Lorsque Link et Zelda se matérialisèrent devant le sanctuaire de Sao'Kohi le jour suivant, une fine bruine voilait le paysage escarpé dans la lumière grisâtre de l'aube. Les deux jeunes gens se séparèrent en abritant prestement leur visage sous leurs capuches hyliennes, puis se laissèrent glisser adroitement sur la pente pierreuse jusqu'à la rive du fleuve Zora en contrebas, le chevalier réceptionnant sa princesse plus par réflexe que par nécessité.
Devant eux se dressait le pont d'Ingogo, splendeur de l'architecture zora qui marquait l'entrée du pays du peuple des eaux. Taillé dans des gemmes nox comme toute construction zora, les montants du pont étaient ciselés avec une telle finesse qu'ils semblaient en cristal. Il était protégé par deux tours de garde, actuellement vides, qui ressemblaient davantage à des sculptures de glace d'un bleu profond qu'à des ouvrages défensifs. En arrière-plan, l'éclat bleuté de la Tour de Lanelle brillait à travers la pluie, gardien vigilant depuis son haut promontoire rocheux sur l'eau grise et tumultueuse qui s'écoulait à ses pieds. Celle-ci prenait sa source au sein de la chaîne montagneuse granitique et verdoyante qui se dressait sur leur gauche et d'où elle s'écoulait en cascades. Pour trouver le village nourricier du peuple aquatique, les voyageurs devaient remonter le courant jusqu'à la naissance de leur fleuve éponyme.
Malgré la perte de temps que cela représentait, Link et Zelda n'avaient pas d'autres choix que d'entrer en pays zora depuis le pont emblématique. Toute autre démarche aurait été perçue comme une marque d'irrespect rédhibitoire, et Zelda était convaincue qu'elle n'avait pas besoin d'un obstacle supplémentaire dans ses tractations futures avec le peuple des eaux. Même s'ils n'avaient vu personne, il était certain qu'un guetteur blotti dans les ombres du fleuve était déjà en train de remonter le courant pour prévenir le roi Doréfah de leur arrivée.
Cet impératif diplomatique n'était pas sans conséquence. À pied, le domaine se trouvait à plus de trois jours de marche. Trois jours qui pouvaient leur être fatal, tout comme le retard pris par leur nécessaire interlude sur l'île Finalis. Si les yigas espionnaient l'ensemble des tribus comme les hyliens le craignaient, Suppa savait que la Princesse Royale avait quitté le Village Goron depuis près d'une semaine. Une semaine, c'était un délai amplement suffisant pour organiser une surveillance des deux dernières routes restantes: celle d'Hébra et celle de Lanelle. Il n'était pas nécessaire d'être grand clerc pour comprendre ce que la princesse faisait, à présent.
Link et Zelda n'avaient aucune intention de suivre le chemin escarpé et glacial qui menait au Village Piaf. Les sanctuaires leur offraient d'autres possibilités avec un peuple un peu moins attaché aux questions de protocole que celui des zoras. Le sentier de Lanelle était quant à lui incontournable en plus d'être l'environnement parfait pour fomenter une embuscade. Le chemin était sinueux et étroit, coincé dans des goulots le long de hautes falaises escarpées ou longeant le fleuve profond et rapide. Les pluies régulières y dissimulaient efficacement traces et bruits. Dans un tel décor, le seul espoir des deux voyageurs était d'être suffisamment rapide pour échapper à une attaque, ou d'être suffisamment proches du domaine pour obtenir l'aide des zoras.
Réduire le temps du trajet n'était donc pas une question de confort pour Zelda et Link, mais bien une question de survie. La solution la plus évidente était de voyager à cheval. Ils diviseraient ainsi la durée de leur périple à moins de deux jours, tout en ayant un moyen de fuite efficace. Mais c'était sans compter sur l'évolution du peuple zora.
Un siècle auparavant, le peuple de l'eau était ouvert sur le monde extérieur. Ils avaient construit les infrastructures nécessaires pour permettre la venue d'autres tribus jusqu'à leur domaine reculé, comme les ponts majestueux qui enjambaient leur rivière et les lanternes qui en balisaient le chemin. La Grande Calamité avait au contraire poussé les zoras à se replier sur eux-mêmes. Ils avaient savamment utilisé la ravine étroite de la rivière afin d'y ériger de nombreux obstacles bloquant l'accès à tout cavalier, sans parler d'une armée. Le premier écueil se situait même juste avant le pont d'Ingogo: le terre-plein sur lequel les jeunes gens se trouvait était suffisamment surélevé pour être totalement inaccessible à un équidé.
Mais si l'ingéniosité zora était redoutable, elle n'était cependant rien face à celle des anciens sheikahs.
Link porta deux doigts à ses lèvres et émit un sifflement fort et mélodieux. Des filaments bleutés devenus familiers apparurent à ses côtés et Félag se matérialisa dans un hennissement de joie. Alors qu'il s'approchait de sa jument pour lui gratter le chanfrein dans un geste d'affection, Zelda imita son chevalier pour émettre un son plus doux, mais qui raisonna tout de même sur les parois de pierre. Un instant plus tard, Silhad s'ébrouait sous la pluie glacée et rejoignait sa cavalière en quête d'une caresse.
«Bonjour mon tout beau», le salua Zelda avec plaisir en enlaçant tendrement son museau.
Dans un silence vêtu de l'habitude des préparatifs, les cavaliers vérifièrent la bonne tenue de leur harnachement avant s'engager sur le pont au petit trot. Ils n'échangèrent même pas un regard. Ils étaient tous deux conscients du danger que représentait ce voyage si prévisible: chaque minute gagnée était un pas de plus vers la sécurité.
Le claquement des sabots sur le tablier du pont berça rapidement Zelda dont l'esprit s'égara dans des pensées vagues et dispersées. Son regard s'égara sur le harnachement archéonique de sa monture, splendide au demeurant. Confectionnées dans cette étrange matière noire qui était l'apanage des anciens sheikahs, la selle de Félag lui couvrait les reins avec des décors orangés hypnotiques, l'œil sheikah brillant de cette énergie bleutée caractéristique. Le filet avait été retravaillé pour plus de légèreté, le dotant d'un aspect plus classique. L'original était trop lourd et trop imposant pour que la jument en soit équipée pendant une longue période. Pour autant, Link ne pouvait pas plus faire l'économie du gain d'endurance octroyé par le filet antique que de la capacité de téléportation liée à la selle.
Le harnachement de Silhad, par contre, était un pur chef d'œuvre aux yeux de Zelda. Réplique exacte de l'équipement royal qui avait été celui de la princesse pendant tant d'années, la dorure des symboles royaux resplendissaient sur le noir profond du matériau dans lequel il était conçu, l'oiseau royal brillant fièrement du bleu de l'énergie sheikah. Sur la robe claire du perlino, l'ensemble était tout simplement du plus bel effet, sans parler du confort surprenant de la selle ouvragée. Zelda savait d'ors et déjà qu'elle n'envisageait plus d'autre équipement pour son Silhad.
Lorsque Link lui avait révélé les propriétés de la selle archéonique, la princesse avait trouvé l'idée excellente. Savoir qu'il n'en existait qu'un seul exemplaire l'avait cependant vite refroidie. Faire un aussi long trajet à deux sur une même monture n'avait rien de confortable et épuiserait Félag, aussi forte fut-elle. Sans parler de la pointe de tristesse qu'avait ressenti la jeune hylienne à l'idée de ne pas partager ce voyage avec son propre étalon.
Face à ses objections, Link avait haussé les épaules et rétorqué avec la plus grande évidence qu'il suffisait d'en fabriquer une seconde. Bien sûr, la princesse avait vivement réagi en lui rappelant d'un ton sec qu'il s'agissait là d'un savoir-faire très ancien dont plus personne n'avait la maîtrise. Sans cela, la guerre contre Ganon n'aurait pas été un échec aussi cuisant.
