Yunobo avait peur.
Roulé en boule sur son rocher violenté par le vent et la pluie, sursautant à l'impact de chaque éclair, il était même terrifié. Lorsqu'il avait accosté son radeau sur l'île Finalis deux jours auparavant, il avait pris ses jambes à son cou face aux trois bokoblins qui s'étaient rués vers lui derechef en brandissant leurs épieux boko. Il n'aurait jamais pensé que de simples bouts de bois puissent être aussi effrayants. Le bois, il n'y en avait pas à Ordinn, après tout.
Il avait couru à travers la plage et s'était précipité dans l'eau au moment même où il réalisait qu'il ne savait pas nager. Il n'y avait pas d'eau à Ordinn, à part les sources chaudes, et Yunobo y avait toujours pied. Mais dans l'océan, c'était loin d'être le cas. Et l'eau était très froide. Seule la présence de ce rocher salvateur l'avait empêché de couler à pic. Il s'y était hissé avec l'énergie du désespoir avant de comprendre qu'il n'avait plus aucun refuge contre les monstres à ses trousses. Mais, à son grand soulagement, ceux-ci ne semblèrent pas plus à l'aise dans l'eau que lui. Quand l'un d'entre eux se fut noyé en essayant de l'atteindre, ses comparses avaient finalement préféré tourner les talons d'un air renfrogné.
Si les monstres étaient certainement les créatures les plus stupides d'Hyrule, ils n'en demeuraient pas moins des prédateurs. Et en tant que tel, les deux bokoblins restant avaient eu la présence d'esprit de rapprocher leur feu de camp de manière à garder un œil sur leur proie. Certes, ils s'endormaient l'un et l'autre toutes les nuits, laissant ainsi Yunobo sans surveillance, mais le goron était de toute façon bien trop perdu pour tenter de s'échapper de son refuge de fortune. Il se doutait que ces deux-là n'étaient qu'un aperçu de ce que l'île pouvait receler comme monstres, alors s'il n'était pas capable de les combattre, que pourrait-il faire contre les autres?
Ses bras épais serrant ses jambes contre son torse massif, la pluie violente s'acharnant sur le cuir épais de sa peau de miel, sa houppette blonde dégoulinant sur son front, Yunobo soupira. Une fois de plus, il avait été naïf. Pourtant, le boss l'avait maintes fois prévenu: il n'était pas prêt à affronter une telle épreuve. Mais Yunobo voyait Buldo s'affaiblir de jour en jour, et, s'il avait bien conscience qu'il n'était pas goron à avoir inventé la taille des diamants, il avait compris qu'il devait prendre sa place au sein de la tribu le plus vite possible.
Alors il avait essayé. Et il avait échoué, en entraînant la mort de dizaines de gorons par-dessus le marché.
Cela ne lui avait pourtant pas suffi. Trop idiot pour apprendre de cette perte cuisante, il avait persévéré et cherché un autre moyen d'être reconnu pour ce qu'il n'était pas.
À présent, la réalité s'imposait à lui. Il n'était rien de plus qu'un goron perdu, loin de chez lui, sur le point de mourir de sa propre naïveté. Il avait faim, mais il ne pouvait même pas manger le caillou sur lequel il se tenait. Il risquait de le rendre trop fragile s'il le brisait, l'envoyant définitivement par le fond. De plus sa surface était recouverte d'une étrange matière dure comme de la pierre mais qui n'en était pas, et dont la lueur bleutée le faisait douter de sa comestibilité. Non, décidément, il ne mangerait pas de ce caillou-là.
Il sursauta lorsqu'une ombre apparut brutalement dans la pénombre devant lui. Une silhouette menaçante aussi large qu'un magrok se redressa progressivement à l'autre de bout de son rocher, tandis que deux petits yeux brillèrent à travers l'averse battante.
«Aaaaaah! s'écria Yunobo de sa voix trop aiguë de jeune goron. Un monstre! S'il-vous-plaît, ne me tuez pas! Je me rends! Je me rends!»
Spontanément, il ferma les yeux et présenta son dos couvert de rochers à la terrible créature. Crispé de terreur, il serra très fort les poings et créa le halo orangé rassurant de son bouclier protecteur. Ainsi seulement, il espérait être en sécurité.
Erab rabattit ses ailes et les croisa sur son large poitrail d'un air dubitatif. Un sourcil relevé, il contempla Yunobo en tentant de comprendre ce que son vaillant ami hylien pouvait avoir à faire avec une créature pareille. Le goron en face de lui avait vraisemblablement atteint sa taille adulte, sa poitrine massive semblait aussi musclée et solide qu'un roc et ses larges bras étaient cerclés d'anneaux métalliques semblant prêts à céder sous la puissance qu'ils entravaient. Il était coiffé d'une petite houppette blonde détrempée et ses joues avaient encore la rougeur de l'enfance. À son pagne blanc étaient accrochées deux sacoches vertes bombées et autour de son cou pendait un bandana turquoise. Erab fronça pensivement les sourcils. Pour une étrange raison, la couleur et les motifs de ce tissu ne lui étaient pas inconnus, mais il ne parvenait pas à mettre la plume sur le souvenir que cette vision venait caresser.
Le piaf haussa les épaules. Après tout, si son ami voulait s'enticher d'un pleutre dans ce genre, qui était-il pour lui dire qu'il avait tort? Ce n'était pas comme si cela l'intéressait de toute façon.
«C'est toi, Yunobo?» demanda-t-il d'une voix forte pour couvrir le rugissement du vent.
Il se retint de fermer les yeux pour savourer la puissance de la bourrasque qui le balaya. Il avait hâte de remonter dans le ciel et de se laisser emporter par les courants aériens démentiels qui s'agitaient au-dessus d'eux.
Le goron ouvrit un œil intrigué, la peur encore palpable autour de lui tandis qu'il se blottissait à l'abri de cet étrange halo orangé. Erab ignorait à quoi cela servait, mais ça ne semblait pas très pratique pour voler. Sans aucun intérêt.
«Comment connais-tu mon nom? interrogea le goron d'une voix aiguë et tremblante. Qui es-tu?»
Roulant des yeux, Erab décroisa les ailes et s'avança pour être bien discernable dans la lueur bleutée de la pierre. Il nota que cette lumière était très semblable à celle qu'émettait la drôle de structure que son ami hylien avait nommé «sanctuaire». Les deux éléments devaient être liés.
Il écarta cette pensée sans importance. Parfois, son esprit s'égarait sur des choses si futiles, si encombrantes.
En le voyant venir vers lui, Yunobo ne put retenir un gémissement de crainte tout en se rapprochant le plus possible du bord du rocher. Mais lorsqu'il aperçut enfin les contours du piaf, il poussa un soupir de soulagement.
Depuis son plus jeune âge, Yunobo classait les différentes créatures d'Hyrule en deux catégories: les gentils et les méchants. Un lézard ignifus était gentil, un chuchu rouge était méchant. Point. Cela l'aidait à se repérer dans ce monde où il y avait tant d'espèces et tant de risques. Les piafs, eux, ne venaient que rarement en Ordinn, mais ils étaient décrits comme fiers, droits et loyaux. Yunobo les avait donc classés dans la catégorie des gentils.
Il desserra les poings, faisant disparaître son bouclier, et se redressa en affichant un gigantesque sourire. Un sourire goron ne pouvait de toute façon pas être autrement que gigantesque, alors il n'avait guère le choix s'il voulait se montrer avenant, mais Yunobo était foncièrement heureux de voir un allié venir à lui sur cette terre perdue au milieu de nulle part.
«Un piaf! s'exclama-t-il avec engouement. Par tous les rocs, je n'en avais encore jamais vu!»
Ses petits yeux noirs brillaient d'extase en contemplant les plumes luisantes de pluie et le port altier d'Erab. Puis il observa le faciès acéré du piaf, et son sourire disparut progressivement devant son expression blasée et peu amène.
Buldo lui avait pourtant bien dit que les gens n'aimaient pas être dévisagés de la sorte, pourquoi ne s'en souvenait-il donc jamais?
«J'ai un message pour toi, annonça simplement Erab en lui tendant un rouleau de tissu détrempé.
— Pour moi?»
Yunobo sursauta lorsqu'un éclair frappa à quelques mètres d'eux, et Erab secoua la tête d'un air dépité.
«Tu dois te tromper, répondit le goron d'une voix où tintait l'angoisse, ses lèvres épaisses dessinant une moue perplexe. Personne ne m'écrit jamais.
— Je ne me trompe pas, ce message est pour toi. Prends-le.
— Tu es sûr?
— Parfaitement.
— Il est de la part du boss?
— Non.
— De Landonn et Brégon?
— Non!
— C'est vrai qu'ils n'ont aucune raison de demander les services d'un piaf… réfléchit Yunobo en posant un doigt pensif sur son menton. Alors peut-être de…»
Excédé, Erab leva les yeux au ciel et lui posa de force le tissu roulé dans la main.
«Lis-le et tu verras!» s'exclama-t-il avec colère.
