l'honneur d'un membre extérieur à la tribu, encore plus. Ils pouvaient être le plus avenant et le plus chaleureux des peuples d'Hyrule, les gorons n'en demeuraient pas moins particulièrement discret sur leurs us et coutumes. Ils ne se montraient pas ouvertement méfiants envers un étranger – à l'instar des Piafs, pour ne citer que – mais faisait davantage preuve d'une sorte de… timidité. Ils croyaient dur comme fer que pour optimiser le tourisme, déjà réservé aux plus intrépides, les hôtes devaient adapter leur culture aux invités et non l'inverse. Après tout, ils n'étaient que des gorons. Décrits comme affables, bons et simples, les gens des plaines ne cherchaient jamais à en savoir plus à leur sujet. Cela posé, ils n'avaient pas totalement tort.
Zelda, lors de ses premiers voyages en tant que Princesse Royale sans son père, et particulièrement lorsqu'elle s'était mise en quête des prodiges, avait essayé d'en savoir plus. Elle avait très vite compris que savoir était synonyme de pouvoir, mais elle avait surtout la certitude que de s'intéresser à son prochain était synonyme d'une main tendue. Rares étaient les personnes qui y demeuraient insensibles.
La Bibliothèque Royale était, il y a cent ans, la fierté de la Citadelle. Elle se targuait de rivaliser avec les textes dont étaient dépositaires les zoras avec leur mémoire multi-centenaire. Malgré cette richesse historique et culturelle quotidiennement à sa portée, Zelda n'avait jamais pu qu'effleurer l'âme du peuple goron. Elle était convaincue qu'aucune tribu ne pouvait traverser des millénaires sans avoir une identité culturelle affirmée. Pourtant, les écrits concernant le peuple des montagnes se résumaient généralement à de piètres contes pour touristes pleins d'anecdotes sur leur supposée bonhomie, ou relatant leur adresse à l'extraction minière et à la sculpture. Rien qui éveilla son intérêt. La seule chose qu'elle avait pu en extraire, c'était qu'en dehors du culte d'Hylia, les gorons vénéraient la Montagne de la Mort. Pour eux, chaque pierre précieuse extraite de ses entrailles était considérée comme un don de la part du monstrueux volcan au peuple goron. À part ça, rien n'était relaté sur leur manière d'honorer leurs croyances.
Autrement dit, elle n'avait eu aucun moyen de se préparer au spectacle auquel elle assistait en ce moment.
Sous ses yeux ébahis, des gorons dansaient. Cela n'avait évidemment rien de comparable avec le Ce'hili gerudo, les deux peuples étant aux antipodes l'un de l'autre. Si le Ce'hili était une sorte de concours d'adresse, de grâce et d'équilibre, ce qui se déroulait sous ses yeux était plus proche d'une sorte de transe collective mue par les instincts les plus primaires.
Sur un petit plateau attenant aux sources chaudes, les gorons avaient allumés un gigantesque brasier qui augmentait de plusieurs degrés la température déjà écrasante. Le foyer, large de près de deux mètres, s'élevait dans le ciel éclatant de la fin de matinée, comme pour rivaliser avec l'incandescence de la roche en fusion qui les environnait – ce qui était probablement l'effet recherché.
Autour de ce feu de joie, plusieurs gorons adultes s'étaient rassemblés en cercle, les contours de leurs silhouettes courtaudes se dessinant en contre-jour des flammes. Leur peau nue et imberbe était recouverte de traits et de cercles de couleurs rouge, bleu, blanche, turquoise ou orange. Certains avaient même l'intégralité du visage peint. Pour Zelda, la référence était on ne peut plus claire: une couleur par pierre précieuse, le rubis, le saphir, le diamant, la gemme nox et l'ambre. Leur houppette blonde était quant à elle ornée d'une longue tresse de plumes d'autruches, toutes attachées les unes aux autres pour former une traîne qui les suivait tel un serpent sinueux.
Derrière la princesse, des gorons tout autant grimés frappaient avec leurs énormes mains sur de gigantesques tambours. Ils étaient confectionnés d'épaisses peaux d'autruche tendues sur des cercles d'acier oblongues et émettaient un bruit à la fois sourd et métallique. La rythmique transcendante faisait battre le sang sous la peau de la princesse assise en tailleur à même le sol – les gorons n'utilisaient jamais de siège – tandis qu'un grondement sourd et inintelligible s'élevait depuis le cercle autour des flammes.
Les danseurs ne s'étaient pas élancés dans une chorégraphie précise dès les premiers battements de tambour. Les yeux fermés, ils s'étaient contentés de s'imprégner du rythme puissant, se balançant d'un côté, de l'autre, leurs voix s'unissant dans un grondement progressivement uniforme et harmonieux. Puis les bras s'étaient levés, les pieds avaient quittés le sol, les corps s'étaient mis en branle… et la folie avait pris le pas sur la raison, l'instinct sur la pensée. Il n'y avait aucun pas, aucune directive dans cette transe musicale qui envahissait les gorons devant elle. Ils se contentaient de s'abandonner dans cette union avec le feu, le sol et la musique. Ils laissaient leurs corps s'exprimer sans retenue tandis qu'ils tournaient, roulaient, sautaient, criaient en un gigantesque hymne vibrant de sincérité.
Face à un tel spectacle, Zelda ne pouvait que se sentir profondément transcendée par le mysticisme primaire du peuple goron. L'une des plus grosses erreurs faites par la majorité des gens était de considérer le peuple des montagnes comme des êtres dénués de toute spiritualité. Rien n'était plus faux. Zelda se savait elle-même des plus hermétiques au savoir-être de la tribu. Pourtant, elle sentait que cette transe collective faisait vibrer son âme dans ce qu'elle abritait de plus primitif, comme si ce chant mystique la reconnectait à quelque chose d'ancien, de profondément enfoui en elle. Quelque chose de presque… animal… bestial même. Elle avait une envie brûlante de se lever pour rejoindre les danseurs et d'abandonner toute civilité, vêtue du plus simple appareil tandis qu'elle se livrait au rythme endiablé de son corps transcendé.
Jusqu'à présent, Zelda ignorait couver une part si primaire en elle. Mais cette transe, ce rythme, cette ambiance, lui ordonnaient d'arracher le vernis de son éducation pour libérer cet être sauvage, guidé par son instinct, par ses désirs… Il était douloureusement tentant de s'y abandonner.
Et presque encore plus inconfortable de le reconnaître.
Plus troublée qu'elle n'osait se l'avouer, Zelda s'efforça d'occulter les vibrations des tambours et la vision de cette danse sauvage. Son corps se crispa et ses trop nombreuses et atroces courbatures se rappelèrent à elle, conséquence inévitable des acrobaties de la veille. Elle s'obligea à se détendre, et décida d'occuper son esprit en analysant ce qu'elle avait appris du peuple goron depuis son arrivée.
Lorsqu'elle avait rejoint les sources chaudes quelques heures plus tôt en compagnie de Link, la princesse s'était retrouvée envahie par un troupeau de petits gorons émergeant de l'eau bouillonnante, pépiant dans son sillage telle une nuée d'oisillons autour de leur mère nourricière. Loin de réclamer de la nourriture, les petits gorons ne souhaitaient rien de plus que de la contempler avec béatitude et de s'assurer de son identité à coup de «z'êtes vraiment la reine hylienne?»«C'est vous la princesse de Link?»
Inutile de préciser que cette dernière formulation l'avait par ailleurs beaucoup amusée, et la légère rougeur sur les joues de son chevalier, encore plus.
Elle avait été considérablement émue de constater combien les gorons adultes étaient peu nombreux. Selon toute vraisemblance, l'intégralité du village se trouvait rassemblé là, et cela faisait peu, beaucoup trop peu. Moins d'une dizaine, et la plupart d'entre eux étaient âgés.
Fort heureusement, l'hermaphrodisme des gorons leur permettait un renouvellement générationnel plus aisé que la majorité des autres ethnies. Preuve en était le nombre de petits gorons qui s'agitaient dans les sources chaudes derrière eux. Cette particularité physique était un secret jalousement gardé par les gorons dont seuls les plus avertis avaient connaissance, ce qui ajoutait à leur mystère et à la légende. Zelda comprenait aisément que le sujet puisse soulever les questions les plus indélicates. Tout le monde ne respectait pas forcément la timidité intrinsèque de la tribu des montagnes.