À sa décharge, elle ignorait alors qu'il existait un endroit dans ce siècle-ci où la selle sur laquelle elle était assise pouvait peut-être être confectionnée. Bien qu'étant au village d'Elimith depuis plusieurs jours, elle n'avait pas encore rencontré le fils de Faras, alors en expédition. Link, comme à son habitude, n'avait pas jugé bon de l'informer de l'existence du Laboratoire Antique d'Akkala.
Après une évidente dispute dont ils avaient fait profiter tout le village, la princesse s'y était rendue avec un engouement à peine dissimulé.
À tort…
Une main sous le menton, Zelda scrutait attentivement la relique qui trônait fièrement au beau milieu de la pièce. Fabriquée dans cette étrange matière noire typique des pierre-guides sheikahs, la fameuse lueur bleue l'affublant de deux grands yeux globuleux et d'un étrange sourire, elle dégageait comme une aura de sérénité tranquille qui troublait la princesse plus qu'elle n'osait se l'avouer. Comme si la relique n'était pas qu'un simple objet, mais comme si elle était… habitée… Qu'elle avait une âme…
«Yo!»
Zelda sursauta avec un mouvement spontané de recul. La pierre-guide venait-elle vraiment de… parler?
«T'insères des matériaux et de l'oseille, reprit la voix grésillante, et moi j't'échange tout ça contre des matériaux archéoniques.»
Une image apparut sur le devant de l'artefact, comme un menu présentant différents objets et leurs coûts. Fascinée, la princesse se pencha en fronçant les sourcils.
«Vous vous intéressez à ma CHERRY, votre altesse?» demanda Faras derrière elle.
Zelda se redressa pour porter son attention sur le petit sheikah qui lui tendait une tasse de lait chaud. En cent ans, le savant n'avait pas beaucoup changé, mis à part sa taille. Il avait gardé ses cheveux blancs hirsutes et ses yeux couverts de ces drôles de lunettes dorées aux orifices bleutées qui bougeaient indépendamment l'un de l'autre. Derrière lui, Jérine, son épouse, une grande hylienne vêtue à la mode sheikah et dont le visage fin était doté d'une beauté hautaine, se tenait en retrait dans les ombres de la pièce, visiblement intimidée.
Zelda s'empara de l'anse avec un sourire de remerciement.
«Vous avez réalisé un travail remarquable, Faras. Parvenir à donner la parole à une pierre-guide…
— Le MÉRITE ne me revient PAS uniquement, précisa le sheikah en se reculant. JE ne serais parvenu à RIEN sans JERINE.»
Zelda acquiesça prudemment et souffla sur le liquide brûlant entre ses mains. Depuis son arrivée au laboratoire, Faras s'était montré distant et réservé à son égard, plus fermé qu'elle ne l'avait jamais vu même aux pires heures de leur lutte contre Ganon. Habituellement habité d'une sorte de folie douce qui saupoudrait une intelligence hors norme, le vieux sheikah était une figure de son enfance qu'elle avait toujours trouvé étrangement attachante dans son excentricité. Mais alors qu'elle s'était figuré un accueil plein d'engouement, semblable à celui de Pru'ha à Elimith, Zelda réalisait combien elle s'était trompée. Elle ne semblait pas la bienvenue sous ce toit, et cela la peinait.
«J'ai rencontré Nad à Euzero, dit-elle au couple en espérant rompre la glace. Vous avez un fils ambitieux et intelligent.
— NAD est notre plus grande REUSSITE!» s'exclama Faras avec une fierté non dissimulée.
Le sheikah sauta sur ses pieds et tendit solennellement l'index pointé vers le ciel dans une posture victorieuse.
«C'est un CHERCHEUR en civilisation ANTIQUE!»
Zelda laissa échapper un rire de gorge, ravie de retrouver cette figure si caractéristique et si familière. Il était étrangement rassurant de voir que le vieux savant demeurait égal à lui-même malgré son attitude un peu revêche.
«C'est ce qu'il m'a dit, acquiesça-t-elle avant de reporter son attention sur la relique à ses côtés. Qu'est-ce que c'est, des matériaux archéoniques?
— Le fruit d'un SIÈCLE de recherche, votre altesse. Ce sont des ARMES et une tenue spécialement créée pour le COMBAT contre les gardiens.
— Arc, flèches, épée, armure, bouclier…, lista la princesse en parcourant le menu de Cherry, vous n'avez vraiment rien laissé au hasard, Faras. Félicitations.
— MERCI, votre altesse», s'inclina le docteur avec déférence.
La jeune hylienne plongea les lèvres dans sa boisson pour tenter de dissimuler sa déception. L'attitude si protocolaire de l'un de ceux qu'elle considérait, i peine une heure, comme l'un de ses rares amis instaurait une distance qui lui était difficilement supportable. Ce siècle ne serait-il donc qu'une succession de crève-cœurs pour elle?
Un violent coup de tonnerre retentit au dehors et fit trembler la bâtisse fichée en haut d'un plateau rocheux. Levant les yeux pour tenter d'apercevoir le ciel, Zelda s'aperçut soudain que le laboratoire était dépourvu de la moindre fenêtre. Lorsqu'elle y était entrée, son regard avait de suite été attiré par l'étrange pierre-guide. Elle avait tout de même remarqué l'exemplaire tenue du logis et en avait été surprise. Elle s'était imaginé le laboratoire de Faras envahi d'un bout à l'autre de documents et de croquis, à l'image de celui d'Elimith. Il n'en était rien. Si Faras avait toujours été plus organisé que Pru'ha, Zelda soupçonnait néanmoins Jérine d'être la principale responsable de cette agencement irréprochable.
L'absence totale d'ouverture sur l'extérieur lui avait cependant échappé, et elle n'appréciait pas cette découverte. Depuis son éveil, elle ne supportait que difficilement d'être enfermée entre quatre murs.
«J'ai été extrêmement SURPRIS de ne pas vous voir à CORICOCO, votre altesse, lâcha Faras en brisant le silence qui commençait à s'installer. Plus que surpris… DÉÇU… outré… BLESSÉ même, serait plus exact.»
Zelda ne sut si elle devait pleurer de soulagement ou de tristesse. Soulagement que le sheikah s'ouvre à elle, tristesse de comprendre la raison de son comportement si distant.
«Je ne pouvais pas y assister, Faras, répondit-elle de sa voix la plus douce.
— Il s'agissait de notre GUIDE, de notre MÈRE à tous… de votre AMIE.»
La princesse se pinça les lèvres. Son amie… et tellement plus.
«J'aurais été présente si je l'avais pu.
— Le professeur Pru'ha vous en veut, majesté, dit doucement Jérine depuis son coin sombre. Elle pense que vous avez refusé l'hommage que méritait dame Impa en ne venant pas à la veillée funèbre.
— Votre altesse s'il-vous-plaît, Jérine, la reprit Zelda d'une voix douce. Je ne mérite pas de majesté, je ne suis pas reine d'Hyrule.»
La scientifique hocha la tête avant de s'enfoncer davantage dans les ombres de la pièce, comme pour y disparaître. Zelda retint difficilement un soupir, rivant son regard sur le contenu de sa tasse. Elle avait dû affronter bien des réactions au fil du temps. L'adoration, le mépris à peine dissimulé, la déférence… Mais l'intimidation? C'était propre à ce siècle, et elle était certaine de ne jamais s'y faire.
«Vous n'êtes pas REINE, reprit pensivement Faras en portant une main à son menton. Mais avez-vous l'intention de le DEVENIR?»