À peine Yunobo eut-il empoigné le message qu'Erab déploya toute l'envergure de ses ailes et s'enfuit loin de l'énergumène qui se tenait bêtement sur ce rocher perdu. Il avait décidément mieux à faire que de s'entretenir avec un benêt pareil. La tempête ne l'attendrait pas éternellement.
«Eh bien, nota Yunobo pour lui-même en se frottant l'arrière de la tête, Buldo m'avait bien dit que les piafs étaient susceptibles, mais à ce point-là! Il faut que je retienne la leçon!»
Même s'il devait bien reconnaître qu'il les retenait rarement, ces leçons.
De ses gros doigts engourdis par l'humidité, il entreprit de défaire la ficelle qui retenait le message et le déplia soigneusement, penchant sa large stature sur le papier pour tenter de le protéger de la pluie battante. Mais il n'était pas du tout préparé à son contenu.
Yunobo,
Rejoins-nous au sommet de l'ile. Deux conseils:
1) D.O.S.: Discrétion, Observation, Stratégie.
2) Le combat est l'ennemi du guerrier solitaire.
Link.
Le jeune goron demeura figé, les yeux rivés sur la fine et régulière écriture dont l'encre commençait à se diluer. Link. Son ami Link avait eu connaissance de ses problèmes et était venu à son secours! Rien qu'à cette idée, son cœur battait d'allégresse, et il se redressa en bombant le torse. Lui, Yunobo, la risée des gorons, était tellement important aux yeux du prodige hylien que le Héros parcourait tout Hyrule rien que pour lui! Lui, Yunobo!
Mais… alors pourquoi Link l'attendait-il au sommet de l'île, si loin, laissant entre eux deux une route parsemée de monstres tous plus effrayant les uns que les autres? Pourquoi ne l'avait-il pas rejoint ici?
Le jeune goron se départit de son sourire alors qu'il baissait à nouveau le regard sur le message rendu presque illisible sous l'agression de la pluie. Pourquoi Link voulait-il qu'il traverse tant de danger alors qu'il était si simple pour un guerrier de sa trempe de venir le chercher?
C'est alors que ces petits yeux noirs se posèrent sur un mot à moitié effacé. «Nous». Link n'était pas seul. Il était avec quelqu'un, quelqu'un qui empêchait son ami de venir jusqu'à lui. Quelqu'un qu'il devait protéger. C'était là, la seule explication.
Si Link lui avait fait parvenir ce message, c'était qu'il le pensait capable de le rejoindre. Le chevalier croyait en lui, Yunobo. C'était aussi simple que ça. Il estimait qu'il lui avait donné ce dont il avait besoin: pas des armes, non, mais des conseils. Que muni de ces simples mots, il parviendrait à franchir les lignes ennemies.
D.O.S. Discrétion, Observation, Stratégie. C'était là la première recommandation de Link. Yunobo comprit qu'il ne devait pas partir à l'aveuglette comme il en avait l'habitude, qu'il devait prendre le temps de scruter les mouvements de ses ennemis afin d'établir un plan avant d'envisager le moindre mouvement.
Le combat est l'ennemi du guerrier solitaire. Yunobo ne devait donc pas se battre contre les monstres, mais se faufiler parmi eux pour atteindre son ami.
Cette simple idée le découragea. Il était si grand, si massif, et si maladroit! Comment Link espérait-il qu'il puisse se déplacer discrètement sans que des hordes de monstres ne lui tombent dessus? Quant à la stratégie… Yunobo avait toujours été le benêt de la tribu, il ne se pensait pas assez intelligent pour établir un plan rien qu'en observant autour de lui. Il n'était pas comme ça, lui. Tout ce qu'il savait faire, c'était se mettre en boule et foncer dans le tas avec la protection de son bouclier pour fuir le plus loin possible.
Yunobo se laissa tomber sur la roche dure avec dépit. Link l'avait surestimé, tout comme il s'était surestimé en partant à l'attaque du camp de monstres qui se trouvait entre le village et la Mine Sud.
Il resserra ses jambes contre son torse massif, tremblant de froid et de tristesse. Link croyait en lui, mais il avait tort. Et cette fois-ci, c'était lui qui allait en perdre la vie.
Abattu avant même d'avoir essayé, Yunobo se recroquevilla sous l'orage qui ne se calmait décidément pas. Il sentit cette peur qu'il connaissait si bien se frayer doucement un chemin en lui pour venir le pétrifier une bonne fois pour toutes sur ce rocher. Il allait mourir ici, il le savait.
Tristement, il posa ses petits yeux noirs sur la silhouette des deux bokoblins qui dansaient bêtement devant leur feu de camp éteint. Ils sautaient en tous sens en émettant ces espèces de cris à mi-chemin entre le croassement d'une grenouille et le crissement d'une sauterelle, s'agitant comme si le feu crépitait et sans prendre garde un instant à leur proie abandonnée depuis deux jours sur son caillou immergé.
L'auraient-ils oublié?
Le regard de Yunobo glissa ensuite sur le petit bois qui s'élevait sur la colline devant lui, puis sur la côte rocheuse qui sombrait dans la mer. Derrière, la silhouette sombre de la falaise en haut de laquelle se trouvait son ami. Où il l'attendait, persuadé qu'il y arriverait. Yunobo aurait vraiment aimé le revoir une dernière fois avant de mourir.
Lentement, et un peu malgré lui, l'esprit du jeune goron commença à s'imaginer en train d'agir. À s'imaginer en train de se glisser dans l'eau froide, profitant de la pluie et des éclairs pour dissimuler les bruits d'éclaboussures qu'il ferait pour atteindre le rivage sur sa gauche, puis lentement se hisser sur le premier rocher qui émergeait des flots tumultueux, rejoindre la paroi de la falaise et s'y agripper pour longer le rivage. Le couvert des arbres, sombre et n'offrant aucune visibilité sur ce qu'il dissimulait, ne lui semblait définitivement pas le meilleur chemin.
Il n'y avait pas de monstres, sur cette route. Le seul risque venait de la marée tumultueuse et des bourrasques de vent, mais Yunobo était un goron. S'il n'était pas familier de la mer, la roche était son élément. Elle ne le trahirait pas.
Oui, il pouvait peut-être le faire.
Mais après avoir longé le rivage, que l'attendrait-il? N'y aurait-il pas d'autres monstres, d'autres obstaclesà franchir?
Peut-être… Mais alors il aurait le DOS, et il aviserait. De toute façon, il allait mourir sur ce rocher. Tant qu'à y perdre la vie, autant que ce fut en essayant de rejoindre un ami qui croyait en lui.
Yunobo se releva vivement et bomba le torse, le cœur battant la chamade dans sa poitrine. Son visage juvénile afficha un air des plus résolus.
«Je ne te décevrais pas, Link!» promit-il solennellement, son poing levé saluant la silhouette de l'île dans la pénombre.
Il roula le parchemin détrempé et le glissa dans une des sacoches de son pagne. Il ne décevrait pas son ami, et il ferait honneur à son ancêtre, le grand Daruk. S'il mourait, ce serait la tête haute! N'était-il pas venu jusqu'ici pour cette raison?
Il s'approcha du bord de son refuge de fortune et s'accroupit. Il observa scrupuleusement les deux bokoblins qui ne cessaient de danser devant leur feu mort. Cette vision provoqua un petit sourire sur le visage du goron: s'il était stupide, ce n'était pas au point de ces deux-là.
D'une gestuelle des plus prudentes, Yunobo se retourna et se laissa glisser le long de la paroi rocheuse jusqu'à ce que ses pieds soient fouettés par les vagues rageuses. C'est à ce moment qu'il comprit qu'effectuer cette manœuvre, sans savoir nager, et au milieu d'un océan en furie, n'était peut-être pas sa meilleure idée, tout compte fait.
Ses mains glissèrent sur la roche détrempée, et un rouleau furieux l'emporta en faisant fi de ses derniers doutes.
Yunobo paniqua, totalement immergé et ballotté par le roulis implacables des vagues. Il agita ses bras massifs dans tous les sens pour tenter de retrouver la surface à tout prix, mais il réalisa entre deux roulés boulés qu'il ne savait plus dans quel sens chercher. Il commençait à manquer d'air. Son cœur tambourinait de frayeur, ses poumons hurlaient, sa bouche gigantesque forçait son esprit pour s'ouvrir en grand et aspirer une goulée d'oxygène. Mais il était complètement immergé, tournoyant sans pouvoir se retenir ou se battre contre la force des flots. Répondre à ces besoins primaires signerait son arrêt de mort dans la seconde.
Alors que sa vision commençait à se troubler, un ultime roulis le plaqua contre quelque chose de solide et le goron obéit à un simple réflexe de survie en s'agrippant à la surface rugueuse. Ses doigts massifs trouvèrent une aspérité dans la roche à laquelle il s'accrocha avec l'énergie du désespoir, et il se hissa en priant le dragon d'Ordinn qu'il se dirigeait vers la surface et non vers les profondeurs.