D'où venait cette spécificité? Pourquoi les déesses avaient-elles jugé bon d'en doter les gorons? Était-ce un caprice de Din afin de compenser avec le milieu naturel abominable de son peuple? Toujours était-il que cela assurerait la survie de la tribu à court terme… si tant était que la menace qui avait entraîné la perte de tant de gorons adultes fut écartée. En tout cas, Zelda comprenait à présent pourquoi le peuple des montagnes n'avait pas éradiqué les monstres sur ses terres. Perdre davantage d'adultes en les menant au combat, d'autant plus s'ils n'étaient pas préparés, était proprement suicidaire.
Le battement saccadé des tambours pris brutalement de l'ampleur et l'arracha à ses pensées salutaires pour rejoindre l'instant présent. Ses tympans vibraient au rythme endiablé accentué par les grondements fiévreux des danseurs. Ils semblaient à présent totalement hors de contrôle. Zelda frémit, Link posa sa main sur la sienne et la serra.
Les tambours accélérèrent, encore et encore. Les corps des gorons s'élevaient en des sauts puissants de plus en plus haut, tellement haut que jamais Zelda n'aurait pu imaginer que leurs jambes frêles puissent les y propulser. Soudain, la musique s'arrêta, les danseurs s'affaissèrent face contre le sol telles des poupées de chiffons, et de gigantesques explosions retentirent dans le lointain. En face d'eux, d'extraordinaires feux d'artifices rouges et or éclatèrent dans le ciel d'azur.
Link et Zelda se relevèrent d'un bond et se précipitèrent au bord de la falaise, en quête de l'origine des détonations. Une fois qu'ils en déterminèrent la cause, tous deux se figèrent, interdits.
Les échafaudages sur le pic d'en face venaient de s'affaisser, les dernières barres métalliques fondant encore dans la lave du fleuve Vonture. À travers la fumée blanche des explosions, apparaissaient progressivement les contours de la nouvelle statue, ou plutôt des statues, aussi hautes que celle de Daruk.
Une jeune hylienne à la longue chevelure volant au vent se tenait les mains jointes, un diadème sur la tête serti du symbole de la Famille Royale et les yeux clos. À ses poignets, des bracelets que Zelda connaissait par cœur, puisqu'elles les avaient portés pendant un peu plus de cent ans. Devant elle, un chevalier aux cheveux coiffés en catogan, la Lame Purificatrice brandie devant lui d'un geste téméraire, la protégeait.
«En l'honneur des Héros qui ont libérés Hyrule!» tonna soudain une voix de baryton que les hyliens ne s'attendaient pas à entendre.
Une gigantesque clameur retentit dans l'assemblée sous les roulements des tambours. Les danseurs reprirent leur danse animale en un hurlement de joie. Abandonnant leur brasier rituel, ils se joignirent aux plus petits et aux plus anciens, tous se laissant entraîner dans cette transe vivante, chacun à leur rythme et pourtant tous ensemble.
Seuls Link et Zelda demeurèrent aussi figés que leurs homologues de pierre, les yeux rivés sur cet extraordinaire hommage auquel rien ne les préparait.
«Alors, clama Buldo avec engouement en venant se poster à côté d'eux, qu'est-ce que vous en dîtes? Plutôt réussi, non?»
Zelda se racla la gorge, la poitrine lourde d'émotions et les yeux humides.
«Je… Je ne sais pas quoi dire… souffla-t-elle.
— Mes gorons ont dû redoubler d'efforts pour les terminer à temps, reprit Buldo, surtout lorsque vous m'avez annoncé que vous veniez plus tôt que prévu! Mais je suis fier d'eux! Ils ont fait du bon travail, non?»
Zelda tenta de rassembler ses pensées éparses afin de lui répondre, en vain. Progressivement, elle réalisait que les gorons, sans le savoir, venaient de réparer une profonde blessure narcissique en elle. Une plaie qu'elle avait soigneusement occultée, mais pas ignorée. Elle, la petite princesse imparfaite et irresponsable, celle que des peuples entiers avaient fustigé pour son incompétence, celle qui avait tant et tant déçu son père, avait donné cent ans de sa vie ainsi que tous ses proches pour la survie des peuples d'Hyrule. Elle avait foncièrement besoin que quelqu'un lui montre qu'il savait ce qu'elle avait sacrifié et qui l'en remerciait pour ça. Elle avait besoin d'un geste – une statue de vingt mètres de haut à son effigie n'était pas forcément nécessaire – qui prouve que les plus grands tourments de sa vie étaient reconnus pour ce qu'ils étaient. Et les gorons, dans leur simplicité et leur générosité la plus sincère, étaient venus combler ce vide en elle.
Ce n'était certes pas le sourire empli de fierté de son père dont elle rêvait, mais c'était la reconnaissance sincère de tout un peuple. Et c'était déjà beaucoup.
«Vous avez de quoi l'être, répondit-elle finalement d'une voix enrouée. Je… Je ne sais pas comment vous remercier, boss, sincèrement, je…»
Le vieux goron émit un ricanement enjoué. Il posa une main paternelle sur son épaule, l'autre s'appuyant sur une canne de métal ressemblant à s'y méprendre à un casse-pierre.
«Y a pas de quoi, princesse, grinça-t-il. Tout comme Impa, vous méritez au moins ça.»
Il se tourna alors vers Link et le regarda avec un sourire un peu goguenard. L'œil pétillant de malice, il lui assena une formidable bourrade dans le dos qui faillit faire chuter le chevalier dans la lave en contrebas.
«Et toi gringalet? Toujours pas plus bavard hein?»
Il conclut sa remarque d'un rire tonitruant avant de reprendre son sérieux. Avec l'économie de mouvement propre aux grands malades en sursis craignant un regain de douleur, il se retourna et les enjoignit de le suivre d'un mouvement du poignet.
«Allez, grogna-t-il, il est temps qu'on cause du futur, vous et moi.»
Le vieux boss s'éloigna de la fête qui battait son plein de son pas claudiquant. Il s'arrêta quelques mètres plus loin, juste avant de franchir le Pont Goron qui enjambait l'entrée du village. À cet endroit se trouvait un vieux chariot de mine abandonné dans lequel il avait pris l'habitude de s'installer au fil des ans. C'était là, au grand air, que Buldo avait aimé se retrancher pour réfléchir à l'avenir de sa tribu, au sens de son règne. Il s'y sentait encore plus à son aise que dans sa maison. Aussi, il lui semblait approprié que ce lieu où il avait pris les plus importantes décisions de son existence, soit l'endroit où il tenterait de la conclure dignement.
Le vieux boss disposait d'un sursis. Il en ignorait la raison – ou la cause, c'était selon – mais il n'allait certainement pas s'en plaindre. Ce sursaut de jeunesse, aussi fragile et bref fut-il, il en avait désespérément besoin. Ses appuis tremblaient, son allure encore plus lente que celle d'un escargot silencio, mais la douleur, elle, le laissait tranquille depuis l'aube. Pour autant, il n'allait pas tenter le diable en redescendant l'intégralité du chemin jusqu'à sa maison en traînant la Fille d'Hyrule et son chevalier dans son sillage. Non, ce qu'il avait à faire était important, il fallait qu'il économise ses forces. Peut-être même serait-ce le moment décisif de tout son règne, celui pour lequel il resterait dans les mémoires malgré toutes ses erreurs. Que la douleur ne lui embrouille pas l'esprit pendant un tel moment était une bénédiction.
«C'est pas une bougre de salle du trône mais ça fera bien l'affaire, hein? dit-il en s'asseyant précautionneusement sur le vieux chariot de métal rouillé. Installez-vous, princesse, on a un peu de temps devant nous.
— Je suis ravie de voir que vous vous portez mieux, boss», affirma Zelda avec sincérité en s'adossant à un rocher en face de lui.
Une petite voix en elle ne cessait de se demander si le pouvoir de la déesse n'avait pas une responsabilité dans ce regain prodigieux du vieux boss, mais elle était bien en peine de lui apporter une réponse.
«Et moi donc, bougre de nom d'un roc! s'esclaffa-t-il. Vous savez, avant je venais souvent ici, ou plutôt, sur le Pont Goron. La vue est plutôt sympa, non?»
La princesse, les mains glissées entre ses cuisses, se tourna de trois quarts pour contempler le paysage. Link, demeuré debout en face d'elle dans une posture de garde naturelle, suivit leurs regards.