Zelda leva son regard sur lui sans redresser la tête, un léger sourire flottant sur ses traits doux. Bien que semblant toujours un peu hors réalité, Faras avait une conscience aiguë de son environnement et de ce qui s'y tramait. On ne traversait pas les siècles en côtoyant les plus grands de ce monde sans avoir quelques cordes à son arc, après tout.
«Tout dépend du sens réel de votre question, Faras. Est-ce que je veux devenir reine d'Hyrule, ou est-ce que je dois le devenir?»
Inconsciemment, les yeux de la princesse glissèrent du sheikah à la porte située derrière lui, espérant que celle-ci s'ouvre enfin sur son chevalier servant. Il mettait un temps anormal à défaire le harnachement archéonique de Félag, et cela commençait à l'inquiéter. Elle n'aimait pas l'ambiance qui planait autour d'elle dans cette pièce, si différente de la chaleur d'autrefois. Le scientifique devant elle ne voyait plus la petite fille qu'elle avait été, uniquement l'hypothétique souveraine d'Hyrule. Ressentir cette distance avec un être aimé depuis l'enfance était une expérience douloureuse.
Si Impa avait été une figure importante de son passé, l'ensemble des scientifiques du laboratoire avaient tenu une place prépondérante dans le cœur de Zelda, et tout particulièrement Faras. À l'époque où il travaillait au Laboratoire Royal, elle avait pris l'habitude de venir le voir travailler des heures durant, et ce depuis son plus jeune âge. Depuis la mort de sa mère, à vrai dire. Le scientifique avait toujours accepté sa présence durant ses expériences les plus folles, toujours répondu avec patience et bienveillance à ses multiples questions. Au contraire de Pru'ha qui ne la tolérait que par obligation. Elle se souvenait de s'être tenue sur les genoux du scientifique pendant qu'il lui expliquait ses schémas sur les gardiens, d'avoir couru au milieu des tubes à essais en chapardant ses croquis pour le forcer à jouer avec elle. Grâce à lui, la petite fille perdue avait trouvé comme un deuxième foyer au sein de ce laboratoire, un foyer où elle se sentait en droit d'exister. Mais par-dessus tout, Zelda savait aujourd'hui que Faras avait compris ce qu'elle-même ne pouvait pas dire, à l'époque.
Que les sciences ne demandaient pas d'émotion.
«Souhaitez-vous RECONSTRUIRE le royaume? rétorqua brutalement le vieux savant en l'extrayant de ses pensées lugubres.
— Hyrule doit être reconstruit, dit Zelda en choisissant soigneusement ses mots, vous le savez aussi bien que moi. La forme qu'il prendra ne dépend pas que de moi, cependant. Pas uniquement.
— Alors vous ne pourrez pas faire SANS les sheikahs, votre altesse. Mais PRU'HA ne sera pas aussi compréhensive que nous. Impa était sa SŒUR. Sa PETITE sœur.
— Je le sais bien, Faras, soupira-t-elle sans parvenir à dissimuler une pointe d'aigreur. Tout comme Pru'ha est consciente des sacrifices que nécessitent parfois nos positions. Elle comprendra une fois sa peine adoucie. Et Impa recevra l'éloge qu'elle mérite dès que j'en aurais la possibilité, c'est une promesse que je fais à tout le peuple sheikah.»
Elle s'avança jusqu'à une table de travail et y déposa sa tasse à moitié vide avec délicatesse. Link dosait le miel définitivement mieux que n'importe qui d'autre.
«Et puis, Pru'ha n'est pas le nouveau chef de la nation sheikah, il me semble…»
Elle laissa volontairement sa phrase en suspens et attendit de voir la réaction de ses deux interlocuteurs. Cent ans auparavant, côtoyer les scientifiques du Laboratoire Royal était une source d'apaisement pour elle, loin de la politique et de ses trop nombreuses méditations. Elle réalisait avec tristesse qu'il n'en était plus de même aujourd'hui… et elle pouvait en remercier les yigas.
Que le Crépuscule les engloutisse.
«Pahya est un peu… dépassée, indiqua Faras en se raclant la gorge avec gêne. Elle –»
La porte s'ouvrit brutalement sur une pluie diluvienne et Link entra d'un pas pesant, portant valeureusement le lourd harnachement sheikah sur son épaule. Zelda s'avança à sa rencontre avec un sourire soulagé qui disparut dès qu'elle aperçut l'autre selle violette et or que le jeune hylien traînait derrière lui.
«Un harnachement royal? s'exclama-t-elle, éberluée. Mais où l'as-tu trouvé?»
Le chevalier posa son fardeau sur le sol dans un bruit sourd. Ses mèches blondes dégoulinaient sur le parquet sombre tandis qu'un terrible coup de tonnerre ébranlait à nouveau la bâtisse.
Link haussa les épaules.
«Mais QU'EST-ce que C'EST que ÇA?» demanda un Faras extatique.
Il s'accroupit à côté du matériel sheikah et ses yeux métalliques tournoyèrent dans tous les sens. Jérine le rejoignit rapidement, la curiosité ayant raison de sa retenue.
«Ça, répondit Zelda, c'est la raison de notre venue.»
Faras et Jérine s'étaient rapidement mis à l'ouvrage avec une frénésie presque infantile. Zelda avait pu admirer l'équilibre serein qui animait le couple, Jérine freinant l'enthousiasme débordant de son mari, Faras la poussant à voir plus loin que son pragmatisme naturel. Ils avaient cette connivence propre aux couples bien assortis et pourtant si différents, celle de ceux qui s'étaient trouvés, apprivoisés, pour ne plus jamais se quitter. Ils étaient beaux.
Elle se demanda si elle-même aurait la chance de vivre une relation aussi profonde que celle-là. Elle l'espérait, un peu malgré elle. Comme un enfant qui croyait encore que les déesses reviendraient bénir Hyrule.
Alors qu'ils gravissaient au pas le chemin en lacets qui longeait la première cascade du fleuve, les propos de Faras sur la délicate position de Pa'hya tournoyèrent dans l'esprit de la princesse. La gestion fragile du peuple sheikah l'inquiétait plus qu'elle n'osait le dire. Pru'ha était certes très intelligente et Zelda l'appréciait beaucoup, mais elle n'avait aucune compétence pour relever la nation de la perte dramatique d'Impa. Pa'hya, elle, même si elle était beaucoup trop jeune et avait encore beaucoup à apprendre, avait passé sa vie dans l'ombre de la grande dirigeante. Elle l'ignorait encore, mais Impa lui avait déjà enseigné tout ce qu'elle avait besoin de savoir, Zelda en était convaincue. Son amie n'aurait jamais laissé son peuple à l'abandon, pas alors qu'elle avait pu prédire sa mort.
La princesse hésitait davantage sur la position qu'elle-même devait tenir dans cet étrange tableau. Devait-elle se rendre à Cocorico pour soutenir la jeune dirigeante face à sa tante, ou devait-elle laisser le temps décider de lui-même? Dans tous les cas, cette question devait attendre la destruction effective des yigas. Tant que sa propre position sur la scène d'Hyrule demeurait incertaine, Zelda ne serait d'aucun soutien à Pa'hya. Elle devait avant tout prouver sa légitimité, faire taire tous les kyohis, et ainsi avoir les coudées franches. Suffisamment pour lui permettre d'offrir à Impa les adieux qu'elle méritait au nom de la Famille Royale. Et en son nom à elle, Zelda, l'enfant qu'Impa avait soutenue de toutes les manières possibles pendant tant et tant d'années.