Une seconde plus tard, il se laissa tomber de tout son poids sur la pierre qui émergeait des flots tumultueux. Il toussait de plus belle pour recracher l'eau qu'il avait ingéré malgré lui. Il était vivant, nom d'un roc, vivant! Plus personne ne le ferait plus jamais plonger ne serait-ce qu'un orteil dans la moindre flaque d'eau, jura-t-il intérieurement. Enfin, dans toute flaque d'eau qui n'était pas une source chaude, évidemment. Parce que les sources chaudes, ce n'était pas pareil.
Lorsqu'il parvint à retrouver son souffle, il observa son environnement et se sentit transporté de joie à la vue de son ancien refuge, au loin. Il avait réussi, nom d'un roc! Il avait atteint le rivage, et n'avait plus qu'à longer la côte. Ah, il avait eu drôlement raison de croire en la roche! Il était un goron, et la roche était son alliée. Elle l'avait sauvé des flots, parce qu'un goron meurt dans la montagne, sur la terre et dans les flammes, pas dans l'eau, nom d'un roc! Nayru ne pouvait pas voler ce qui appartenait à Din!
Prudemment, il se redressa et nota avec satisfaction que l'orage semblait enfin s'éloigner peu à peu. Il fallait qu'il se hâte. Il n'était peut-être pas un habitué de la pluie, mais il savait qu'elle serait son alliée pour le dissimuler des regards des monstres.
Il rejoignit la bordure de la falaise et s'y agrippa de la main droite. Il sauta de rocher en rocher en s'éloignant de la plage. Par tous les rocs, combien tout cela semblait facile, tout d'un coup! Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt?
Rapidement, il atteignit une petite surface plane sur laquelle s'élevait quelques palmiers, et Yunobo sentit sa chance l'abandonner. Au-delà, il n'était plus possible de suivre le rivage à l'abri des regards: la falaise s'enfonçait brutalement dans la mer qui léchait la roche de ses vagues puissantes. Il était obligé de monter sur la petite colline et de rejoindre le bois.
À cette simple idée, Yunobo se sentit trembler de la tête au pied. Il ne pouvait pas monter là-haut, par Ordinn, il ne savait pas ce qui s'y trouvait! Un lynel pouvait guetter dans l'ombre des arbres pour ce qu'il en savait!
Son cœur s'affolait dans sa gigantesque poitrine. Il savait qu'il ne pouvait pas non plus demeurer à cet endroit. Nom d'un roc, en arriver là et s'arrêter au bout de quelques mètres! Les autres avaient bien raison de le traiter de mauviette. Tout ce qu'il avait fait jusqu'à présent, c'était risquer de se noyer, quel exploit!
Seul le DOS pourrait le tirer d'affaire. Il pinça ses lèvres épaisses et se résolut à se hisser sur la colline verdoyante d'un pas prudent. Une fois rendu, il observa attentivement le bois, oscillant entre la satisfaction de voir le temps s'éclaircir en lui permettant de mieux discerner entre les ombres, et la crainte que cela ne fasse de lui une cible trop imposante.
Au nom de Din, tout cela était vraiment trop compliqué pour lui!
Il se décida à poursuivre son avancée en longeant la côte au plus près de l'eau. S'il ne comptait pas y replonger, il se disait qu'il pouvait toujours s'agripper à la falaise pour se dissimuler en cas de danger. Et sinon, et bien… il agirait à l'ancienne, en roulant à toute vitesse sous la protection de son bouclier. Link n'en serait peut-être pas fier, mais lui, serait en vie. Aux yeux de Yunobo, cela seul était une victoire à part entière.
Le dos voûté pour tenter de dissimuler sa haute stature, il poursuivit son avancée. Il atteignit l'autre côté de la colline où il s'accroupit entre les rochers en soufflant de satisfaction. À quelques mètres de lui s'élevait la falaise lui permettant de rejoindre son ami, et il n'avait fait encore aucune mauvaise rencontre. Plus qu'une seule plaine à traverser et il aurait réussi.
Un cri reconnaissable entre tous raisonna soudain et Yunobo sentit la chair de poule courir le long de son cuir épais. Lentement, il se retourna et aperçut un autre camp bokoblin caché derrière les palmiers. Il n'en discernait que peu de choses à vrai dire, rien d'autre qu'une structure de bois autour d'un tronc massif ainsi qu'une tour de guet, mais cela lui suffisait amplement. Il ne comptait pas s'en approcher pour en voir davantage, ça, c'était une évidence.
Plié en deux en espérant se faire plus petit qu'un scarabée, la sueur coulant le long de ses tempes et serpentant entre les roches de son dos, Yunobo entreprit de longer la falaise en priant Din de ne pas se faire repérer.
Mais l'attaque ne vint pas de là où il pensait.
Lorsqu'une pierre heurta son épaule gauche en le faisant tituber, il ne comprit pas tout de suite ce que cela pouvait bien signifier. Les yeux écarquillés de stupeur, il tourna son regard vers la mer en cherchant bien ce qui avait pu l'attaquer ainsi. Il eut à peine le temps de voir l'octoflot qui émergeait de l'eau qu'il reçut un nouveau projectile en plein dans la face, le basculant en arrière pour le faire atterrir sur les fesses.
Complètement sonné, la douleur provoquée par le jet d'une nouvelle pierre – sur son épaule droite cette fois-ci – le réveilla promptement. Yunobo écarquilla les yeux de terreur. Ils étaient deux! Et derrière lui, des bokoblins féroces qui allaient forcément se ruer sur lui, attiré par le bruit des monstres des flots!
«Aaaaah!» hurla-t-il sans réfléchir.
Il se roula en boule et activa son bouclier pour s'enfuir à toute vitesse vers la haute falaise devant lui. Il y parvint en quelques secondes à peine durant lesquels un des octos parvint à toucher le bouclier de son projectile. À peine était-il rendu que le jeune goron se releva et se mit à escalader la roche le plus vite qu'il put. Il n'avait nulle part où se cacher des hordes de monstres à ses trousses, il devait à tout prix atteindre le seul refuge à sa portée: l'altitude. La roche était son amie, sa hauteur lui sauverait la vie, comme elle l'avait sauvé de la noyade.
Il ne mit à nouveau que quelques secondes pour atteindre une petite plateforme en hauteur où il se permit de souffler. Précautionneusement, il se retourna, la peur agissant sur lui comme une entrave le rendant fébrile, et observa derrière lui.
Il n'y avait rien.
Rien que le silence et le bruit des vagues qui, apaisées par le départ de la tempête, caressaient les rivages de l'île en douceur. Seul un des octoflots demeurait émergé de l'eau, observant les alentours en quête de sa proie qu'il avait perdu de vue.
Pas de bokoblins hurlant, ou pire, de moblin et encore moins un hinox. Personne.
Yunobo soupira d'aise et se laissa tomber sur les fesses de soulagement. Il n'avait plus que quelques mètres à parcourir, et il était en vie. Son instinct lui disait bien qu'il y aurait encore des obstacles à franchir, et peut-être pas des moindres, mais il n'avait jamais été aussi près du but. Le grognement de son estomac lui rappela soudain qu'il avait faim, et il s'autorisa un en-cas avant de reprendre sa route. Il repéra une pierre posée à côté de lui, la prit pour la soupeser et ainsi estimer sa densité. Il tapota un peu sa surface, concentré. Du granit, très dense, très dur.
Inutile de compter sur ses doigts pour la briser, il allait devoir mordre dedans. Il porta le bloc à ses lèvres et ouvrit en grand la bouche. Ses dents solides se posèrent sur la surface et il referma brutalement les mâchoires en un craquement retentissant pour emporter près de la moitié de la pierraille. Une grimace mécontente se dessina progressivement sur le visage de Yunobo. Sédiments de coquillage et de crustacés, ce n'était vraiment pas ses goûts préférés. Et ce sel, par Hylia, ce sel! Il gâchait tous les arômes!
Yunobo abandonna son repas d'un air dégoûté et se frotta les mains sur sa poitrine pour en chasser les graviers. On ne l'y reprendrait plus, ça, c'était certain. Il préférait jeûner que remanger ça!
Décidé, il poursuivit son ascension avec assurance. Il atteignit le rebord d'une nouvelle plateforme d'où émergeait quelques touffes d'herbes. Une surface assez grande, donc, et le jeune goron craignit un nouveau camp de monstres devant lui. Il devait s'en assurer avant de s'y hisser.
D.O.S. Discrétion, Observation, Stratégie.
Lentement, il fit glisser ses yeux à la hauteur du sol, tremblant de la tête au pied. Si un monstre se tenait juste devant, s'en était fini de Yunobo, pensait-il.
Et il avait eu raison. Un camp se trouvait effectivement sur l'esplanade, mais à une distance raisonnable sur sa droite. Il ne discernait rien d'autre qu'une tour de guet où se dressait un bokoblin brun vigilant, mais il n'avait aucune envie d'en voir davantage. Qui disait tour de guet, disait campement, et donc beaucoup, beaucoup trop de monstres à son goût.