La plaine d'Hyrule s'étendait à leurs pieds sous le soleil méridien, l'horizon infini uniquement interrompu par les falaises abruptes des Montagnes Gerudos. De là où ils se trouvaient, ils pouvaient même distinguer le Mont Satori ainsi que les contours du Village Piaf enfoui à la pointe de la chaîne d'Hébra. Sur leur droite, les statues à l'effigie des hyliens se dressaient fièrement, vision à laquelle aucun des deux modèles ne parvenait à s'habituer.
«Quand mon grand-père m'a emmené ici la première fois, leur confia Buldo de sa voix bourrue, ses deux grosses mains posées sur le haut de sa canne improvisée, il a dû me porter sur ses épaules tellement j'étais p'tit. De son gros doigt, il m'a montré tout ce qu'y avait à voir: la terre des Piafs, la terre des Gerudos, l'entrée du domaine Zora… et la Citadelle. À l'époque, elle me faisait peur, avec toutes ces fumées violettes qui flottaient tout autour. Alors il m'a décrit comment c'était avant, parce-que lui, il s'en souvenait. Il me disait que la nuit, le château brillait de toutes ses fenêtres allumées comme un gigantesque phare dans Hyrule, éclairant les terres et guidant les voyageurs.»
Songeuse, les yeux de Zelda furent naturellement attirés par les ruines du château situées juste devant eux, à moitié dissimulées par les contreforts de la Montagne de la Mort. Un peu malgré elle, elle se remémora la magnificence de la Citadelle d'autrefois: le château fait d'une pierre claire et luminescente, la finesse de ses sculptures délicatement associées à la massivité des structures défensives, ses innombrables bougies déversant une lumière chaude et vacillante et ses épais tapis dans lesquels elle adorait plonger les doigts de pieds le soir auprès d'un feu de cheminée, un livre à la main. Sa chambre, sanctuaire qu'elle avait soigneusement décoré de couleurs vives où raisonnait à travers de nombreuses toiles son amour pour la terre d'Hyrule. Son étude, où elle se laissait aller à un fatras des plus abominables dans lequel elle seule parvenait à trouver un ordre, les murs couverts d'étagères, d'écrits, de notes, de dessins, d'expériences, plus ou moins réussies d'ailleurs… Et la vie… la vie qui se répandait dans les rues de la ville à ses pieds et dont le brouhaha incessant montait jusqu'à elle lorsqu'elle se tenait sur les remparts à la contempler.
De tout cela, il ne restait plus que des ruines et des décombres informes.
«Moi, j'ai jamais connu ça, poursuivit Buldo avec une pointe de regret. J'ai jamais vu que ces satanés nuages de corruption tourbillonnant autour de cette forme noire et triste à vous faire froid dans le dos. Dans mes cauchemars, ces bougres de vapeurs finissaient toujours par se répandre sur tout Hyrule en tuant tout sur leur passage, parce que je voyais pas ce qui pouvait bien les en empêcher. Alors, pour me rassurer, je me rappelais les paroles de mon grand-père: «Tant que les nuages restent sur le château, ça veut dire qu'la princesse continue de s'battre. Les nuages doivent pas te faire peur, Buldo, parce que ce qu'ils cachent en réalité, c'est l'espoir.» Et moi, j'ai jamais cessé de me dire que si c'était vrai, j'imaginais pas ce que la princesse pouvait endurer depuis tout ce temps qu'elle était enfermée dans ce cauchemar.»
Discrètement, Link reporta son attention sur le profil de la princesse. Les mains toujours glissées entre ses cuisses serrées, elle contemplait le château d'une expression figée, indéchiffrable, ses longs cheveux blonds voletant dans la brise chaude du volcan. Rien ne laissait percevoir que les mots de Buldo avaient eu un quelconque impact sur elle, hormis la tension dans ses membres et de sa colonne vertébrale, pour qui la connaissait bien. En étant très attentif, Link pouvait même distinguer ce léger soubresaut, à la commissure des lèvres, témoin de la nervosité latente qui l'animait. C'était tout, mais c'était déjà beaucoup.
Car Zelda ne s'était jamais confiée sur ses années passées entre les mains de Ganon. Elle avait des terreurs nocturnes, avait développé des peurs aussi primaires que le vertige et la claustrophobie, preuves que cette expérience l'avait profondément marquée, traumatisée. Mais jamais au grand jamais elle n'avait lâché le moindre indice sur ce qu'il s'y était passé, même au détour d'une phrase anodine. Et peut-être, songeait-il alors, que cela seul suffisait à le renseigner sur l'horreur que sa protégée avait endurée pendant ces cent longues et interminables années.
Lorsqu'il y pensait, Link ne pouvait s'empêcher de ressentir une forme de culpabilité. Celle d'avoir mis tant de temps à se lever, et encore une année entière pour la rejoindre. C'était sa voix qui l'avait réveillé dans le Sanctuaire de la Renaissance. Combien de fois au cours du siècle écoulé l'avait-elle désespérément appelé pour n'avoir que du silence pour toute réponse? Combien de fois sans jamais perdre espoir malgré ses échecs répétés? Il aurait tant voulu écourter son calvaire, prendre un peu du fardeau qui était le sien sur ses épaules. Pour cette raison, il désirait qu'elle se confie à lui sur ce qu'elle avait vécu. Pour l'aider à panser ses plaies, à vaincre ses cauchemars… et laisser à tout jamais le terrible spectre de Ganon derrière eux.
Mais c'était en vain, car Zelda se taisait.
«Un jour, reprit Buldo, un de mes gorons est venu me voir en courant pour me dire que la corruption avait envahi toute la plaine d'Hyrule dans un orage à faire lever les morts, mais le temps que je monte jusqu'ici, tout avait disparu. Alors j'ai compris qui tu étais réellement, le gringalet… mais aussi que mon grand-père avait eu raison. La Grande Prêtresse et le Prodige Hylien avaient survécu pendant cent ans pour finir par bannir ce bougre de Fléau de la Terre d'Hyrule. Et c'est à ce moment que j'ai compris qu'alors qu'un nouvel espoir s'élevait pour tous les peuples, moi… moi j'étais le boss qui avait condamné la tribu des gorons.»
Cette conclusion dramatique tira Zelda de son sombre passé, vrillant ses yeux rendus d'un vert presque marécageux sur le vieux Buldo. Les épaules basses et l'air malheureux, le goron gardait son regard rivé sur les ruines du château devant lui.
«Pourquoi dire une chose pareille? demanda-t-elle, sincèrement perplexe. Vos gorons vous respectent et vous craignent. Link m'a dit que vous les meniez à la baguette avec la plus grande fermeté, et vous êtes profondément attaché à chacun d'entre eux.»
Buldo laissa échapper un ricanement désabusé. «C'est peut-être bien de là que vient le problème, princesse. Je les aime tellement que je les ai pas poussé, j'ai pas formé de guerriers. Quant à mon successeur, j'ai couvé Yunobo comme un pigeon flamboyant sur son poussin, nom d'un roc! J'en ai fait une mauviette, incapable de régner!»
Les sourcils froncés d'incompréhension, Zelda glissa une œillade à Link dont le regard ne cessait de s'égarer sur la silhouette de la créature divine, en arrière-plan du boss. Son expression la fit réfléchir un instant, avant de comprendre.
«Pourtant il a fait preuve d'un grand courage en combattant Rudania aux côtés de Link, traduisit-elle. Cela ne compte-il pas?
— Bien sûr que si! Je le pensais même prêt à s'élever pour prendre la place de son ancêtre, Daruk! Mais ce n'était pas le cas de tout le monde. Peu de mes bougres de gorons l'ont cru capable de t'avoir vraiment aidé à calmer Rudania, gringalet, confia le goron en se tournant vers le jeune hylien. La moitié du village est persuadé qu'il n'a fait que courir en pleurnichant derrière toi!»
Le boss secoua la tête de droite et de gauche d'un air dépité et les deux hyliens échangèrent un regard inquiet. Ils commençaient à discerner ce qui avait pu frapper la tribu goron au cours de la dernière année, et ce n'était guère encourageant.