Les deux hyliens finirent par venir à bout de la première montée et ils mirent pied à terre une fois face au premier véritable obstacle sur leur chemin. Il s'agissait du dernier mais également du plus radical pour forcer d'éventuels envahisseurs à abandonner définitivement leur monture. La rive droite sur laquelle ils se trouvaient était impraticable sur plusieurs mètres, obligeant les voyageurs à traverser le fleuve. Bien que pas plus large qu'un ruisseau à cet endroit, les zoras avaient détruits les passerelles d'origine pour les remplacer par d'imposants rocs polis par les pluies. Un obstacle infranchissable pour un cheval, sous peine de le voir sombrer dans les flots qui s'écoulaient à toute vitesse à leurs pieds.
Link et Zelda abandonnèrent les chevaux sans état d'âme et traversèrent les rocs glissant sans rencontrer la moindre difficulté. Le chevalier ne fut pas surpris en constatant que les octoflots qui y sévissaient auparavant n'étaient plus que des souvenirs. Le sentier, balisé par les petits lampadaires savamment ouvragés et taillés avec le même savoir-faire que les tours de guets d'Ingogo, sinuait le long de cet escarpement qui n'échappait pas à la règle. Une demi-heure plus tard, les deux hyliens rejoignirent la rive droite avec quelques mètres de plus à leur actif. Ils sifflèrent leurs montures de concert et celles-ci se matérialisèrent à leurs côtés dans des hennissements outrés. Une carotte vigueur pour se faire pardonner, et les deux hyliens reprirent leur route.
Ces selles étaient définitivement des inventions très pratiques.
Pendant plus de deux heures, ils gravirent silencieusement la pente pierreuse qui longeait le lit de la rivière, guettant tout bruit suspect depuis les hauteurs. Le lieu était propice aux éboulis, qu'ils soient volontaires ou non. Intrigué par le mutisme de sa protégée depuis leur départ, Link lui adressait de fréquents coups d'œil. Il n'osa cependant pas interrompre le fil de ses pensées. Si Zelda souhaitait lui en faire part, elle le ferait. Quand elle serait prête.
Le sentier déboucha finalement sur un étroit goulot qui s'enfonçait dans la montagne. Link mit pied à terre, rapidement imité par la princesse. Les deux cavaliers guidèrent à la main leur monture afin de franchir la petite butte et quittèrent le sentier. Le peu de hauteur sous plafond de la cavité devant eux était la configuration parfaite pour un traquenard, risque que ni Link ni Zelda ne souhaitaient prendre. Aussi s'employèrent-ils à le contourner.
Ils se remirent en selle un instant plus tard pour traverser un bois de conifères hauts et fournis, le bien mal nommé Morne Bois qu'ils traversèrent au galop. Les sabots des chevaux projetaient des gerbes d'eau dans le sol détrempé, des sapins et des ifs aux épines d'un vert sombre et profond défilant autour d'eux dans un ballet fantomatique. Dans ce climat humide et doux, l'herbe était riche et grasse, et le gibier abondant et peu craintif. La région de Lanelle était également très riche en plantes les plus diverses, champignons, truffes, herbes, radis et fleurs, poussant parfois quelques cueilleurs intrépides aussi loin dans la montagne pour y faire de précieuses réserves.
L'averse s'interrompit enfin au moment où ils atteignirent l'orée du bois. Les deux hyliens retirèrent leurs capuches trempées avec soulagement et poursuivirent leur route au triple galop. Surplombé de hauts rochers, le sentier étroit dans lequel ils s'élancèrent était un paradis pour guet-apens, mais le passage était cette-fois-ci incontournable. Ils débouchèrent pourtant à tout allure sur la Rive aux Vœux quelques minutes plus tard, sans encombre. Ils tirèrent brutalement sur les rênes des chevaux pour les faire souffler, et éviter qu'ils ne sombrent dans les flots si proches.
Un paysage d'une incomparable beauté s'étalait sous leurs yeux. Le fleuve Zora, devenu à présent aussi large qu'un grenier à blé, s'écoulait paresseusement à leurs pieds. Le bruissement de l'eau émettait une musique douce et apaisante aux oreilles des voyageurs. L'enjambant avec grâce, le pont d'Orlène sur leur droite se reflétait délicatement dans le miroitement de l'eau sombre. Sa structure était ciselée avec la même finesse que son prédécesseur, le pont d'Ingogo. Le clou du spectacle se trouvait cependant de l'autre côté du fleuve. Une falaise abrupte et spectaculairement haute se propulsait fièrement vers le ciel. Sa roche, d'un doux gris clair, se transformait sur les sommets en un bleu cobalt aussi translucide et luisant qu'un glacier.
Plus le voyageur s'avançait en direction du domaine et plus cette particularité de la roche se généralisait. Le paysage se muait ainsi progressivement en un spectacle féerique, comme hors du temps. Comme si la montagne brillait intérieurement d'une âme douce et transparente. Celle, spirituelle et profonde, du peuple zora.
Zelda se détacha de sa contemplation pour glisser son regard sur le chevalier à ses côtés. Elle ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur ce qu'il ressentait en cet instant. À sa dernière venue, il ignorait encore que ces lieux étaient ceux où il avait passé son enfance. Ce n'était plus le cas, à présent. Ressentait-il cette même nostalgie empreinte de morosité qui la saisissait chaque fois que son regard se posait sur les ruines de la Citadelle? Pourtant, Zelda demeura silencieuse. Link était un être secret et elle avait toujours respecté cette part de lui, lorsqu'elle le pouvait.
Au bout d'un moment, le chevalier finit par lever son regard au ciel, profitant de l'accalmie pour tenter de repérer la course du soleil.
«Nous camperons sur l'autre rive», indiqua-t-il en désignant le pont.
Zelda acquiesça posément et tous deux tournèrent bride à leurs montures pour poursuivre leur périple. Loin de le rassurer, l'absence des yigas jusqu'à présent poussait Link à redoubler de vigilance. Les occasions n'avaient pourtant pas manqué, loin s'en fallait. Il voulait absolument se rapprocher le plus possible du domaine avant la nuit.
La luminosité, déjà peu présente depuis le début de la journée, était déclinante et donnait une teinte rougeâtre à la roche du goulot dans lequel ils s'enfonçaient. À peine s'y étaient-ils engagés que Link tira sur les rênes de Félag et tendit une main devant la princesse pour la stopper.
«Qu'est-ce que…»
Le chevalier posa un doigt sur ses lèvres et désigna le plafond devant eux. À quelques mètres, des animaux d'un jaune éclatant se distinguaient dans la pénombre.
Des chauves-souris électriques.
Si ces petites bestioles n'étaient généralement pas des ennemis particulièrement redoutables, celles-ci avaient la fâcheuse habitude d'électrocuter leur assaillant dès qu'il leur assenait un coup, le désarmant systématiquement. Le meilleur moyen de s'en débarrasser était donc de les abattre à distance.
Comprenant l'intention de Link, Zelda l'imita en s'emparant de son arc, y encocha une flèche et attendit son signal, le cœur battant. Une minute plus tard, six ailes jaunes et yeux orangés gisaient au milieu du chemin, les derniers vestiges des nuages de corruption se dispersant dans l'atmosphère.
Les cavaliers reprirent leur avancée au petit trot. Ils débouchèrent sur une berge verdoyante sous l'éclat subreptice du soleil couchant. Ses rayons éclairaient poétiquement les perles d'eau habillant le paysage. Un hennissement de protestation retentit dans le dos de Link et il s'arrêta, les sourcils froncés. Quelques mètres derrière lui, sa silhouette se découpant dans l'obscurité du goulot qu'ils venaient de quitter, Zelda se tenait figée sur sa selle, les yeux rivés sur les hauteurs.