Prudemment, Yunobo se fit glisser le long de la paroi sur la partie la plus éloignée du terre-plein. Il espérait ainsi échapper à la vigilance du garde. Lorsqu'il l'atteignit, il jeta un dernier regard et s'aperçut avec satisfaction qu'il ne pouvait même plus voir le monstre de là où il se trouvait. Il se hissa sur la plateforme et, porté par l'allégresse de savoir que son voyage touchait à sa fin, entreprit d'escalader le dernier promontoire pour retrouver son ami quelques mètres plus haut.
Le crépuscule rougeoyait à l'horizon lorsqu'il se dressa enfin sur la surface du point le plus haut de l'île. Il avait réussi. Lui, Yunobo, était parvenu à traverser toute l'île Finalis pour atteindre le point le plus élevé, sans mourir! Il était presque un héros!
Trop enjoué à l'idée de revoir son ami et de lui prouver ainsi qu'il avait eu raison de croire en lui, Yunobo s'élança vers la structure du sanctuaire dont il discernait le sommet. Il était convaincu de le trouver à cet endroit. Il semblait tellement aimer les sanctuaires, Link, il était toujours fourré dans les endroits les plus improbables pour les dénicher. Peut-être devrait-il lui faire une petite sculpture? Oui, il ferait ça, une fois rentré au village. Une sculpture de sanctuaire qu'il pourrait emmener partout avec lui, pour le remercier.
Il se précipita vers la construction issue d'un autre temps, puis il se figea. Une silhouette était assise sur le socle de pierre, son attention tournée vers Hyrule. Ce n'était pas Link, mais c'était une hylienne. Une jeune hylienne aux longs cheveux blonds, au visage fin et à la peau d'albâtre, dont le regard vert sombre était à la fois doux et nostalgique.
Le goron sentit une nouvelle vague de sueur fleurir sur son cuir et de véritables ruisseaux dévaler les sinuosités des roches de son dos. Lorsqu'il avait rencontré Link la première fois, lorsqu'il l'avait suivi pour reprendre le contrôle de Rudania, Yunobo avait bien compris qu'il était face à un guerrier d'exception et à ce titre, lui avait voué une admiration sans faille. Quand il avait appris la chute de Ganon, il avait fini par comprendre qu'il avait combattu aux côtés du véritable prodige hylien, celui des légendes, celui qui avait guerroyé aux côtés de son ancêtre le grand Daruk.
Il lui avait déjà fallu plusieurs jours pour s'en remettre.
Alors rencontrer la Princesse Zelda? L'Héroïne des peuples, la Grande Prêtresse, la Fille d'Hyrule? Celle qui avait combattu le Fléau sans fléchir pendant cent ans? Car c'était elle, la personne derrière le Nous, du message. Elle, la Princesse Zelda!
Yunobo ne put retenir un gémissement angoissé. Interpelée, la jeune hylienne tourna la tête vers lui d'un air intrigué. Elle laissa apparaître un sourire rassurant sur son beau visage en voyant le grand goron aux joues rouges, ruisselant de sueur et se triturant ses gros doigts avec malaise.
«Tu dois être Yunobo», dit-elle doucement.
Elle se releva en époussetant son pantalon, sans lâcher son visiteur du regard. Au même moment, Link sortit du sanctuaire précipitamment. Un franc sourire éclaira son visage à la vue de son jeune ami, avec toute sa timidité si mal assortie au corps si puissant dont il était doté.
Le chevalier s'élança à sa rencontre et le goron sortit un peu de sa torpeur en discernant son expression si enjouée. Il tenta de lui rendre son sourire et prit soudain conscience des douleurs lancinantes qui raisonnaient sur son front et dans le haut de son corps. Intrigué, il observa son épaule éraflée mais surtout très gonflée, la couleur de miel de sa peau se noircissant sous l'ecchymose qui se formait. Il porta machinalement une main à son visage. À peine l'eut-il frôlé qu'il grimaça.
Il n'était pas indemne, tout compte fait.
«Je vais allumer un feu», indiqua la princesse avant de s'éloigner, contournant la bâtisse bleutée.
Yunobo suivit les mouvements de la jeune hylienne sans cligner des yeux. Link posa une main apaisante sur l'avant-bras de son grand ami.
«La princesse… souffla le goron d'un air abasourdi. C'est la princesse… Celle des légendes…»
Le chevalier hocha la tête, un brin amusé. Il savait bien que son jeune ami serait impressionné par Zelda, et il attendit patiemment la seconde réaction, inévitable.
«Et toi! s'exclama alors Yunobo en se reculant, les yeux prêts à sortir de leurs orbites. Le… le prodige hylien! Si j'avais su…»
Link haussa vaguement les épaules pour écarter le sujet, avant de se saisir du coude du jeune goron et de ne lui laisser d'autre choix que de rejoindre Zelda. Celle-ci avait allumé un foyer sur le flanc sud-ouest du sanctuaire afin de bénéficier de la protection supplémentaire d'un petit promontoire adjacent contre les vents marins. De sa démarche chaloupée rendue encore plus gauche par son hébétude, le goron se laissa mener jusqu'au foyer et choir sur les fesses. Ses deux petites billes noires fixaient alternativement le chevalier et la princesse qui s'affairaient devant lui.
«Vous… vous avez des armes? réalisa-t-il soudain en observant l'épée dans le dos de Link.
— Le sort est levé, lui répondit simplement le chevalier en lui lançant un bref coup d'œil.
— Oooooh, gémit tristement Yunobo en cachant son visage dans ses larges paumes, j'aurais dû le deviner quand aucune voix ne m'a parlé en arrivant! Évidemment que tu as réussi l'épreuve! Je suis vraiment le plus stupide, stupide des gorons!
— Ne soit pas si dur envers toi-même, intervint Zelda, tu ne pouvais pas savoir avant d'arriver ici. Et puis, rien ne t'empêche de détruire tous ces monstres une bonne fois pour toutes et sans armes, non?
— Alors que vous avez été obligé de venir me sauver? geignit Yunobo encore plus fort entre ses mains tremblantes. Ô Daruk, je suis si indigne! Je suis la risée des gorons, tellement incapable que la Princesse Royale et le Prodige Hylien sont obligés de venir me sauver!»
Ses sanglots redoublèrent d'intensité et les deux hyliens échangèrent un regard décontenancé. Zelda leva un sourcil et invita le chevalier à intervenir d'un mouvement de la main à la fois explicite et insistant. Link se résigna, mal à l'aise.
«Tu n'as pas eu besoin d'être sauvé», lui dit-il.
Yunobo redressa son gros visage couvert de larmes brillantes à la lueur des flammes, sa large bouche affichant une moue dépitée.
«Hein?
— Je n'ai pas souvenir d'avoir bougé d'ici, enchaîna Zelda, et pourtant tu as réussi à traverser toute l'île… sans l'aide de personne.»
Le regard que le goron posa subrepticement sur la jeune hylienne était empreint d'incrédulité mais également d'une sorte de crainte respectueuse dont elle ne tint pas compte.
«M-mais il, il y avait le mot de L-Link! s'exclama-t-il faiblement. Et vous…vous m'attendiez!
— Justement, nous n'avons fait que ça, poursuivit la princesse en sortant une trousse de soin de sa sacoche. T'attendre. Link n'a jamais douté de toi. Il savait que tu réussirais à venir jusqu'ici par tes propres moyens.»
Le goron tourna son visage stupéfait vers le jeune hylien, occultant complètement la Princesse Royale qui appliquait un onguent sur un tissu propre à ses côtés.
«Tu… Tu croyais en moi?» souffla le jeune guerrier.
Link acquiesça légèrement, mais distinctement. Sans hésitation.
«Et il faut que tu crois en toi aussi.»
Le goron resta figé sous les mots du jeune hylien, sa peau dorée prenant soudain une teinte livide.
«Buldo nous a expliqué ce que tu as traversé, reprit Zelda de sa voix la plus douce, et pourquoi tu es venu ici. Alors nous avons décidé de venir t'aider.
— Mais…»
Le jeune goron se tut, incapable de poursuivre sa pensée, sa large bouche légèrement entrouverte d'incrédulité. Ses yeux oscillaient entre voir la princesse et ne surtout pas la regarder de peur de commettre un impair. Pour Link, le spectacle était assez comique, mais il se retint bien de mettre encore plus mal à l'aise son compagnon.
«Link propose de devenir ton mentor, annonça-t-elle finalement.
— Mon mentor? s'exclama Yunobo. M-mon… m-mon mentor per-personnel?»
Link acquiesça à nouveau, confirmant les paroles de la princesse.
«Wooaaaah! Mais c'est… c'est…»
La rougeur sur les joues du jeune goron suffisait à exprimer ce qu'il ressentait et le chevalier ne put s'empêcher de sourire.
«Vous pourrez commencer dès demain, reprit posément la princesse. En attendant…»
Elle s'approcha précautionneusement du goron, tenant à la main son tissu gorgé d'onguents. Lorsqu'elle tendit la main vers son visage, il eut un net mouvement de recul et se remit soudain à trembler comme une feuille.
«Yunobo, lui sourit-elle, une légère réprimande amusée dans la voix, tu veux bien me laisser te soigner, s'il-te-plaît?»