«J'étais impuissant, grogna Buldo avec colère. Si j'étais intervenu, ça leur aurait prouvé à tous sa faiblesse. Jamais il pourrait prétendre à devenir boss en ayant constamment besoin de ma protection ! Alors, quand nous avons eu la confirmation que Ganon était détruit, Yunobo s'est mis en tête de partir avec une troupe pour exterminer tous les monstres de la Montagne et ainsi prouver qu'il était capable de se battre et de me succéder, malgré son jeune âge. J'ai tenté de l'en dissuader. Il connaissait encore si peu de choses de la guerre…»
Les épaules de Buldo s'affaissèrent encore davantage à ce point de son récit et son regard se perdit dans la lave. Link, lui, se tourna vers la silhouette du camp de monstres qu'ils avaient croisés en venant, repensant aux nombreuses armes restées à terre, à l'infrastructure branlante mais pas encore détruite… Ce qu'elle aurait dû être si les gorons avaient été aussi victorieux qu'il l'avait pensé de prime abord.
«Ça été un désastre, murmura le vieux goron, confirmant les pires craintes du chevalier et de la princesse. Beaucoup trop de mes bougres sont morts dès le premier combat, nous avons perdu près de la moitié des adultes du village pour détruire un seul camp de moblins. Alors que plus personne n'avait le cœur à lui reprocher quoique ce soit, Yunobo s'en est rendu responsable. Même si le véritable responsable de ce carnage, c'était moi et mon incapacité à les secouer au cours de toutes ces années.
— C'est pour ça qu'il est parti pour l'Île Finalis, n'est-ce pas? demanda Zelda avec douceur. Pour tenter de prouver sa valeur… sans risquer une autre vie que la sienne.»
Le vieux goron acquiesça d'un air malheureux, puis soupira. «C'est pour toutes ces raisons que je peux pas vous apporter l'aide que vous demandez, princesse. C'est pas faute de le vouloir. Mes gorons sont maintenant si peu nombreux que je peux pas risquer d'en perdre un seul en nettoyant la route de la montagne, et j'ai plus que trois guerriers pour assurer la protection du village et de la Mine Sud. Quant à moi… Moi, je suis mourant. Mais je peux pas partir sans qu'un nouveau boss soit nommé, ou les gorons seront perdus. Ils ont besoin d'un chef, d'un vrai, mes bougres. Et si Yunobo…»
Sa voix se brisa, et s'en fut trop pour Zelda. Comme montée sur ressort, elle se redressa de son siège de fortune et se posta devant son homologue d'un air décidé, les poings sur les hanches. Le désespoir transpirait du grand corps de Buldo par vagues successives auxquelles elle ne pouvait pas rester insensible. Elle aimait profondément le peuple goron, même si elle ne parvenait pas à le comprendre entièrement.
«Boss, dit-elle d'une voix ferme, presque autoritaire, j'ai besoin des gorons pour rebâtir le royaume et il m'est impossible d'imaginer Hyrule sans votre peuple à la table des grandes tribus. Nous allons…»
Un frôlement sur son bras et la princesse s'interrompit, perplexe. Spontanément, elle balaya les alentours à la recherche de ce qui avait pu éveiller la vigilance de son chevalier. Mais à sa grande surprise, elle ne vit rien. Rien que des gorons. Des gorons qui continuaient à danser, et de la lave épaisse s'écoulant paisiblement autour d'eux. Aucune présence aux alentours, aucun ennemi.
Lorsqu'elle reporta son attention sur le jeune hylien, Zelda comprit avec stupeur qu'il ne l'avait pas interrompue pour l'alerter, mais pour l'empêcher de parler. Elle en était totalement estomaquée. Jamais Link n'avait osé agir de la sorte auparavant, jamais il ne s'était permis d'interférer dans ses décisions. Quelle mouche l'avait piquée?
Et pourtant, sous le regard presque suppliant de Link, la princesse s'efforça de ravaler sa réaction première – qui était de le chapitrer illico d'une manière dont il se souviendrait. Une part d'elle savait que son chevalier n'agirait jamais ainsi sans avoir une très, très bonne raison. Leur relation avait beau avoir évolué, il avait une idée très précise de son rôle, de ses capacités et n'était certainement pas du genre à empiéter sur ses prérogatives.
Dans le cas contraire, leur nuit précédente aurait peut-être été beaucoup moins gênante… et beaucoup moins solitaire. Mais ce n'était pas le sujet.
N'était-elle pas la première à avoir demandé une équitéentre eux ? À le pousser à s'ouvrir et à partager ses pensées? Même si son minutage laissait à désirer, elle ne pouvait décemment pas lui tourner le dos. Elle devait se faire violence, lâcher prise et écouter ce qu'il avait à lui dire. Elle lui devait bien ça, après tout. Elle leur devait bien ça.
«Veuillez nous excuser un moment, boss», s'inclina-t-elle respectueusement, avant de s'éloigner, le dos raide, en direction du pont Goron en compagnie de son chevalier.
Leurs semelles ferrées raisonnèrent sur l'acier pendant quelques minutes, jusqu'à ce que la princesse s'arrête au beau milieu de la structure. S'efforçant d'occulter le vide autour d'elle, Zelda pivota des talons pour faire face au jeune hylien.
«Il vaut mieux pour toi que tu aies une excellente raison pour agir de la sorte. Qu'est-ce qui t'a pris? Te rends-tu compte que tu mets en péril la confiance que Buldo commence à placer en nous?
— Ne fais pas ça, lui dit Link d'une voix plate.
— Faire quoi? Te demander de ne plus m'interrompre devant un chef de tribu?» demanda-t-elle, soufflée par le toupet soudain du jeune hylien.
Il leva un sourcil dubitatif pour toute réponse, la laissant reconnaître par elle-même la futilité de sa question. Évidemment que Link ne parlait pas de ça : il bénéficiait d'un quota moyen de dix mots par jour, il n'allait pas en gaspiller pour si peu.
Agacée autant par le chevalier que par elle-même, Zelda se mordit l'intérieur de la joue et s'efforça de mieux diriger ses pensées. Ne fais pas ça. Autrement dit, ne fais pas ce que tu t'apprêtais à proposer à Buldo. Le chevalier avait intuitivement compris ce qu'elle allait dire: que Link mène lui-même les gorons contre les monstres de la montagne et ramène Yunobo auprès de son peuple.
«Que proposes-tu?» demanda-t-elle d'un ton sec, les bras croisés.
Elle devait certes éviter de s'insurger, mais ranger immédiatement toutes ses épines était hors de sa portée. Que Link ne lui en tienne pas rigueur l'échauffait encore plus. Parfois, elle avait désespérément besoin que lui aussi perde un peu de son sang-froid légendaire. Simple question d'équilibre relationnel.
Mais par-dessus tout, elle détestait l'idée qu'il la connaisse au point d'anticiper ses pensées de la sorte. Qu'elle-même en fasse autant était une autre histoire: avec Link, c'était ça, ou avoir la conviction de parler à un mur.
«Raisonne en goron, lui expliqua simplement le chevalier, sans sourciller, comme une évidence.
— C'est sensé vouloir dire quelque chose?» marmonna-t-elle, un peu malgré elle.
Il hocha doucement la tête, l'éclat de ses yeux bleus cherchant à adoucir le caractère impétueux de la princesse, la suppliant de se concentrer sur l'essentiel.
«D'accord, d'accord! abdiqua-t-elle en un souffle. Raisonner en goron…»
Link acquiesça d'un air encourageant et elle s'efforça de dompter le tumulte de ses pensées. Pour la première fois, il l'avait interrompu au beau milieu d'une négociation. Or, il ne s'estimait à la hauteur d'aucun échange verbal quelle qu'il fut, et encore moins diplomatique. Il envisageait éventuellement d'apporter son avis sur seulement deux thèmes: la cuisine… et la guerre.
La guerre!
«Les gorons fonctionnent comme une armée, réfléchit-elle tout haut, le regard tourné vers ses pensées intérieures. Et une armée a besoin de deux choses pour fonctionner: un chef respecté, et des victoires.»
Le sourire du jeune hylien lui assura qu'elle était sur la bonne piste. En réalité, Link ignorait totalement ce qu'ils pouvaient bien proposer pour venir en aide au peuple goron. Il savait simplement que faire à leur place n'était pas la solution, tout en étant persuadé que la Fille d'Hyrule résoudrait cette énigme s'il la lui montrait.
Les sourcils froncés par la concentration, la princesse s'accouda à la rambarde de métal, toute pensée de vide vertigineux oubliée.
«Actuellement, ils n'ont eu que des pertes cuisantes au point de ne pas pouvoir relancer leur économie et leur tourisme. Et la crainte de ne plus avoir de chef une fois que Buldo aura rejoint ses ancêtres… Link, il n'y a vraiment aucun autre goron ayant les épaules pour prendre la succession de Buldo, à part ce Yunobo?»