Il n'avait pas besoin de suivre son regard pour comprendre ce qui avait attiré l'attention de la princesse. Devant eux, au plus haut sommet de la Chaîne de Sez, s'élevait Vah'Ruta, la créature divine de l'eau. Ils ne distinguaient qu'une partie de sa structure massive dans le ciel assombri, ses défenses et sa trompe rivé en direction du Château d'Hyrule. À présent, Ruta était vide de toute vie, figée, sans plus aucune énergie pour l'animer. Sans prodige pour la diriger. Sans Mipha.
«J'ai toujours eu un faible pour elle, murmura doucement Zelda sans quitter l'imposante machine du regard. Je ne sais pas pourquoi. Elle dégage quelque chose de gracieux, de plus… Peut-être est-ce parce que j'ai plus d'affinité avec son élément, l'eau… Mais… La voir ainsi, sombre et éteinte, peut-être à jamais…»
Elle ne poursuivit pas sa phrase. C'était inutile. À travers les créatures, c'était l'âme des prodiges qui s'en était allé, et cela suffisait pour blesser le cœur de ceux qui se souvenaient. Link posa une main sur celles de la princesse qu'elle tenait jointes sur le pommeau de sa selle, et les serra doucement. En réponse, Zelda lui offrit un sourire empreint de nostalgie.
Ils poursuivirent leur route au galop, le chemin dégagé devant eux leur permettant cette fantaisie pour gagner à nouveau quelques précieuses minutes. Lorsqu'ils parvinrent au pont d'Orlène, la nuit était tombée et la roche si caractéristique de la région commençait à luire dans la pénombre, se reflétant dans l'eau noire et scintillante de la Zora.
Ils traversèrent le pont et Zelda eut le plaisir de découvrir sur l'autre rive un espace dédié aux voyageurs. Sous les contreforts de la falaise, une marmite attendait patiemment un cuisinier hardi. Leurs vêtements étant humides et le froid commençant à s'installer, une flambée et un repas chaud préparé par son talentueux chevalier lui sembla soudain une perspective particulièrement réjouissante.
Son souhait fut exaucé en l'espace de quelques minutes. Leur campement était sans nul doute l'un des plus rapides à installer. Ils étalèrent simplement des couvertures près du feu et sortirent quelques ingrédients de cuisine. À contrecœur, ils gardèrent les chevaux entièrement équipés pour pouvoir s'enfuir le cas échéant. Leurs mors gênaient les équidés pour se nourrir de l'herbe grasse et attrayante, mais les déharnacher était bien trop risqué.
«Nous devrions atteindre le domaine au cours de l'après-midi, nota Zelda un instant plus tard alors qu'elle terminait son assiette de sauté de champis odorant. Je n'ai toujours aucune idée de l'accueil qui nous attend. Les anciens sont vraiment si en colère que ça?»
Le jeune hylien acquiesça, une moue contrariée sur le visage. La princesse soupira en posant sa vaisselle vide à ses côtés.
«Les zoras sont les seuls à se souvenir de nous, de notre époque… Les seuls à savoir ce qui s'est passé, et je n'ai aucune idée de comment interagir avec eux. Comment faire pour qu'ils ne voient plus en moi la princesse que j'étais? Comment devenir légitime à leurs yeux? Ils ont vu tant et tant de souverains hyliens… Ils ont connu mon père, ma mère…»
Elle secoua la tête, dépitée, et se recroquevilla en serrant ses jambes contre elle. Si chaque peuple d'Hyrule avait sa particularité, les zoras avaient toujours été à part avec leur mémoire et leur notion du temps si distantes des autres tribus. Mais cette fois-ci, les choses étaient encore différentes. Pour la première fois, les zoras allaient devoir faire face à des personnes extérieures ayant pour partie une mémoire équivalente. Quant à Link et Zelda, mis à part des êtres isolés comme Pru'ha et Faras avec qui ils partageaient un lien amical cent ans auparavant, ils allaient eux aussi devoir faire face aux conséquences directes du passé, avec des êtres qui avaient vécu les effets de leur jeunesse, de leur inexpérience et de leurs erreurs, sans pour autant être des amis.
Avec les zoras, ils partageaient non seulement l'Histoire mais aussi leur histoire. Sans même parler de l'enfance de Link. Il y avait tant et tant de paramètres à prendre en compte que Zelda ne parvenait tout simplement pas à déterminer comment elle allait bien pouvoir négocier l'implication du peuple aquatique dans la nouvelle page d'Hyrule qu'elle tentait d'écrire. Comment racheter ses fautes passées aux yeux de ces êtres mémoriels? Comment racheter la mort de leur princesse?
L'esprit embrumé par toutes ces inquiétudes, Zelda finit par s'assoupir au coin du feu, Link la revêtant d'une couverture pendant qu'il veillait.
Demain arriverait bien assez vite.
Un vent d'ouest s'engouffra dans les gorges de la Zora, enveloppant dans ses bras glacés le chevalier assis près du feu de camp. Réprimant un frisson, Link resserra les pans de sa couverture sur ses épaules en levant les yeux vers le ciel sombre. La nuit nimbait le paysage d'un épais manteau de noirceur, aucune étoile ne parvenant à percer la couche nuageuse qui stagnait au-dessus de la région. Seule la clarté de quelques gemmes nox brillait sur les flancs de la Chaîne de Sez, leur éclat miroitant sur la pierre bleutée. Puis il y avait leur feu, foyer ardent les protégeant autant que possible du froid et de l'humidité ambiante.
Pour la énième fois de la soirée, le regard de Link dériva malgré lui sur la rive d'en face, pourtant dissimulée par un aplomb rocheux. Cette rive, la Rive aux Vœux, ne cessait de lui murmurer une histoire très personnelle qu'il avait du mal à occulter. Ayant recouvré la mémoire, l'endroit était à présent chargé d'une multitude de souvenirs pour Link, et la silhouette sombre et massive de Vah'Ruta le surplombant ne les ravivaient que davantage. Des souvenirs qui l'envahissaient immanquablement d'un profond sentiment de regret dont il savait qu'il ne serait jamais libéré, peu importait le baume du temps.
La Rive aux Vœux avait été l'un des lieux favoris de la douce Mipha. Pour cette raison, le peuple aquatique y célébrait tous les ans la Fête du Prodige en l'honneur de leur princesse disparue. Link, pour sa part, devait être l'un des êtres conservant le plus de souvenirs de Mipha en ces lieux. La princesse était déjà à la fin de son adolescence lorsqu'il avait été déposé nourrisson devant le Pont Zora, mais de par la longévité de son peuple, il avait tôt fait de se retrouver à un âge approchant du sien. Pourtant, rien n'aurait pu présager de la relation étroite qu'ils allaient entretenir. Pour créer ces liens indéfectibles, il avait fallu le hasard d'une belle journée printanière, il y a un peu plus de cent ans…
Torse nu, la sueur coulant sur sa peau pâle, Link assena de toutes ses forces son bâton sur la lanterne en une attaque circulaire, imitant approximativement le mouvement qu'il avait vu lors de l'entraînement espionné un peu plus tôt dans la matinée. Lorsque le bois se brisa sous l'impact, le jeune garçon n'eut pas le temps de se protéger des éclats qui vinrent se ficher dans sa joue, juste à quelques millimètres de son œil. Il ne put contenir un cri de douleur. Agacé, il posa ses doigts sur la plaie et observa le sang qui tachait sa peau. Puis il regarda son arme rudimentaire brisée, qui pourtant lui paraissait si parfaite, si équilibrée dans sa mainun instant auparavant. Si seulement Mordan acceptait de lui donner une épée zora, au nom de la déesse!
Agacé, il jeta le bâton dans le fleuve avec rage, un goût amer sur la langue. Il n'avait plus qu'à partir en quête d'une autre branche, à présent!