Suant à grosses gouttes, le goron ne put rien faire d'autre que de se laisser approcher. Il soupira d'aise en sentant la fraîcheur de l'onguent apaiser les élancements de son crâne. Il se demanda soudain à quoi pouvait bien ressembler son visage, au vu de la couleur de son épaule. Ce ne devait pas être très joli.
«Je… Je suis désolé, vot'alt-t-tesse, murmura-t-il avec difficulté entre deux claquements de dents, j-je ne dois p-pas être tr-très présentable.
— Ne dis pas de sottises, répondit-elle d'un air absent en poursuivant ses soins, tu as traversé une île infestée de monstres pour venir jusqu'ici. Je suis juste ravie de te voir en un seul morceau et de pouvoir faire ta connaissance. Link m'a beaucoup parlé de toi.
— C'est vrai?» s'exclama le jeune goron en reportant son regard plein d'espoir sur le chevalier.
Celui-ci, occupé à attiser le feu à l'aide d'une branche morte, leva son regard d'azur et confirma d'un mouvement de tête. Il aurait pu soigner intégralement son ami à l'aide de la Prière, mais il s'en abstint. Tout guerrier devait apprendre à composer avec des blessures, et les faire disparaître ne lui aurait pas rendu service.
«J'ai fini, indiqua finalement la princesse en se reculant légèrement. D'ici deux ou trois jours, tu ne devrais plus rien ressentir.
— Je… Merci beaucoup, votre altesse.»
Zelda lui adressa un regard en coin tout en rangeant sa médecine dans sa besace. En entendant le prédicat, pourtant si familier, elle se remémorait les avertissements de Link. Yunobo était très impressionnable: il n'y avait qu'en se comportant simplement avec lui qu'il pouvait parvenir à se détendre… un peu.
Une seconde de réflexion, et elle décida de prendre les devants.
«Et si tu m'appelais Zelda? proposa-t-elle avec un léger sourire.
— Vous appelez…! Jamais! Jamais je ne…! Quelle…»
Il n'eut pas le temps de trouver ses mots. Il s'interrompit en recevant brutalement un petit paquet en pleine poitrine, qu'il scruta d'un air intrigué. Sourcils froncés, il leva les yeux sur Link qui, de l'autre côté du feu, lui adressait un sourire amusé.
«Qu'est-ce que c'est?»
Le goron déballa l'objet pour révéler une petite collection de pierre noires friables et de formes diverses. En les observant, Yunobo se sentit soudain saliver: après tout, il n'avait pas eu de repas décent depuis trois jours. Fichu granit salé.
«Du magma! s'exclama-t-il avec un plaisir non dissimulé. Tu m'as ramené du magma!»
Il en prit une pleine poignée et la fourra dans sa bouche avec empressement. À peine les cailloux eurent-ils commencé à se briser sous ses dents qu'un gémissement de contentement lui échappa, savourant le goût caramélisé de la pierre qui envahissait son palais.
Link secoua la tête sans s'empêcher de sourire. Visiblement, Yunobo avait déjà occulté tout mal-être lié à la présence de la Fille d'Hyrule à ses côtés: il ne doutait pas que malgré sa réluctance première, il finirait par l'appeler par son prénom comme elle le souhaitait. Le jeune goron était d'un naturel tel qu'il arrivait toujours à apporter de l'allégresse autour de lui, et c'était bien l'une des qualités que le chevalier appréciait chez lui.
Il reporta son attention sur Zelda dont le regard doux et amusé le scrutait au-dessus des flammes, et son expression s'assombrit. Encore fallait-il que son ami survive aux épreuves qui l'attendait.
Lui, Link, ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'y aider.
Armé d'un unique poignard à sa ceinture, le jeune hylien s'avança au bord de la falaise et se laissa tomber dans le vide sans hésitation, Yunobo à sa suite. Les deux guerriers atterrirent quelques mètres plus bas sur une petite plateforme herbeuse, l'un avec souplesse, et l'autre avec la délicatesse d'un Hinox au réveil. Link, accroupi dans les hautes herbes, posa un doigt sur ses lèvres à l'intention de son élève, puis s'avança silencieusement jusqu'à la bordure du promontoire.
Yunobo l'imita avec toute la discrétion dont il était capable. Bien qu'allongé à plat ventre, sa carrure imposante dépassait presque le jeune hylien en hauteur si celui-ci se tenait debout. Une fois le goron arrêté à ses côtés, le chevalier désigna le plateau situé quelques mètres plus bas avec une interrogation dans le regard.
«Des monstres, souffla Yunobo d'un air misérable pour répondre à la question silencieuse de son mentor. Beaucoup, beaucoup trop de monstres…»
Au milieu des ruines de ce qui devait être autrefois un petit temple, plusieurs d'entre eux s'affairaient de leur routine prédéterminée et immuable. Trois bokoblins bruns sautillaient gaiement autour d'un feu moribond en émettant leurs grincements stridents. Un bleu assis juste à côté semblait complètement obnubilé par un bouclier de soldat qu'il caressait béatement. Les quatre protagonistes faisaient face à la montagne, au mépris total de toutes les règles de défense les plus élémentaires. Avec une falaise pour protéger un flan du camp, la majorité des combattants auraient dû garder à l'œil les zones exposées et non leur tourner le dos – que Link et Yunobo soient sur le surplomb était l'exception qui confirmait la règle. Seuls deux bokoblins bruns faisaient office de sentinelles du haut des tours de guet situées à chaque extrémité du campement, des arcs boko miséreux se balançant dans leurs gros poings sales.
Tout ceci aurait paru moins effrayant pour le jeune goron s'il n'y avait pas eu un gigantesque moblin noir qui errait au beau milieu des ruines. Son groin reniflait l'air marin et sa langue pendante goûtait de bave dans l'herbe grasse.
«Comment allons-nous descendre? gémit le jeune goron avec tout le désespoir dont il était capable. Et avec la princesse qui plus est! Il faut la protéger!»
Link dût retenir un léger sourire malicieux d'effleurer ses lèvres. S'il avait dû désigner une personne sans défense sur cette île, ça n'aurait certainement pas été Zelda, mais son allure frêle était trompeuse.
Recentrant ses pensées, il détrompa le goron d'un mouvement de tête, et pointa le camp du menton, le visage sérieux.
Yunobo fronça les sourcils, l'incompréhension peinte sur son visage rond et imberbe. Son regard glissa sur le promontoire en contrebas, et ses traits se figèrent lorsqu'il réalisa où son mentor voulait en venir.
«Qu-quoi? S'exclama-t-il. Tu veux que je m'occupe tout seul de sept monstres!? Dont un moblin!?»
S'il s'imaginait bien devoir en affronter quelques-uns au cours de son entraînement, le goron n'avait pas envisagé une seconde devoir débuter par un combat contre autant d'adversaires. Certes, Link lui avait enseigné astuces sur astuces au cours de ces derniers jours et il ne comptait plus les heures passées en entraînement, mais Yunobo ne se sentait tout simplement pas de taille. Les deux monstres bruns sur la plage lui semblaient bien moins menaçant et bien plus en adéquation avec ses maigres compétences.
Pour toute réponse, Link se pencha et entreprit de graver quelque chose dans la terre humide devant eux.
D.O.S.
Yunobo secoua la tête à la négative, l'air éberlué.
«Tu veux que j'applique la même stratégie pour attaquer les monstres que pour les éviter? M-mais… C'est impossible!»
Le chevalier serra rapidement l'épaule du goron pour toute réponse, avant de ramper en marche arrière.
«Tu… Tu t'en vas?» s'inquiéta Yunobo.
Link acquiesça tout en nouant son bandana d'escalade sur son front puis, sans plus attendre, débuta son ascension de la falaise avec des gestes précis et mesurés.
Il laissait derrière lui un Yunobo pétrifié, et abasourdi.
Le goron ne le quitta pas des yeux jusqu'à le perdre totalement de vue. Alors seulement il reporta son attention sur le camp en contrebas, partagé entre un sentiment d'incrédulité et de dépit. Il compta une nouvelle fois le nombre de ses ennemis, comme pour rendre ce chiffre encore plus réel, puis reposa son menton sur ses poings avec un gémissement plaintif.
«J'en ai au moins pour toute la journée…»
Lorsque Link se hissa en haut de la falaise quelques minutes plus tard, il découvrit une Zelda assise dans l'herbe juste devant lui, les yeux rivés sur un bout de papier entre ses mains frêles.
«Déjà de retour?» questionna-t-elle distraitement, sans lever le regard.
Link se hissa sur la terre ferme sans s'étonner de l'attitude de la princesse: il avait reconnu la transcription du poème yiga du premier coup d'œil. Il s'installa à ses côtés sans un mot et dénoua son bandana d'escalade. Instinctivement, il scruta les alentours à la recherche du petit lézard ou du papillon que Zelda aimait faire apparaître lorsqu'elle était seule. Leur absence lui laissa une impression désagréable.
«Où est Yunobo?s'enquit-elle sans lui prêter plus d'attention.
— Il travaille.»