Le jeune hylien secoua la tête à la négative et elle soupira.
«Évidemment, grommela-t-elle, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué…»
Un silence de plomb s'installa entre eux durant lesquels Link attendit patiemment que la princesse élabore sa stratégie. Cette attente ne serait pas vaine, il en était convaincu.
«Il faut que Yunobo leur revienne auréolé de gloire, finit-elle par dire en se redressant, et que ce soit lui qui dirige l'épuration de la montagne.»
Link fronça les sourcils devant l'air satisfait que Zelda affichait. Cette conclusion, il y était parvenu tout seul. Il ne voyait ni en quoi il s'agissait d'une bonne nouvelle, ni comment la princesse comptait s'y prendre pour aider le jeune goron à atteindre ce résultat. Ses doutes se turent derechef lorsqu'elle s'arrêta à sa hauteur avec un doux sourire, un doigt frêle frôlant sa paume en un geste d'une troublante intimité.
Il en était certain à présent. Une épée du Dieu Bestial n'était rien à côté du danger que représentait ce sourire.
«Merci de m'avoir interrompue, Link, murmura-t-elle à quelques centimètres de son oreille, son souffle se répandant sur sa nuque. N'hésite pas à recommencer, même si je te hurle dessus.»
Puis elle s'éloigna d'un pas innocent, le plantant au milieu du pont avec le sentiment de n'avoir rien compris. En rejoignant Buldo, Zelda prit le temps de se réinstaller sur son rocher face au boss, les mains posées en appui derrière elle, avant de reprendre la discussion comme si elle n'avait jamais été interrompue.
«Voici ce que je vous propose, boss. Vous avez besoin d'un Yunobo fort pour prendre votre succession, et moi j'ai besoin de vos gorons en bas de cette montagne, à extraire de la pierre dans les mines de la Plaine et à construire des infrastructures. Nous sommes d'accord avec ça?»
Le vieux goron acquiesça d'un grognement, la pupille noire de son unique œil scrutant la princesse avec intérêt. Celle-ci, le visage inexpressif et détendu, dégageait une assurance qu'elle ne ressentait pas vraiment. Elle se releva pour observer le panorama de la plaine devant eux, les bras croisés. Link ne se lassait jamais de l'aura qu'elle dégageait dans ces moments-là. Une aura qui clamait qu'elle avait toutes les qualités nécessaires pour devenir l'une des plus grandes reines d'Hyrule.
Il ne pourrait définitivement jamais se pardonner d'être celui qui lui arracherait cette destinée.
«Nous allons rejoindre Yunobo sur l'Île Finalis, annonça-t-elle, afin que Link devienne son mentor et qu'il franchisse cette épreuve.»
Elle ne se retourna pas pour observer les réactions à ses propos, et cela seul l'empêcha de voir l'expression estomaquée de son chevalier.
«Nous n'interviendrons à aucun moment sauf si sa vie est en danger. Nous ne ferons que le guider. Ensuite, il se joindra à nous pour détruire le clan des yigas et je ne doute pas un instant qu'il reviendra victorieux, avec suffisamment d'assurance pour suivre vos enseignements et vous succéder. Et cette fois-ci, il n'y aura pas que Link pour prouver qu'il aura vaillamment combattu. Il y aura un représentant de chaque peuple d'Hyrule, les meilleurs guerriers.
— Princesse, rétorqua Buldo avec stupeur, vous et le gringalet avez des choses plus importantes à faire que de vous occuper d'un bougre de goron incapable de nouer son pagne tout seul!
— Ce dont j'ai besoin, c'est d'une nation goron forte à la table des tribus, boss, rappela-t-elle en se tournant vers lui. Je peux être très empathique et j'adore votre peuple, mais je ne perds pas de vue mes objectifs: si nous parvenons à faire de Yunobo un boss digne de ce nom, il nous en sera longtemps reconnaissant.»
Buldo partit d'un gigantesque éclat de rire qui résonna dans toute la montagne environnante, frappant puissamment le montant de son chariot qui se tordit sous la violence de l'impact.
«Celle-là, elle serait rudement bien jouée si vous y parvenez! s'esclaffa-t-il. Et j'ai vraiment pas de quoi refuser une offre pareille!»
Le visage de Zelda afficha un franc sourire en réponse à l'hilarité du goron, profondément soulagée de le voir accepter sa proposition sans émettre la moindre réserve. Un regard discret à Link l'informa qu'il n'était visiblement pas aussi convaincu de son plan que le boss, mais elle s'en arrangerait plus tard.
«Si vous réussissez, princesse, reprit Buldo avec plus de sérieux, ce n'est pas que Yunobo que vous aurez acquis à votre cause, mais vous aurez tous mes gorons dans votre bougre de plaine à trouer votre sol comme une autruche y plonge son bec, et ils partiront pas avant de vous avoir construit ce bougre de château dont vous voulez pas entendre parler! Parole de goron, nom d'un roc!»
Il tendit sa main épaisse à la princesse et celle-ci la serra non sans laisser échapper un léger rire. Chez les gorons, il n'était pas nécessaire d'écrire: leur parole et une poignée de mains suffisaient. L'accord était définitivement scellé.
«Allez, clama Buldo en se levant péniblement de son siège de fortune, allons profiter de la fête avant que vous nous faussiez compagnie. Yunobo est parti depuis près de trois semaines et s'il est encore en vie sur c'te bougre d'île, il est temps que vous lui remettiez la main dessus avant qu'il ne fasse trop de bêtises!»
Zelda embrassait affectueusement le front de Pokiri sous le regard du goron de pierre à l'entrée du village, et Link aurait juré que le petit rougissait si sa peau cuivrée le lui avait permis. Il sourit intérieurement, un peu malgré lui. Quatre heures. C'était tout ce qu'il avait fallu à la Fille d'Hyrule pour ensorceler le plus timoré des enfants du peuple des montagnes. Non pas qu'il en fut surpris: il avait fini par croire que Zelda pouvait charmer un lynel blanc si elle le souhaitait, et son comparse d'or n'avait pas beaucoup plus de chance de lui résister.
Alors qu'ils s'éloignaient du village, la jeune hylienne agita la main en signe d'au revoir à la troupe de gorons rassemblée pour l'occasion, Buldo et ses yeux pétillant d'espoir au premier plan. Cette vision arracha un grognement mécontent à Link qui s'engagea sans plus se retourner en direction de la Mine Sud, la vision de son imposant homologue de pierre juste en face de lui n'améliorant en rien son humeur.
Zelda lui emboîta le pas, demeurant légèrement en retrait de son chevalier tandis qu'elle finissait leurs adieux pour deux. Ils parcoururent les premiers mètres du sentier sans échanger un mot. Si cela n'avait rien d'exceptionnel avec Link, la princesse n'était pas dupe. Le chevalier n'avait pas quitté cet air renfrogné depuis qu'elle avait scellé son accord avec Buldo. Cela tenait à peu de choses: un mutisme encore plus affirmé si tant était que cela fut possible, et une tension sourde dans ses épaules. Mais pour Zelda, ces petites manifestations étaient comme de gigantesques panneaux plantés au beau milieu d'une plaine déserte: Link était en colère. Contre elle.
Une fois assurée d'être hors de vue et d'oreilles, elle se résolut à tenter de crever l'abcès entre eux, et préféra tenter d'amadouer le jeune hylien que de risquer une confrontation avec lui. Après tout, Link lui avait bel et bien sauvé la mise lors des négociations avec Buldo, elle pouvait bien faire l'effort d'un peu de diplomatie et d'écoute à son égard. Elle accéléra le pas, et sa main vint effleurer innocemment celle de son chevalier, seul point vulnérable dans l'armure de pierre qu'il avait à nouveau revêtu, à contrecœur.
«Link, commença-t-elle de sa voix la plus douce, je voulais… je voulais m'excuser de m'être emportée contre toi avec Buldo... Je sais que je n'ai pas été… facile…»
Mais le chevalier ne réagit pas. Au contraire, Zelda eut même l'étrange impression de voir ses traits se durcir davantage. La parole n'étant jamais un exercice spontané chez Link, elle prit son mal en patience. Involontairement, leurs mains se frôlèrent à nouveau, et elle vit Link agripper immédiatement les montants de son baudrier, avant de s'écarter subrepticement.
Piquée au vif, les traits de la Fille d'Hyrule se fermèrent à leur tour.