«Aïe!»
Link sursauta en entendant l'exclamation émergeant des flots et il pivota les talons pour en comprendre l'origine. Une forte rougeur embrasa ses joues lorsqu'il reconnut le faciès mécontent qui pointait à la surface.
«Fais attention avant de jeter quelque chose dans notre fleuve, rouspéta Mipha de sa voix aiguë et douce, tu devrais le savoir depuis le temps que tu vis avec nous!
— Je… Je suis désolé, a-aa-altesse, bégaya le jeune hylien. J-je n'ai p-pas réfléchi.»
Link était mortifié. Non seulement il n'avait pas l'habitude de côtoyer les têtes couronnées, mais encore moins en ayant tenté de les assommer. Dès tout petit, il avait très vite compris qu'il n'était en rien un zora et que seule la bonté de ce peuple le protégeait d'une vie dangereuse et solitaire. Alors, mis à part ses réclamations récurrentes auprès de Mordan, il avait toujours tenté de se faire le plus discret possible et de ne pas se faire trop voir par la Famille Royale, y compris de la si gentille princesse Mipha. Mais après un pareil coup d'éclat, il savait que la sentence risquait d'être terrible. Qu'allait penser le roi qu'il ait failli assommer sa fille, même par mégarde?
Peut-être allait-il se faire renvoyer du domaine?
L'esprit envahi par l'angoisse, le léger rire cristallin qu'il récolta pour toute réponse le déconcerta. Visiblement, la timidité légendaire de la princesse ne s'exprimait pas face au petit zonai impertinent qu'était Link.
«Je te pardonne! s'exclama-t-elle, toute mauvaise humeur envolée. Seulement, sois juste plus prudent la prochaine fois!»
Il secoua la tête à l'affirmative, ses yeux ne quittant pas la princesse qui l'observait à présent d'un air inquiet.
«Tu es blessé?» s'enquit-elle en nageant vers lui avec la rapidité et l'aisance propre à son peuple.
Elle se hissa souplement sur la terre ferme devant lui, les bijoux ornant ses écailles brillant sous le soleil printanier. Link esquissa un mouvement de recul mais la princesse ne s'en formalisa pas. Elle posa sa main humide en coupe sur la joue du jeune hylien. Il n'osa pas s'y opposer. Une lueur éclatante resplendit, le forçant à fermer les paupières tandis qu'une douce chaleur se répandait sur sa peau blessée.
«Tu sembles aussi bavard qu'une carpe tricolore, lui murmura-t-elle avec amusement pendant que son pouvoir guérisseur agissait. Qu'a pu te faire ce pauvre bout de bois pour mériter un tel sort?
— Je… Je…»
La chaleur disparut et la princesse se recula. Link rouvrit les yeux. Il porta la main à sa joue et prit un air ébahi en sentant sa peau intacte sous ses doigts.
«Mer-merci, votre altesse», balbutia-t-il faiblement.
La zora ne put retenir un nouveau rire en observant son expression perdue.
«Sois juste plus prudent la prochaine fois, je ne serai pas toujours là pour te guérir!»
Ne sachant ce qu'il devait dire ou faire, Link resta à contempler fixement les écailles d'un rouge carmin sur lesquelles ruisselaient l'eau du fleuve, sur le faciès légèrement aplati et les nageoires puissantes. La princesse Mipha était belle, aimée de tous, réputée pour sa douceur et sa gentillesse, son altruisme et l'amour inconditionnel qu'elle portait à son peuple.
Oui, mais Link n'en faisait justement pas parti.
Lorsque le regard de la zora se posa sur le tas de vêtements posés un peu plus haut et sur les schémas gribouillés à ses pieds, Link sut qu'il était perdu.
«Ne serais-tu pas en train de t'entraîner au combat par hasard?»
Le garçon se sentit tellement pris au piège que son expression seule trahit sa culpabilité.
«Ne t'inquiète pas, rit à nouveau Mipha. Je garderais ton secret. Je serais aussi muette que toi!»
Elle ponctua sa phrase par un léger gloussement et porta une main à ses lèvres, mutine. Link demeurait figé devant ses expressions si légères, lui qui se pensait condamné d'avance après l'affront qu'il avait commis. Mipha se pencha pour s'emparer d'un parchemin gribouillé et fronça les sourcils.
«Avant d'essayer une figure aussi complexe, il faut que tu travailles ta posture de base, ou tu n'y arriveras jamais. Tu manques d'équilibre, tu sais?
— Je…, commença Link avant de se racler la gorge. C'est que j'apprends tout seul, alors, je ne sais pas trop…
— Je peux t'aider si tu veux.»
Le garçon riva des yeux ronds sur la princesse zora, incrédule, ce qui ne fit que renforcer l'hilarité de son interlocutrice. Décidément, il ne se savait vraiment pas aussi drôle.
«Vous… Vous ne pouvez pas, altesse, je… je ne suis que –
— Bien sûr que je peux! Je ne suis pas un maître d'armes comme Mordan, mais je peux t'enseigner ce qu'il m'enseigne. Ce serait déjà un début.»
Timidement, les mains jointes devant elle, Mipha s'approcha du jeune garçon pour se positionner juste à ses côtés.
«Première leçon, ta posture. C'est quelque chose que je maîtrise assez bien, puisque Mordan a commencé à me l'enseigner il y a près de cinquante ans.
— Alt –
— Appelle-moi Mipha, d'accord? lui demanda-t-elle avec un sourire un peu timide. C'est comme ça que m'appellent mes amis.»
La zora avait été la première à enseigner à Link l'art du combat par des leçons aussi régulières que possible, et la première à croire en ses capacités. Avec son calme naturel et sa douceur inébranlable, elle avait réussi à apaiser le petit garçon intrépide et un peu brouillon qu'était Link, lui apprenant implicitement les vertus de la patience et de la réflexion. Des leçons qui avaient forgés l'hylien et le chevalier qu'il était devenu, des leçons qu'il n'avait jamais oublié.
Jour après jour, ils se retrouvaient aux quatre coins du domaine pour poursuivre son entraînement, la Rive aux Vœux demeurant leur endroit de prédilection. Puis les séances s'étaient progressivement prolongées en discussions de plusieurs minutes, puis de plusieurs heures, construisant pierre par pierre l'édifice d'une entente solide et inconditionnelle. C'était Mipha elle-même qui avait finalement intercédé en sa faveur auprès de Mordan pour qu'il lui prodigue son enseignement. Plus tard, elle avait également œuvré pour que Doréfah l'autorise à rejoindre l'école des cadets d'Hyrule, sans imaginer une seule seconde que cela signerait la fin à leur belle amitié.
Car Link, cet ingrat, avait littéralement brûlé les liens qui les unissaient l'un à l'autre. Il avait tourné le dos à l'une des personnes qui avait le plus compté pour et sur lui, une personne qui l'avait tant et tant soutenu pour qu'il réussisse son rêve. Pour une toute petite place insignifiante au sein d'une armée anonyme, pour la simple reconnaissance de ses pairs, il avait jeté aux oubliettes une des amitiés les plus importantes de son existence.
Étonnement, la zora ne lui en avait pas tenu rigueur. Il n'était revenu au domaine que des années plus tard, en compagnie de son homologue hylienne. Sans un mot, Mipha avait regardé Zelda, et reporté ses yeux noirs sur Link. Puis elle avait souri, tout simplement. Comme si elle avait compris quelque chose, et que cette seule explication lui suffisait.