Elle posa enfin son regard sur lui, haussant un sourcil intrigué. Le jeune hylien était assis tranquillement à ses côtés, un coude sur un genou et le regard vague. Son souffle était à peine plus rapide que la normale et l'unique goutte de sueur qui dévalait sa tempe était la seule manifestation de l'effort physique qu'il venait de fournir pour monter jusqu'ici. Finalement, Zelda haussa les épaules sans chercher davantage. Elle n'avait jamais assisté à un entraînement complet mené par Link – mis à part celui qu'il lui prodiguait de temps à autres – mais il était un précepteur reconnu au sein de l'armée d'Hyrule. Yunobo était entre de bonnes mains.
Elle reprit donc soigneusement l'étude du parchemin entre ses mains, relisant pour la énième fois la traduction des cartes yigas effectuée par Riju.
Rejetée par tous… Humiliée… Tapie là où le soleil ne luit jamais…
En son sein la chaleur du foyer des fidèles…
Zelda soupira. Elle avait beau passer la plus grande partie de son temps libre à étudier ces phrases jusqu'à les connaître sur le bout des doigts, jusqu'à les voir danser autour d'elle au cœur de ses songes, leur sens lui demeurait insaisissable.
«Il faut que j'arrive à le décoder, murmura-t-elle d'avantage pour elle que pour Link. Buldo n'a rien demandé à ce sujet, mais les piafs et les zoras seront plus pointilleux. Je suis certaine que ce poème désigne un endroit précis dans Hyrule, un endroit qui est le refuge des yigas depuis des millénaires, leur nid nourricier. Après tout, ils n'ont investi le repaire de la Vallée du Calice que quelques années avant le Grand Fléau. Où se cachaient-ils avant?»
Elle soupira à nouveau en reportant son attention sur l'horizon.
«Si seulement nous l'avions en intégralité!»
Link observa la jeune hylienne avec suspicion. D'ici à ce qu'elle le supplie de retourner au repaire pour récupérer les cartes manquantes, il n'y avait qu'un pas. Mais un pas qu'il n'avait aucune intention de la laisser franchir.
Lorsqu'il se releva, ce fut si vivement qu'il la fit sursauter.
«Que se passe-t-il?» s'enquit-elle alors qu'il s'éloignait en direction de leurs affaires demeurées près des braises du feu de la veille.
Pour toute réponse, le chevalier se tourna vers elle en brandissant arc et carquois.
«Tu veux aller chasser?» interrogea-t-elle non sans étonnement.
Elle se doutait que Link ne resterait pas longtemps à attendre le retour de Yunobo sans rien faire, mais aller chasser sur une île couverte de monstres qu'il ne devait pas tuer ne lui semblait pas des plus judicieux. Elle ne fut donc pas surprise quand le chevalier secoua la tête à la négative.
Il tendit à nouveau les armes dans sa direction et Zelda comprit finalement qu'il lui proposait une session d'entraînement. Son premier réflexe fut de vouloir se consacrer à l'étude du texte yiga pour la millionième fois, avant de se raisonner. Elle avait encore plusieurs jours devant elle pour parvenir à percer le secret des yigas, et un peu d'exercice physique lui ferait le plus grand bien. Il lui était souvent plus facile de réfléchir après s'être dépensée. Elle se releva donc avec un léger sourire pour se saisir de l'arc gerudo que lui présentait son chevalier, fixant le carquois à sa ceinture comme il lui avait appris.
Pendant près d'une demi-heure, Zelda s'exerça sur des cibles fixes – des crocs de boko en l'occurrence – que lui installait le chevalier. Progressivement, il éloignait les objectifs de l'archère, mais la princesse ne s'en trouva en rien démunie. Au contraire, elle savourait le vide créé dans son esprit par la concentration et l'intense satisfaction qu'elle ressentait à chaque fois que le tintement caractéristique du métal sur l'os raisonnait dans l'atmosphère.
Soudain, Link se mit à lancer les crocs dans les airs en invitant la princesse à relever le défi d'un haussement de sourcil provocateur. Cet entraînement impromptu n'avait rien d'anodin. Il n'avait pas oublié l'extraordinaire adresse dont elle avait fait preuve au cours de leur combat contre le Magrok.
Bien trop joueuse pour ne pas s'y laisser prendre, Zelda redoubla de concentration pour atteindre chacune des cibles volantes. Au bout d'une nouvelle demi-heure d'entraînement, la précision dont elle faisait preuve stupéfiaLink. Zelda était déjà capable de toucher presque un croc sur deux dans les airs, alors même qu'il s'agissait de sa première session sur cible mouvante, petite qui plus est.
«Tire-moi dessus, ordonna-t-il abruptement après qu'elle eut touché un croc volant trois fois d'affilée.
— Quoi?»
Il s'empara du couvercle de la marmite qui reposait juste derrière lui, sa position défensive étant des plus explicites.
«Hors de question! s'exclama Zelda en baissant son arme. Et si je te blesse?»
Le sourcil levé un peu goguenard que lui adressa Link lui signifia la prétention de ses propos, ce qui suffit pour l'agacer et faire taire ses dernières réticences. Si elle n'avait jamais tiré sur une cible en mouvement jusqu'alors, les crocs, elle avait fini par assimiler leur mouvement dans l'air. Un être aussi véloce que Link, par contre, c'était une toute autre paire de manches. Le risque qu'elle l'égratigne seulement était plus que minime.
Les sourcils froncés, elle banda à nouveau son arc en pointant sa flèche sur le chevalier.
«Si je te touche, ne viens pas me demander de raccommoder ta tunique», gronda-t-elle, pour dissimuler combien elle était déstabilisée.
Elle n'avait aucun doute sur les capacités de Link à échapper à ses maladroites attaques, mais pointer une arme sur lui était tout de même extrêmement perturbant. S'efforçant de faire le vide dans son esprit, elle inspira imperceptiblement, bloqua sa respiration… et tira sa première flèche.
En s'apercevant que Link n'avait eu qu'à faire un simple pas en arrière pour éviter le projectile, un sourire moqueur jouant sur ses lèvres, la jeune hylienne sentit ses joues s'enflammer. Le voir aussi nonchalant face à ses efforts avait le don de la frustrer.
Dix minutes plus tard, Zelda avait épuisé l'intégralité de ses flèches et se sentait tout aussi vidée que son carquois. Pas une seule fois elle n'avait si ce n'était frôlé Link, et cela l'enrageait d'être incapable de déterminer si cela était dû à sa propre maladresse ou à la grande agilité du chevalier. Légèrement essoufflé, Link posa ses mains sur ses genoux et contempla le spectacle autour de lui avec une surprise à peine dissimulée.
«Ton entraînement est terminé, dit-il en se redressant.
— Quoi!? s'exclama-t-elle, interloquée. Mais… mais je ne t'ai pas touché une seule fois!»
D'un large geste du bras, Link l'invita à contempler la vingtaine de flèches qui dessinait un cercle de deux pas de large autour de lui, ainsi que les dix autres plantées dans le couvercle en bois lui ayant tenu lieu de bouclier. Presque tous les projectiles étaient passé à un cheveu de l'atteindre malgré ses figures d'évitement.
Zelda aurait atteint toute autre cible que lui dès le deuxième tir. Elle était véritablement dotée d'un don d'archère hors norme, et cette nouvelle le réjouissait d'avantage qu'il ne l'avait imaginé. Alors il lui adressa un franc sourire.
La gorge sèche, Zelda se sentit extraordinairement gênée par la fierté qui brillait dans le regard de Link. Les rayons brûlants du soleil méridien n'étaient pas la seule raison à la chaleur qui envahissait ses joues, et elle se détourna pour tenter de cacher son malaise. Elle était partagée entre la répugnance d'être devenue soudain capable d'une violence qu'elle ignorait détenir et en même temps soulagée de ne plus être une victime sans défense. Elle ne se leurrait pas: le Pouvoir du Sceau dépendait à présent directement du bon vouloir d'Hylia, et elle savait qu'elle ne pouvait plus compter sur lui à chaque danger qui se présenterait.
Pour autant, elle n'était pas si certaine que son don soudain pour l'archerie n'eût pas quelque lien avec la déesse ou l'une de ses réincarnations précédentes.
Plus perturbée qu'elle ne voulait bien l'admettre, Zelda opta finalement pour un petit sourire gêné avant de rejoindre le socle du sanctuaire où elle s'assit pour s'hydrater.
Lorsque Link la rejoignit quelques minutes plus tard après avoir récupéré toutes les flèches, elle semblait perdue dans la contemplation passive des contours d'Hyrule se détachant sur l'horizon. Le chevalier suivit son regard et repéra bien vite ce qui accaparait tant l'attention de la princesse. Bien que très éloignés, le Laboratoire d'Elimith et la Baie du Sud où Zelda et Silhad avaient pris le temps de s'apprivoiser se distinguaient vaguement à travers le voile brumeux.
Un instant, Link crut discerner un petit éclat de Pouvoir dans les airs, mais il disparut si vite qu'il doutât de son existence. Zelda laissa échapper un soupir, et les deux jeunes gens s'abîmèrent dans la contemplation de leur pays aux contours floués par l'évaporation de l'océan.