«Link! lança-t-elle d'un ton excédé en s'arrêtant au milieu du chemin, les poings plantés sur les -tu me dire ce qui te prend, par toutes les déesses?»
Le chevalier se figea à son tour, puis tourna la tête de trois-quarts vers la princesse, sans la regarder.
«C'est un risque inutile, lâcha-t-il du bout des lèvres.
— Oh pour l'amour d'Hylia, Link…», soupira la princesse avec lassitude, les bras lui en tombant.
Trop dangereux, risque inutile… Il avait répété ces phrases si souvent qu'elle avait l'impression de les entendre tous les jours au réveil, comme un leitmotiv. Quand comprendra-t-il que la Princesse Royale, a fortiori dans sa position précaire, ne pouvait pas vivre sous une cloche de verre?
«Tu es le meilleur combattant d'Hyrule, dit-elle. Face à quelques monstres, le risque ne me semblait pas particulièrement sérieux!»
Mais déjà Link avait repris sa route et la princesse se pinça l'arête du nez pour tenter de conserver son calme. Le chevalier était décidément la seule personne qui réussissait à lui faire perdre son sang-froid en ne prononçant qu'une seule et malheureuse phrase. Et lui tirer les vers du nez était un exercice à peu près aussi agréable que de se faire renverser par un octocoffre frénétique.
«Et c'est la seule raison?» s'exclama-t-elle en se précipitant à sa suite.
Le jeune hylien leva les sourcils d'un air circonspect, sans ralentir, et elle sentit les épices lui monter au nez.
«Link! explosa-t-elle. Arrête de fuir!»
Le jeune hylien se raidit, mais ne s'arrêta toujours pas. Malgré tout, Zelda ne put s'empêcher de ressentir une légère pointe de culpabilité – ce qui eut pour seule conséquence de la rendre encore plus furieuse. Pousser Link à la confidence l'obligeait à l'acculer dans ses retranchements, et elle détestait prendre cette position. Elle haïssait surtout la tendance du chevalier à la mettre dans cette position, tout ça pour lui arracher trois petits mots dont elle n'avait plus qu'à deviner le sens profond.
«On devait parler», grommela-t-il enfin.
Sans attendre, il sauta prestement hors du sentier, contourna une excroissance pierreuse, et descendit à proximité de la lave, en contrebas, à l'abri des regards.
«Parler? répéta Zelda, perplexe, se précipitant à sa suite. Et qu'est-ce que je suis en train de faire depuis cinq minutes exactement, mis à part essayer de parler!? Je ne fais même que ça! Parler aux gerudos, parler aux go…»
Elle se figea au beau milieu des rochers lorsqu'une idée la percuta comme un boulet de lithorok. Une à une, les pièces du puzzle s'ajustèrent, et les reproches de Link prirent tout leur sens.
Mais uniquement parce qu'elle le connaissait par cœur.
«Tu m'en veux… Tu m'en veux de m'être engagée auprès de Buldo et de Riju sans t'en avoir parlé avant… C'est ça?»
Zelda ne s'était pas ouverte à Link sur ses projets concernant le peuple goron lors de leur discussion sur le pont. Elle ne l'avait pas fait non plus à la Cité Gerudo avant de décider de se lancer à la chasse à l'espion. Link n'avait pas semblé lui en tenir rigueur alors, mais la princesse avait visiblement mal interprété son silence.
Le chevalier, rendu au point le plus bas sans risquer de chuter dans le magma en fusion, s'arrêta et pivota les talons. Il riva son visage aussi inexpressif qu'une pierre sur sa protégée, mais la tension sourde qui vibrait autour de lui comme un champ magnétique et le pincement de ses lèvres étaient une forme de réponse.
«Par toutes les déesses, Link! soupira la princesse en le rejoignant. Tu sais bien que je ne peux pas m'interrompre pour te consulter en pleine négociation! Ce serait insensé! »
Les traits toujours gravés dans le marbre, Link s'empara d'un mouvement sec de la tablette sheikah fixée à la ceinture de la princesse et commença à y pianoter.
«Je suis sensée me montrer capable de diriger tout un Royaume, poursuivit-elle tout en se positionnant à quelques centimètres de lui. Je suis sensée me montrer digne de rassembler toutes les tribus! Quelle image je montre si je suis incapable de réagir et de décider par moi-même? »
Pour toute réponse, les sourcils du chevalier se dressèrent et ses yeux lancèrent des éclairs. Dans le même temps, il posa son bras sur les reins de la princesse en un mouvement mécanique et la blottit contre lui.
«Je sais que pour toi, je prends des risques inconsidérés, dit-elle dans un murmure étrangement rauque. Mais j'ai des obligations, des objectifs à atteindre. Je dois prendre des risques et…»
Ses doigts se crispèrent sur la poitrine du jeune hylien au moment où leurs corps se délitèrent en une nuée de filaments bleutées. Une seconde plus tard, ils réapparaissaient à l'autre bout du monde, sur le plateau du sanctuaire de Kugu'Chide.
«… et tu ne peux pas me tenir éloignée du danger à tout moment! poursuivit la princesse en repoussant le torse du jeune hylien à une distance plus sécuritaire. Tu sais que c'est imp…!»
Un gigantesque craquement les firent tous deux sursauter. Une averse des plus denses s'abattit brutalement sur le monde, la lumière de l'éclair les éblouissant à peine une seconde plus tard. Les deux hyliens, trempés, se précipitèrent à l'intérieur du sanctuaire.
Partagée entre la perplexité et la colère, Zelda prit à peine le temps d'essorer ses cheveux dégoulinants avant d'enchaîner d'un ton sec:
«Sans compter que tu m'as décrit les monstres de l'Île comme peu dangereux! Quelques bokoblins stupides, un hinox bleu ronflant et un seul moblin noir. Et puis tu es armé! Contrairement à Yunobo… Comparé à tout ce que nous avons vécu, je ne pouvais pas imaginer que tu estimerais le risque trop grand! »
Piqué au vif, le chevalier se tourna d'un bloc vers sa protégée, sa peau humide des pluies orageuses goûtant sur son armure de pierre. À la lueur d'un éclair, son regard, de simples pupilles noires dans la pénombre, vibra d'un mélange de colère et d'inquiétude. Ses traits étaient tiraillés, déchirés. Insupportablement intenses.
Il secoua la tête de dépit et se laissa glisser contre l'une des parois de pierre sombre. Les gestes secs, bien qu'un peu gourds, il s'attela à défaire une à une les sangles de cuir de son armure. La princesse observa silencieusement la scène, écho distordu d'un autre sanctuaire de l'autre côté du monde, près du village d'Euzero.
Elle abandonna un soupir. Elle aurait dû le savoir. Savoir que rien n'échauffait plus Link que de la savoir exposée au danger, que c'était même la raison principale de leurs disputes depuis toutes ces années. Pourtant, à chaque fois, elle avait la sensation de tomber des nues. Comme si son esprit ne parvenait pas à intégrer que son chevalier ferait toujours passer sa sécurité avant la sienne, et en l'occurrence, avant même celle de son jeune ami. Cela aurait pu paraître cruel, mais pas de la part de Link. Il avait prêté serment à la princesse et à son roi. Un serment que la chute du royaume et un siècle entier n'avaient pas suffi à lever. Un serment qui ne le liait pas à Yunobo, même si sa perte ferait saigner son cœur.
Zelda, elle, ne voyait que la meilleure issue pour son royaume en devenir, là où Link ne jurait qu'en sa sécurité à elle. Il était son protecteur officiel, son chevalier servant… Et certainement son chef d'État-major lorsqu'elle serait Reine. De ce point de vue, était-il vraiment si illégitime de sa part de s'enquérir de la sécurité de son plan avant de prendre une décision?
Posé comme ça, la réponse était facile. Si facile, que Zelda se sentit soudain très petite, et très coupable.
Lentement, prudemment, elle s'approcha du chevalier et s'accroupit près de lui.
«Laisse-moi faire, s'il-te-plaît», invita-t-elle de sa voix plus douce.
Sans afficher de réticence, Link lui abandonna la lanière de cuir humide, mais ne lui laissa voir que le tracé de sa mâchoire crispée. Malgré tout, elle estima son accord tacite de bon augure. Elle s'enhardit.
«Je tiendrais ma parole, Link, murmura-t-elle. Nous sommes sur ton terrain à présent, je ne discuterais pas tes ordres. Je sais qu'il en va de ma survie… de notre survie.»