Douce, douce Mipha…
Le regard du jeune hylien vint caresser la silhouette de l'autre princesse recroquevillée à ses côtés, blottie au plus près des flammes pour tenter d'accaparer leur chaleur. La relation entre les deux héritières avait toujours été plus indéfinissable que complexe, et Link n'avait jamais vraiment réussi à en saisir la véritable nature. Il y avait certes un grand respect, voire une sorte d'admiration réciproque entre elles deux, mais leurs interactions demeuraient si froides et si protocolaires qu'elles en paraissaient factices. Comme s'il y avait un «autre chose», maintenu tacitement sous silence, un «autre chose» qui les maintenait à distance tout en les dotant d'une forme de connivence que personne ne comprenait. À part Impa, peut-être.
Avec une tendresse qu'il ne se permettait pas lorsqu'elle était éveillée, Link remonta délicatement la couverture sur l'épaule de Zelda. Elle laissa échapper un soupir satisfait dans son sommeil, mais ne bougea pas. Lui-même n'avait jamais su son propre rôle au sein de l'étrange triangle qu'il avait formé malgré lui avec les deux princesses. Cela le mettait généralement si mal à l'aise qu'il avait fui toutes les occasions de se retrouver seul en leur présence. Incidemment, cela l'avait encore davantage éloigné de la zora, et il le regrettait amèrement, maintenant que celle-ci était partie.
Il bascula la tête à la renverse sur la roche derrière lui et posa ses coudes sur ses genoux. Il était tard et plus que temps de s'arracher à ce passé révolu et douloureux. Les yeux clos, il s'efforça de faire le vide en lui afin de trouver l'apaisement caractéristique de la somnolence du guerrier. C'était une ancienne technique de veille qu'il avait acquis bien des années auparavant, pendant ses classes de cadets, et qui permettait à son corps de se reposer tout en gardant son esprit en alerte. Hylia seule savait combien cela lui avait été utile au fil de ses errances au sein d'Hyrule.
Il se concentra pour ressentir la détente progressive de chacun de ses muscles, les énumérant consciencieusement l'un après l'autre dans son esprit. Il reporta son attention sur les bruits alentours. Le clapotis de l'eau qui s'écoulait quelques mètres plus bas, les crissements de quelques grillons, le hululement d'une chouette. Le crépitement du feu devant lui, le souffle du vent s'engouffrant entre les hautes falaises, son chemin dévié par la corpulence des chevaux assoupis à ses côtés, enveloppant le corps de la princesse endormi, se heurtant…
Se heurtant à quelque chose au-dessus de Zelda. Quelque chose qui n'aurait pas dû y être. Quelque chose qui avait fait taire les grillons.
Link entrouvrit légèrement les yeux et sentit son cœur chuter dans son estomac. La silhouette recroquevillée d'un yiga était suspendu au-dessus de sa princesse. Son tranche-démons luisait à la lueur des flammes tandis qu'il le descendait lentement sur la gorge de Zelda.
Le chevalier s'empara de la première chose qu'il trouva et la balança de toutes ses forces sur l'assassin. Le yiga reçut la poêle encore pleine des restes de leur repas sur la tempe dans un bruit sourd, la puissance de l'impact le propulsant contre la roche grise derrière lui.
«Link?» grommela Zelda, réveillée par la pluie de champis autour d'elle.
L'air un peu hagard, elle se saisit d'une truffe grillée sur sa tunique et la contempla, fronçant les sourcils d'incompréhension.
«Qu'est-ce que…»
Link bondit sur ses pieds et tira son épée au clair pour affronter les cinq yigas qui venaient d'apparaître autour de leur campement de fortune. La vue de ses ennemis acheva de réveiller totalement la princesse. Elle s'empara de l'arc posé à ses côtés pour s'élancer vers un Silhad hennissant et trépignant. À peine fut-elle debout qu'un sous-fifre se matérialisa devant elle et la fit retomber brutalement sur sa couverture. En un réflexe défensif, Zelda bloqua la serpe de son assaillant avec son arc, puis repoussa son ennemi en un cri de gorge rageur.
Elle se relevait tout juste que l'assassin revenait déjà à la charge, mais sa course fut brutalement interrompue par le fil bleuté de l'Épée de Légende lui traversant l'abdomen. Zelda, les cheveux et le visage rendus boueux par sa chute, arma prestement son arc d'une flèche et tira dans son masque blanc pour le faire disparaître en fumée.
Alors que les dernières volutes se dissipèrent, Link se retourna, l'épée brandie en défense, et Zelda suivit naturellement le mouvement pour s'adosser à son chevalier, le souffle court. Pendant quelques minutes, le temps suspendit son cours funeste, les adversaires se toisant à la lumière du feu mourant à leurs côtés. En tout, Link en dénombra huit. Huit masques blancs à l'œil de sang encerclant les jeunes gens, scrutant le premier mouvement qui relancerait l'inévitable combat.
Le chevalier sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine et son cerveau tournait à plein régime. Il se savait en capacité de vaincre les huit yigas, mais il était certain que d'autres allaient apparaître dès que l'un d'entre eux serait à terre. Ce serait un combat sans fin dans lequel il épuiserait ses forces dans l'espoir de créer une percée et de prendre la fuite, sans certitude de réussite. S'il y parvenait toutefois, il ne leur resterait plus qu'à galoper sans relâche pour atteindre le Domaine Zora. Malgré le filet archéonique, aucun cheval ne pouvait couvrir une telle distance au triple galop sans s'écrouler d'épuisement en cours de route, sans même parler du dénivelé. Ils étaient tout simplement encore trop éloignés du domaine.
À force d'observer leur environnement en quête d'une échappatoire, une idée commença à se former dans son esprit. Un peu folle, certes, mais c'était la seule qui lui vint. Lentement, il les fit pivoter en demeurant dos à dos, afin que lui-même se trouve face à la montagne et la princesse face au fleuve. Il retint son souffle et pria la déesse pour que cela réussisse. Sinon, ils n'avaient plus qu'à espérer que le pouvoir du Sceau se manifeste. Il n'avait aucun moyen d'échanger avec la princesse blottie derrière lui et il pria également pour qu'elle suive intuitivement ses mouvements sans poser de questions. Malgré le caractère impossible de Zelda, dans un moment aussi délicat, elle pouvait se montrer docile. Un peu.
«Tire», lui dit-il simplement à voix basse.
Dès qu'il sentit l'esquisse de son mouvement, il s'empara du boomerang lézal robuste à sa ceinture et le lança sur les adversaires qui lui faisaient face. Sans chercher à le rattraper, il bondit en un salto arrière et atterrit juste à temps pour bloquer l'attaque d'un yiga sur Zelda alors qu'elle abattait son troisième sous-fifre d'une flèche au beau milieu du masque.
Elle devenait vraiment excellente.
«L'EAU!» cria-t-il.
S'il perçut bien le rapide coup d'œil surpris de la jeune hylienne, il fut soulagé de la voir prendre ses jambes à son cou sans discuter. Il repoussa le yiga qu'il maintenait sous contrôle d'une puissante poussée et pivota les talons sans chercher à le terrasser. Derrière lui, quatre nouveaux assassins venaient d'apparaître, ainsi qu'un officier. Le combat était inutile.
Il intercepta deux flèches de son bouclier hylien, réceptionna son boomerang en un geste réflexe et courut à la suite de la princesse en direction du pont d'Orlène. Un officier, le même ou un autre Link l'ignorait, apparut juste devant Zelda qui se laissa couler instinctivement au sol. D'un même élan, elle roula sous le parapet et se laissa tomber dans l'eau sombre, le sabre tranche-vent tranchant une mèche de cheveu blond dans un claquement métallique. Sur ses talons, Link profita de la lame comme marchepied pour se hisser sur le parapet, et plongea tête la première dans les flots glacés.