«Même si c'était court, déclara soudain la princesse d'une voix absente, je regrette souvent les temps que nous avons passé à Elimith.»
Ne sachant pas vraiment où la princesse voulait en venir, le chevalier resta immobile à ses côtés, ses yeux bleus détaillant son profil pensif.
«Je me sentais si… libre, confia-t-elle à mi-voix. Presque… insouciante, comme jamais je n'avais pu l'être… Je crois que pendant ces quelques jours, j'ai connu ce qui s'approchait le plus d'un foyer… d'un véritable foyer… Et…»
Elle riva son regard brillant d'émotion sur le jeune hylien et lui adressa un sourire aussi doux qu'empreint de tristesse.
«Et c'est uniquement grâce à toi.»
Gêné, Link se racla la gorge en rivant son regard sur l'horizon, plus aisé à observer que l'intensité que dégageait le visage de la princesse. Il secoua la tête à la négative, comme pour tenter d'écarter le sous-entendu si présent dans les propos de la princesse, de l'assourdir. Le regard intense de la princesse posé sur lui brûlait son épiderme plus que le soleil en plein désert. Il s'accroupit et arracha quelques brins d'herbe pour occuper ses mains devenues fébriles.
Un long moment s'écoula dans un silence uniquement troublé par le bruissement du vent. Ce moment s'éternisa tellement que Link crut rêver lorsque…
«Et je ne le retrouverai avec personne d'autre…»
Le cœur du chevalier se serra, mais il s'efforça de demeurer impassible. Ses quelques mots, prononcés en un souffle, un murmure à peine discernable, si léger qu'il se mêla au vent comme pour en emporter la signification loin des oreilles indiscrètes, éveillèrent une multitude d'émotions chez lui, toutes plus contradictoires les unes que les autres. Il les combattit comme un forcené.
Il se répéta tous ses arguments comme un mantra: emprunter un tel chemin aux côtés de la jeune hylienne n'était pas et ne serait pas pour lui. Il demeurerait son ombre jusqu'à la fin de ses jours, mais Link ne pouvait pas prendre le rôle qu'elle lui demandait. Avait-elle seulement conscience des conséquences? Des véritables conséquences? Jamais il ne pourrait être celui qui lui retirerait sa revanche sur sa destinée, et pouvoir continuer à se regarder dans une glace sans en avoir honte.
Il ne pourrait jamais être cette personne-là, même si elle le suppliait à genoux. Il préférait encore souffrir dans l'ombre, et la chérir en silence.
«Link! Liiiink!» retentit soudain un hurlement aigu devant eux.
Une grande main dorée jaillit soudain du sol, rapidement suivie par une forme ronde se dandinant pour se hisser sur la terre ferme. Avec sa maladresse coutumière, Yunobo se redressa pour se précipiter vers les deux hyliens, les bras ballottant autour de son grand corps et un sourire ravi juché sur sa large bouche.
«Link! souffla le goron une fois arrivé à leur hauteur. Je crois que j'ai un plan!»
La nuit était claire et le reflet bleuté de la lune brillait sur le léger ressac de l'océan. Le paysage était féerique, luisant d'un éclat que seule l'alliance de la voûte céleste et de l'air marin parvenait à rendre possible.
Pourtant, cette beauté échappait totalement au bokoblin de garde du haut de sa tour de guet. Ses yeux d'un bleu turquoise étincelant scrutaient la nuit, serrant son arc boko d'une main ferme. D'un naturel scrupuleux, il respectait à la lettre la routine qui lui avait été apprise afin qu'aucun ennemi ne puisse passer à son insu.
Un, deux, trois, quatre, cinq, pivote d'un quart. Un, deux, trois, quatre, cinq, pivote d'un quart.
Personne ne pouvait se déplacer assez rapidement pour échapper à ce tour de ronde d'une régularité infaillible. Cinq, c'était le chiffre parfait. De toute façon, il ne savait pas compter au-delà. Il n'en avait pas besoin. Au-delà de cinq, c'était juste «plein».
Un, deux, trois, quatre, cinq, pivote. Il scruta l'horizon, la bordure de la falaise, l'étendue de l'île en contrebas. Tout était calme, mis à part les bruits de quelques animaux nocturnes. Devant lui, un gros rocher rond menaçait de basculer dans le vide. À chaque tempête, il pariait avec les autres qu'il tomberait, et à chaque tempête, il perdait. Sacré coup du sort.
… Cinq, pivote.
À présent, il ne voyait que la mer à perte de vue, les côtes d'Hyrule à peine discernable dans la nuit. Tout était calme, mis à part les bruits de quelques animaux nocturnes.
Trois, quatre, cinq, pivote d'un quart. Il discernait les ombres du campement, les braises moribondes du feu autour duquel les autres bokoblins ronflaient. Il n'était vraiment pas doué avec le hasard, parce qu'il était toujours de guet de nuit alors qu'ils tiraient à la courte paille. Sacré coup du sort. Tout était calme, mis à part les bruits de quelques ani…
Une drôle de sensation au-dessus de lui, et le bokoblin brun eut juste le temps d'apercevoir le gros rocher rond sur lequel il avait tant parié avant qu'il ne l'écrase comme une crêpe.
Sacré coup du sort.
Yunobo se figea. En atterrissant, le bloc de pierre avait complètement détruit la tour de guet en un gigantesque craquement à en réveiller un magrok. Il n'avait pas prévu ça dans son plan, et Link non plus. À moins que le chevalier ait préféré le laisser s'en rendre compte par lui-même. Après tout, il avait si peu parlé pendant que le goron lui exposait ses projets. Il avait simplement hoché la tête et recommandé d'utiliser ses points forts. Rien de plus.
Yunobo commença à craindre que Link ne lui fasse apprendre l'art du combat par l'échec. Il retint difficilement un gémissement à cette idée.
Pourtant, aucun monstre ne fut réveillé par ce qui lui avait pourtant paru être un véritable tintamarre. Au bout d'une minute où ne raisonna rien d'autre que les ronflements de ses ennemis, le goron s'autorisa un soupir de soulagement, mais de courte durée.
Le plus dur était à venir.
Accroupi, il s'approcha des restes de la tour de guet et ignora sciemment les armes de la sentinelle. Il n'avait jamais été bon avec un arc, et il n'avait pas le moins du monde l'intention d'en utiliser un. Link l'avait convaincu que cela ne ferait que l'encombrer.
Au lieu de quoi, il s'arrêta juste à côté d'un petit tonneau rouge où était peint une grosse tête de mort. Tremblant de tous ses membres, il attendit pendant un temps qui lui sembla considérable que la seconde sentinelle se soit détourné du camp. Alors seulement il souleva le tonneau à ses côtés et le lança de toutes ses forces sur les braises du feu mourant.
Une gigantesque explosion retentit dans la nuit noire et les quatre bokoblins qui dormaient autour du foyer s'enflammèrent dans un concert de hurlements.
Yunobo avait toujours été bon en lancer, par contre.
Alors qu'il contemplait son œuvre d'un air ravi, il sursauta lorsqu'une flèche se planta dans l'herbe à ses pieds. Retenant un hurlement suraigu, il fut pris de panique en distinguant la silhouette massive du moblin qui se détachait au milieu des flammes.
La suite du plan, il devait suivre le plan. Mais c'était quoi déjà?
Les genoux jouant les castagnettes, il observa les alentours d'un air affolé jusqu'à ce que son regard se pose sur la grosse batte vers laquelle se dirigeait le moblin.
La suite du plan.
Il se roula en boule et fila à toute vitesse pour devancer le monstre et s'emparer de la batte moblin juste sous son groin humide. Il poursuivit sa roulade le plus rapidement possible pour mettre de la distance avec son ennemi et ne s'arrêta qu'une fois qu'il eut atteint la tour de guet écrasée.
Il observa attentivement le camp, le cœur remonté dans la gorge. Mais en voyant le grand monstre foncer sur lui comme un sanglier en charge, Yunobo ne réfléchit pas. Il s'empara à nouveau du rocher rond et le lança sur son ennemi de toute sa puissance.
Le moblin le reçut en pleine poitrine, le projetant en arrière sur plusieurs mètres en lui coupant le souffle. Le goron reprit sa roulade folle pour atteindre son point de chute avant lui et, imitant un sport bien de chez lui auquel il excellait, il frappa de toutes ses forces dans la tête du monstre à l'aide de sa batte. Le corps décrivit un salto impressionnant, mais il atterrit tout de même sur le sol la tête la première.
«Bunt!» s'écria Yunobo avec ravissement, ravi de son coup de batte qui lui aurait valu une acclamation s'il avait été chez lui.
Sa joie fut de courte durée. Le monstre se redressait déjà, bien que vacillant. Lorsqu'il braqua ses yeux d'un rouge étincelant sur le goron, les vieux réflexes du jeune guerrier prirent le dessus.
Dans un hurlement de pure terreur, il serra les poings en activant son bouclier protecteur et se jeta en avant pour fuir en une roulade démentielle.