Songeur, le chevalier leva son regard sur les angles du visage de la jeune hylienne, l'observa défaire les sangles rattachant son bras d'armure à son torse. Lorsqu'il discerna une légère rougeur colorer les joues de la princesse, il détourna les yeux et se concentra sur l'orage qui rugissait au dehors.
«Tu avais promis.»
Sa voix était si basse qu'elle aurait pu être un murmure. Avec toute la délicatesse dont elle était capable, Zelda fit glisser la protection du jeune hylien le long de son bras et la posa par terre dans un bruit sourd.
«Qu'est-ce que j'ai promis?» demanda-t-elle sur le même ton.
Dehors, les éclairs ne cessaient de danser autour du promontoire. Link songea qu'ils semblaient voués à se protéger des caprices du ciel dans l'abri de fortune des sanctuaires, eux qui avaient passés tant et tant d'heures à tenter de les ouvrir le siècle passé. L'ironie de la situation ne lui échappait pas.
«De parler, répondit-il. Tous les deux.»
Les doigts glacés de la jeune hylienne occupés à défaire les sangles de l'autre épaule ralentirent. Des mots qu'elle avait elle-même prononcés surgirent brutalement dans sa mémoire. Des mots prononcés quelques mois auparavant, devant un autre sanctuaire blotti au milieu d'une carrière de pierre exploitée des centaines d'années auparavant.
La réponse était devenue facile. Évidente.
«Je suis désolée, Link, souffla-t-elle doucement. À présent, je tiendrais ma promesse.»
Quelques minutes plus tard, Link avait troqué avec soulagement son armure de pierre contre sa Tunique du prodige, raccommodée par les bons soins de Kornuieh. En observant le vêtement vieux de cent ans, troué, déchiré voire brûlé par endroit, la gerudo avait bien proposé de lui en confectionner une nouvelle à l'identique, en vain. Link s'était montré inflexible. Cette tunique, c'était Zelda elle-même qui la lui avait offerte alors qu'ils venaient à peine de se rencontrer. Elle avait beau l'avoir fait par obligation à l'époque, Link ne s'en séparerait que contraint et forcé.
Lorsque ce fut au tour de Zelda de se changer, le chevalier s'épaula à l'entrée du sanctuaire, bras croisés. Il riva son attention sur le déchaînement des éléments au dehors qui ne voulaient pas s'apaiser. D'expérience, il savait que les orages qui s'abattaient sur cette île pouvait durer des heures avant de disparaître comme ils étaient venus. Pour autant, il n'aimait pas l'idée de devoir patienter ici si longtemps sans pouvoir agir. Demeurer sur cette île pleine de monstres avec la princesse n'était vraiment pas l'idée qu'il se faisait d'un endroit sûr. C'était même, à son sens, un risque inutile. Mais pleurer sur le lait renversé l'était aussi.
La princesse réapparut à ses côtés, s'adossant au montant opposé du sien avec nonchalance, les mains derrière le dos. En l'observant, Link eut soudain l'étrange sensation d'être transporté cent ans en arrière, à une époque révolue depuis bien longtemps.
Kornuieh, de ses doigts de fée, était parvenue à recréer à la perfection la tenue de chef des prodiges que la princesse avait porté pour voyager à travers tout Hyrule. Le justaucorps blanc qui couvrait sa gorge et son ventre, le boléro d'un bleu turquoise aux liserés d'or, le triangle du pouvoir discrètement cousu sous la poitrine. La ceinture de cuir épaisse et la chaîne dorée qui y pendait. Le pantacourt noir qui moulait des formes plus fermes que dans son souvenir, les protections de tibias en cuir et les bottines à la pointe ferrée. Les mitaines qui protégeaient les paumes fragiles d'où dépassaient les doigts fins. Jusqu'à l'épaisse tresse dessinant comme une couronne autour de la tête de la princesse, et aux mèches rebelles retenues par des petites pinces du même bleu que son boléro. Tout y était.
Tout était si rigoureusement identique que Link n'avait qu'à fermer les yeux pour se laisser envahir par les souvenirs, délicieuse sensation dont son âme n'était pas encore repue après une année d'amnésie. Le chevalier avait toujours trouvé que cette tenue était celle qui correspondait le plus à Zelda. Elle libérait son âme sauvage et aventurière, là où la robe de prêtresse et encore davantage celle de la cour l'étriquaient dans un carcan étroit. De toutes les facettes qui composaient la personnalité complexe de la jeune hylienne, il considérait que sa soif de connaissance et d'aventure était une flamme qui ne devrait jamais être soufflée, sous peine de voir la Zelda qu'il aimait tant s'éteindre progressivement.
Pourtant, si le vêtement était équivalent au précédent, la princesse, elle, n'était plus la jeune fille de seize ans qu'il avait si souvent vu vêtue de cette manière. Un regard plus direct, plus sage et en même temps plus hanté, une posture à la fois plus affirmée et plus souple. Une forme de gravité, de maturité gravée sur ses traits fins et anguleux.
Finalement, la fragile princesse d'Hyrule était belle et bien morte au siècle précédent.
Il n'aurait pas été contre un peu plus de prudence dans son comportement cependant.
«Ça peut durer encore longtemps?» l'interrogea l'objet de ses pensées d'un soupir dépité, désignant le mauvais temps.
Link opina en reportant son regard sur l'extérieur.
«Peut-être que Yunobo est quelque part devant nous, souffla-t-elle, perdu au milieu de l'orage… Ce jeune goron a-t-il seulement déjà vu la pluie auparavant? Il doit être si perdu…»
Elle glissa un œil sur le chevalier à ses côtés, sur ses traits fermés et son regard qui scrutait le ciel gris. Elle se mordit la lèvre.
«Et si nous partions à sa recherche?» essaya-t-elle sans grande conviction.
Le jeune hylien ne lui adressa pourtant pas le regard furieux auquel elle s'attendait. À la place, il secoua la tête à la négative, comme s'il s'agissait d'une option qu'il avait lui-même envisagé.
«Trop de vent», répondit-il.
Zelda ne put retenir une grimace de réluctance. «Parce-qu'il faut obligatoirement utiliser la paravoile, je suppose…»
Link acquiesça d'un air compatissant. Dépitée, Zelda laissa échapper un soupir sans quitter l'orage du regard.
«Et bien tu vois, reprit-elle avec plus de légèreté, inutile de t'inquiéter pour ma sécurité, au final:je n'ai clairement pas l'intention de bouger d'ici!»
Un sentiment de tendresse l'envahit lorsque Link lui adressa une œillade, ses lèvres tressaillant pour ne pas sourire. Si le jeune hylien était un personnage d'ordinaire taciturne, Zelda avait toujours adoré voir son visage s'illuminer de cette façon, même fugacement. Ses traits retrouvaient comme un air de jeunesse, comme s'il laissait transparaître le petit garçon un peu chenapan qu'il avait été autrefois. Parce qu'il avait pu être une véritable terreur, Mipha le lui avait assuré.
Le passé qui liait Link au peuple zora n'avait jamais été un secret pour Zelda, tout comme l'amitié qu'il avait partagée avec leur princesse, étant enfant. Pour autant, la jeune hylienne n'avait jamais pu contenir une pointe de jalousie en songeant à tout ce que la zora avait connu de lui, et auquel elle n'accéderait jamais. Le vrai Link. Celui d'avant les blessures et les responsabilités écrasantes faisant de lui un être méfiant et silencieux. Celui qui apparaissait parfois en filigrane dans son comportement, et qui était la cause d'une question à laquelle elle n'aurait jamais de réponse.
Sans cette part d'ombre chez son chevalier, se serait-elle autant attachée à lui?
«Erab, dit soudain Link.
— Quoi?
— Un piaf.»
Il tourna la tête vers sa protégée, le visage grave.
«Il peut trouver Yunobo.
— Et tu crois qu'il est sur cette île au beau milieu d'un orage mortel? s'enquit Zelda d'un air dubitatif.
— Il écoute le chant du vent.»
La princesse fronça les sourcils, prête à poser des questions, mais se ravisa. Peu importait ce que pouvait signifier «écouter le chant du vent» après tout, tant que ce piaf les aidât.
«Et où le trouve-t-on, cet Erab?»
Link désigna le bout du promontoire du menton. La princesse plissa les yeux pour tenter de discerner quelque chose à travers la pluie battante, et crut percevoir une ombre statique. Quant à savoir si c'était un effet de son imagination, elle aurait bien été en peine de le dire, mais si Link en était si sûr…
«Eh bien, qu'attendons-nous?» dit-elle en se redressant.