Les cinq minutes qui suivirent transformèrent le camp en un véritable capharnaüm. Paniqué, Yunobo roulait dans tous les sens à une vitesse ahurissante, boule orangée détruisant tout sur son passage: les armes, les restes du feu, les viscères laissées par la mort des bokoblins. Au milieu de ses cris paniqués, il heurta même le moblin qui tentait vainement de suivre son parcours et qui ne s'écarta pas suffisamment tôt pour l'éviter, le projetant à nouveau dans les airs. Sonné par l'impact avec le monstre, Yunobo heurta l'un des murs en ruines avec violence, et le rebond fut si puissant qu'il s'envola à son tour dans les airs.
Ne sentant plus aucune surface sous lui, persuadé qu'il allait plonger dans la mer, Yunobo hurla à pleins poumons, les larmes dégoulinantes sur ses joues.
«Liiiiiiiiiinnnnnnkkkkkk!»
Il atterrit brutalement sur une nouvelle surface dure, mais fut encore plus surpris de sentir son réceptacle se briser. Il tomba encore quelques mètres plus bas, engourdi et à moitié assommé.
Il secoua la tête pour tenter de reprendre ses esprits. Il se trouvait à plat ventre, au milieu des décombres de la seconde tour de guet qu'il venait de réduire à néant. Se massant son crâne douloureux, il se redressa en tentant de discerner son environnement à travers sa vision floue.
Lorsqu'il parvint à faire le point, il chercha attentivement la silhouette du moblin, en vain. Avait-il réussi à l'abattre contre toute attente? Perplexe, le jeune goron se redressa et finit par repérer le gros viscère bleuté significatif au milieu de l'herbe devant lui.
«LINK! s'exclama-t-il avec ravissement, parfaitement conscient que son mentor ne pouvait pas être très loin. J'ai ré –
— ATTENTION!»
Le cri de la princesse ne permit pas à Yunobo d'éviter le projectile qui fonçait droit sur lui. Lorsqu'il sentit la piqûre de la flèche dans son épaule, il poussa un hurlement strident en couvrant la zone de sa large main.
«Je suis blessé! pleurnicha-t-il. Je suis blessé! Je suis…»
Il s'arrêta soudain en réalisant qu'il ne ressentait aucune douleur dans son épaule, et qu'il ne tenait par ailleurs aucun projectile dans sa paume. Interloqué, il baissa le regard, souleva ses gros doigts…
Une légère entaille dans son cuir épais, et une flèche en bois brisée à ses pieds.
Yunobo partit dans un gigantesque éclat de rire qui figea le bokoblin restant dans une expression bêtement stupéfaite. Ravi, le goron se jeta en avant pour rouler sur le monstre, bouclier activé. Celui-ci, réalisant le danger que représentait soudain sa cible, encocha flèche sur flèche, mais en vain. Chaque projectile rebondissait sans relâche sur la surface orangée.
Lorsque le goron s'arrêta devant lui, le bokoblin se savait perdu. Mais il ne bougea pas. Un gigantesque sourire lui barrant la face, Yunobo entrelaça ses gros doigts et assena son poing puissant sur la tête du monstre, le faisant disparaître de la surface d'Hyrule en un écran de fumée noire et nauséabonde.
Un silence imposant retentit au milieu des ruines. Yunobo, ébahi, demeurait figé en réalisant tout doucement ce qui venait de se produire.
Lui, Yunobo, le maladroit, le naïf, était parvenu à combattre pas moins de sept monstres. Seul, et sans armes.
Il poussa soudain un grand cri de joie qui raisonna dans la nuit.
«Je les ai vaincus!»
Dans l'ombre, il vit les petites silhouettes de ses amis hyliens s'avancer vers lui, un grand sourire sur les lèvres.
«Link! Zelda! J'ai réussi, vous avez vu! J'ai réussi!»
Il se précipita vers eux et sans prendre la peine de réfléchir, les enlaça de ses grands bras et les souleva du sol pour les serrer contre lui.
«J'ai réussi! J'ai réussi!»
La princesse partit dans un grand éclat de rire dans les bras du goron, Link ne retenant pas non plus le sourire sur ses lèvres. Aucun ne semblait avoir réalisé que le jeune guerrier avait complètement oublié de nommer Zelda par son titre.
«Yunobo, l'interpella-t-elle entre deux hoquets, repose-nous s'il-te-plaît!»
Celui s'exécuta sans rechigner, toute à sa joie de sa récente victoire.
«Vous avez vu ça? Comment j'ai projeté le rocher sur le moblin, et le coup de batte que je lui ai donné! Chez moi, ça nous aurait fait gagné au moins dix points au base-roc!
— Tu n'as pas eu trop peur? demanda Zelda en tentant de reprendre son souffle.
— Siiiiii c'était effrayant! Et en même temps…»
Le jeune goron s'interrompit, un peu gêné.
«En même temps, je crois que je me suis un peu amusé…»
Zelda repartit d'un grand éclat de rire qui ravit Yunobo.
«J'ai eu la même impression les premières fois! affirma-t-elle, en excluant intérieurement le combat avec les yigas, terrifiant celui-là.
— Ils sont tellement bêtes que les battre devient drôle! acquiesça le goron avec connivence et engouement. Une fois dépassé la peur…
— Prêt pour la suite?» les interrompit Link.
Il ne fallut qu'une seule journée à Yunobo pour éradiquer toute présence de monstres de la surface de l'île. Une fois en confiance, le jeune goron s'avérait redoutable, principalement parce qu'il finissait par considérer l'île comme une aire de jeu, et non plus comme une terre infestée d'ennemis.
Il commença par détruire le camp situé à l'est, utilisant le chuchu rouge qui campait sous la structure en bois pour enflammer toutes les herbes autour de lui. Yunobo ne craignait pas le feu: aussi, il roulait comme un forcené au milieu des flammes en forçant les bokoblins à le suivre, ce qui les acheva en quelques secondes à peine.
Sur la plage, il déboula comme un fou au milieu du camp en renversant tout sur son passage, et assena un puissant coup de massue circulaire sur les bokoblins qui disparurent avant même de toucher le sol.
Son seul commentaire fut de remarquer que le bois faisait tout de même des armes moins solides que le métal. Son sourire ne le quitta pas une seconde tandis qu'il se dirigeait vers le promontoire ouest.
Sur les bokoblins qui y stationnaient, Yunobo se fit un malin plaisir d'utiliser les grosses caisses métalliques posées à leur côté et de les balancer sur les chuchus électriques. Ceux-ci tuèrent presque instantanément tous les monstres en explosant, un seul coup de massue sur le bokoblin bleu terminant l'ouvrage.
Mais là où Yunobo fut particulièrement inventif, ce fut face à l'hinox. Après avoir vaincu ses premières appréhensions, il avait opté pour une technique fiable et efficace, mais qui l'amusa beaucoup.
Bouclier activé, le goron roulait en toute sens à une vitesse inimaginable pour heurter les jambes du géant et le faire tomber. Une fois parti à la renverse, Yunobo lui assenait de grands coups de masse avant de repartir de plus belle, répétant l'opération dans de précieux éclats de rire jusqu'à ce que l'hinox explose dans un nuage de fumée.
Le goron ne fut pas une seule fois touché par un ennemi.
Le soir même autour du feu de camp, le verdict était unanime du côté des hyliens: Yunobo était prêt. Bien que Link n'eut jamais douté des capacités du goron, il ne s'était certainement pas attendu à une progression si rapide. En voyant ses deux élèves côte à côte autour du feu de camp et en songeant à leurs prouesses, il réalisa qu'il était soit un professeur vraiment extraordinaire, soit ses apprentis l'étaient, soutenus par des forces supérieures auxquels il était totalement étranger. Dans sa grande humilité, il était certain qu'il s'agissait de la seconde hypothèse.
«Tu as été fantastique, Yunobo», le félicita à nouveau la princesse en grignotant un fruit des bois grillé, un grand sourire aux lèvres.
Ce à quoi Link acquiesça vivement. Au final, il n'avait vraiment eu que peu de travail à fournir pour guider le guerrier goron que seul sa peur maladive entravait. Si sa manière de combattre était loin des normes standards, elle était efficace et cela seul importait.
Ravi, Yunobo dévoila toutes ses dents avec une expression extatique sur le visage sans quitter la jeune hylienne de ses petits yeux humides. Laissant un instant à son ami pour se reprendre, Link finit par se racler la gorge pour mettre fin à cette étrange adoration qui, il le sentait, commençait à mettre Zelda mal à l'aise.
«Que compte-tu faire maintenant?»
Revenant à l'instant présent, le goron se secoua légèrement avant de reporter son attention sur le chevalier.
«Demain, je repars pour Ordinn pour y éradiquer tous les monstres de la montagne, répondit-il avec un sérieux que Link ne lui connaissait pas. Puis je vous rejoindrai pour aller chasser les yigas!
— Alors tu acceptes de te joindre à nous?»
Le jeune goron riva ses billes noires qui lui servaient d'yeux sur la princesse d'un air ébahi.
«Vous ne croyez tout de même pas que vous allez vous amuser sans moi, nom d'un roc?»
Les deux hyliens ne purent contenir leur éclat de rire.
Yunobo était définitivement prêt.