Sans attendre de réponse, elle rabattit sa capuche sur son visage et s'éloigna dans la tempête, Link sur les talons. Celui-ci avait pris soin de ne prendre sur lui aucune de ses armes, de crainte que leur métal n'attire la foudre. Le ciel au-dessus d'eux demeurait bouché, ne présageant aucune éclaircie, ce qui signifiait à la fois tout et rien dans cette partie du monde. Ils atteignirent le bord du précipice en luttant contre les éléments, là où les deux hyliens distinguaient vaguement les contours d'une haute silhouette noire. Une fois arrivé à la hauteur d'Erab, Link tapota légèrement sur l'épaule couverte de plumes pour attirer son attention.
«Mon ami hylien! s'exclama le piaf de sa voix roucoulante par-dessus le bruit du tonnerre. Toi aussi tu es venu écouter le chant du vent? Avec la pluie, quel délice n'est-ce pas?»
Le piaf se pencha légèrement pour observer la personne qui se tenait dans l'ombre de Link et son bec se tordit d'un sourire.
«Et tu as amené une amie! Il est vrai que si j'aime la liberté et l'insouciance que m'offre cette île, la solitude commence à me peser. Mais comment as-tu fait pour venir ici? Escalader par ce temps me semble impossible, et utiliser ton aile étrange devait être dangereux, non?
— J'ai un service à te demander, lui cria Link par-dessus la tempête et le mugissement du vent.
— Un service? Je n'ai jamais été ami avec un hylien, mais on se rend des services entre amis piafs. Je suppose que je peux en faire de même.»
Le chevalier hocha imperceptiblement la tête en signe de reconnaissance, avant de continuer.
«As-tu vu un goron?
— Un goron? Sur cette île?»
Link acquiesça.
«Il y en a bien un qui s'est échoué sur la plage il y a quelques jours, reprit le piaf en se caressant le menton d'un air pensif, mais je ne l'ai pas revu depuis. C'est un ami à toi?
— Peux-tu partir à sa recherche?
— Maintenant?
— Il est jeune, intervint Zelda par-dessus l'épaule de Link. Nous sommes très inquiets.»
Erab contempla un instant le duo d'hyliens, le visage grave, ses plumes noires ruisselantes de pluie. Un éclair éclata à quelques mètres d'eux, embrasant les herbes folles qui s'éteignirent dans la seconde sous la puissance de l'averse. Le piaf se releva lentement et dévoila sa haute stature. Il faisait deux fois la taille de Link et les bourrasques qui flagellaient le promontoire ne semblaient pas l'atteindre.
«J'ai rarement volé par ce temps, répondit-il finalement, mais le chant du vent doit être enivrant. Je vais essayer de le trouver.
— Nous t'attendrons au sanctuaire, indiqua Link en le remerciant d'un hochement de tête.
— Au sanctuaire?
— Le bâtiment derrière, répondit Zelda en pointant la bâtisse du doigt.
— Ah, cette drôle de chose bleutée. Très bien, je vous y retrouverai, mes amis.»
Il ouvrit grand ses ailes, laissant à la princesse le loisir de contempler son envergure gigantesque et majestueuse, et se jeta dans le vide. Un instant plus tard, il montait vers les cieux dans un cri de pure extase, tournoyant sur lui-même tandis que le vent le chahutait en tous sens.
«C'est un superbe voltigeur, nota Zelda d'un air admiratif, observant le piaf se jouer des courants aériens avec une simplicité désarmante. Tu penses qu'il va se rappeler qu'il ne doit pas juste s'amuser?
— Il tiendra parole», la rassura Link avant de pivoter des talons.
En effet, Erab se présenta à l'entrée du sanctuaire à peine quelques minutes plus tard, les plumes détrempées mais le regard brillant d'une joie infantile. Zelda, assise contre la paroi du refuge à contempler les cartes yigas, se releva prestement.
«Le vent chante comme jamais il n'a chanté! s'écria le piaf d'un air grisé. Il m'emportait dans sa danse de liberté, caressant mon plumage avec la tendresse d'une –
— Tu l'as trouvé? l'interrompit impatiemment Link.
— Évidemment, répondit Erab avec dédain, je n'aurais pas eu le mauvais goût de vous rejoindre si vite si ce n'était pas le cas.
— Où est-il? enchaîna Zelda avec empressement.
— Sur un petit îlot rocheux battu par les vents et fouetté par la mer en furie, au nord-est, indiqua le piaf en haussant les épaules. C'est un refuge totalement stupide en pleine tempête, si vous voulez mon avis. Il n'y a pas le moindre abri, uniquement une sorte de cercle bleuté. Votre ami ne serait-il pas un peu simple d'esprit?»
Occultant la question du voltigeur, la princesse reporta son attention sur Link. Elle espérait qu'il ciblait l'endroit dont parlait Erab et que le lieu n'était pas aussi hostile que le portrait qu'il en dressait. Elle n'osait imaginer un jeune goron impressionnable perdu sur ce maigre caillou en plein orage. Mais l'expression de son chevalier ne la rassura aucunement.
«Il faut aller le chercher, implora-t-elle, on ne peut pas le laisser là-bas.»
Les sourcils froncés, le jeune hylien regardait le sol d'un air pensif, les bras croisés. Il secoua la tête à la négative.
«Link, il s'agit d'être son mentor, pas de l'abandonner en pleine tempête!
— J'ai besoin de quoi écrire.»
Zelda écarquilla les yeux avec stupéfaction. Si Link n'était pas à l'aise à l'oral, il ne se montrait pas beaucoup plus prolixe à l'écrit. Elle n'avait que rarement pu observer sa graphie fine mais soigneuse, car Link ne gribouillait jamais. Tout comme il ne faisait jamais de fautes, d'ailleurs. Une écriture parfaitement à son image: régulière, précise, sans fioriture, et allant à l'essentiel.
Elle lui tendit son matériel extrait de sa sacoche d'un air circonspect. Le jeune hylien s'installa tranquillement sur le sol détrempé et elle se pencha par-dessus son épaule, intriguée. Erab, se sentant peu concerné, reporta toute son attention sur la tempête au dehors.
À peine une minute plus tard, Link releva la tête en enroulant un parchemin entre ses deux paumes. La princesse, elle, arborait une expression un peu perplexe.
«Erab?» appela-t-il.
Le piaf se tourna légèrement vers lui, attentif, le mouvement empreint de cette sorte de flegme hautain qui le caractérisait. Ou plutôt, qui caractérisait la plupart des mâles de son espèce. Le chevalier lui tendit le message avec une interrogation dans le regard.
«Avez-vous l'intention de rester longtemps?» rétorqua brusquement le voltigeur tout en s'emparant du papier en un accord tacite.
Link eut un haussement d'épaules incertain.
«Alors je vais porter cette note à votre drôle d'ami, et après je m'en irai.»
Surprise, Zelda se redressa vivement avec une pointe d'inquiétude.
«Nous ne voulons pas vous chasser! s'exclama-t-elle. Restez, s'il-vous-plaît, dès que la tempête se sera calmée, nous trouverons un autre endroit où nous établir sur l'île.
— Oh! Vous ne me chassez pas, jeune demoiselle! lui sourit le piaf. Mais je sens quand des personnes vont s'agiter, et cela va troubler le chant du vent. Je devais de toute façon retourner au village rendre visite à ma famille. L'occasion est excellente.
— Vous êtes sûr de vous?» insista-t-elle.
Erab acquiesça de son air un peu suffisant, avant de pivoter les serres pour regagner l'orage qui continuait de hurler au-dehors.
«J'aime beaucoup cette jeune fille, mon ami, dit-il à Link par-dessus le ronflement des bourrasques. Revenez me voir quand vous ne voudrez faire qu'un avec le vent!»
La princesse retint difficilement un soupir tandis qu'elle observait le mouvement gracieux des ailes noires du piaf s'éloignant dans la tempête. Elle aussi aimait beaucoup le naturel avec lequel Erab s'adressait à elle, même si elle savait qu'il serait mortifié en apprenant sa véritable identité. Les piafs étaient parfois si pointilleux sur les questions de protocole.
Cela étant, elle doutait de le revoir dans un laps de temps raisonnable. Elle aurait certainement bien d'autres occupations que de venir «ne faire qu'un avec le vent» au cours des prochains mois.
Mais surtout, elle était absolument certaine qu'elle n'en aurait jamais l'envie.