Sous l'eau, il ouvrit les yeux en quête de la princesse et la découvrit toujours immergée à quelques mètres de lui, agrippée à un montant du pont pour ne pas être emportée par le courant. Deux flèches brisèrent l'atmosphère sombre autour d'eux. Au vu de leur trajectoire, leurs assaillants ignoraient l'emplacement exacte de leurs cibles. Link s'empara de la main de Zelda et l'entraîna à sa suite dans une nage à contre-courant dans les profondeurs, remontant en amont en direction du domaine. Ils demeurèrent sous l'eau le plus longtemps qu'ils purent. Ils espéraient ainsi faire croire aux yigas qu'ils aient coulé à pic, ou encore qu'ils eussent été emportés en aval par le courant puissant.
Zelda commença à s'agiter à côté de Link en lui montrant sa gorge et il l'attira vers la rive dans l'espoir d'y trouver des ombres pour les dissimuler. Retrouver la surface fut salvateur, les deux hyliens reprenant leur souffle avec un soulagement manifeste. Comme l'espérait Link, ils se trouvaient à l'abri d'une falaise à la hauteur gigantesque, mais sans aucune plateforme discernable où se hisser. Le chevalier guida la main de la princesse jusqu'à une arête à laquelle elle s'accrocha, le souffle court.
«Tu crois qu'on les a semés?» demanda-t-elle dans un murmure inquiet lorsque sa respiration le lui permit.
Le chevalier ne répondit pas. Il l'invita à demeurer où elle était et disparut à nouveau de la surface. À peine quelques secondes plus tard, il réapparut à l'angle de la falaise, sortant uniquement les yeux pour observer la berge où ils avaient dû abandonner leurs montures.
Il n'y avait plus aucune trace des yigas.
«Nous ne pouvons pas prendre le risque d'y retourner, indiqua Zelda lorsqu'il revint auprès d'elle. Mais si mes souvenirs sont bons, il est impossible de rejoindre la terre ferme avant le grand pont de Laruhto. En nageant à contre-courant, nous n'y arriverons jamais.
— J'ai des bonbons au miel enduro.»
À peine surprise, Zelda secoua la tête et laissa un léger sourire flirter avec ses lèvres.
«Tu as toujours des tas de choses improbables sur toi. Mais tu crois que ça va suffire?»
Link haussa les épaules d'un air peu convaincu, des mèches blondes dégoulinantes se plaquant contre son front. Avaient-ils d'autres choix?
Les deux jeunes gens reprirent donc leur chemin à la nage, leurs bouches suçant assidûment un bonbon régénérant. Ils remontèrent le courant au milieu de gorges profondes et gigantesques. Leur regard ne cessait d'arpenter le rivage en quête de la moindre petite surface leur permettant de reprendre des forces ou mieux, d'accéder à un sentier. Mais ils n'eurent d'autres choix que de poursuivre leur pénible avancée pendant plus d'une heure. Leurs langues étaient couvertes de miel à s'en rendre malade, bien que ce goût devenu trop sucré pour être appréciable soit synonyme de survie.
Ils apercevaient tout juste les contreforts du pont tant espéré quand un autre danger apparut. Sournois, insidieux, il menaçait pourtant de les faire couler comme des pierres au fond de la rivière. L'eau de la Zora était loin d'être à des températures tropicales et ni l'un ni l'autre ne sentait plus ses membres engourdis. Link voyait avec inquiétude les mouvements de nage de la princesse se faire de plus en plus hasardeux, de moins en moins précis. Ses joues étaient rouges et son souffle erratique. Inéluctablement, ils ralentissaient, alors que les trois petites îles salvatrices qui affleuraient au pied du grand Pont de Laruhto étaient encore si loin.
Il n'était pas certain qu'ils parviennent à les atteindre.
«Besoin d'aide?»
La voix inattendue dans leur dos figea les deux hyliens dans l'eau glacée tant elle leur sembla irréelle. Ils se retournèrent et découvrirent avec une joie inégalée un grand zora aux écailles rouge sombre. Son profil marqué tel un requin-marteau les regardait avec des yeux pétillants de joie et de malice.
«Sidon? s'exclama faiblement Zelda, la surprise pourtant bien présente dans le son de sa voix.
— C'est bien moi!»
Dans un geste victorieux, le jeune guerrier présenta son biceps contracté aux hyliens, poing serré, et afficha un sourire éclatant et fier.
«Sidon! Le Prince Zora!»
Il éclata d'un rire bruyant et replongea ses bras dans l'eau, sa bonne humeur réchauffant quelque peu ces deux interlocuteurs.
«Je me souviens de vous, princesse, dit-il d'un ton à peine plus sérieux. Vous n'avez pas changé !
— Qu'est-ce que tu fais là? demanda Link un peu abruptement, le souffle court.
— Je viens vous aider. Quand Octavieh m'a dit que vous étiez en train de remonter le courant à la nage, je me suis douté que quelque chose avait dû mal tourner!
— C'est Doréfah qui t'envoie?» enchaîna Zelda en peinant de plus en plus à garder la tête hors de l'eau.
Tout en proposant un bras secourable à la princesse, le visage de Sidon s'assombrit et il tourna la tête de côté d'un air gêné.
«Non, il ne sait pas que je suis ici, répondit-il à voix basse. Mais on en parlera plus tard! Accrochez-vous, que je vous emmène!»
Les deux hyliens obéirent sans discuter, trop heureux de l'aide providentielle du prince pour tergiverser. Ils posèrent chacun une main dans celles imposantes et écaillées du zora et celui-ci plongea brutalement en fendant les flots à toute vitesse. Une minute plus tard, il les hissa sur la rive baignée d'une lueur bleutée, et les deux hyliens s'y laissèrent tomber brutalement dans l'herbe humide, épuisés.
«Je reviens tout de suite!» s'exclama le prince avant de disparaître à nouveau dans l'eau sombre.
Son départ ne suscita aucune réaction des jeunes gens sur la berge, trop occupés à reprendre des forces pour répondre. Leurs muscles étaient tétanisés par l'effort qu'ils avaient fourni et transi par leurs vêtements détrempés. Après plusieurs minutes d'immobilité, le froid finit par prendre le pas sur la fatigue, les forçant à se mouvoir avec des gestes tremblants.
Link fut le premier à se lever. Il secoua ses membres gourds pour tenter d'y faire circuler le sang et contempla leur environnement. Réalisant qu'ils se trouvaient en contrebas du grand pont situé plusieurs mètres au-dessus, il retint difficilement un gémissement désespéré. Ils avaient été attaqués par les yigas juste de l'autre côté de la falaise, à quelques mètres de là. Ils avaient perdu un temps considérable.
Allongée à plat ventre, les muscles si fatigués qu'elle était certaine de ne plus pouvoir bouger avant plusieurs jours, Zelda trouva à peine la force de lever le regard sur son chevalier. Son esprit occulta cependant toute sensation d'épuisement en apercevant la roche située juste derrière lui. Sidon les avait déposés devant l'une des onze pierres de mémoire disséminées sur l'ensemble du territoire zora, expliquant la lueur particulière qui les environnait. Gravées dans la roche bleutée typique de la région, chacune racontait un évènement de l'histoire zora écrit de la main du roi Doréfah en personne. Zelda n'avait jamais eu l'occasion de prendre connaissance de chacune d'entre elles, se contentant de celles présentes le long du sentier zora. Celle-là lui était totalement inconnue.
Elle avait beau se sentir aussi vidée qu'une baudruche octo usagée, elle était trop intriguée par l'artefact pour ne pas trouver la force de se mouvoir. Péniblement, les bras serrés contre sa poitrine, elle se redressa et s'approcha de la gravure entourée de deux lanternes luisantes dans l'obscurité, le pas chancelant.
«Me revoici!»
Elle pivota des talons un peu à contrecœur. Sidon se hissait sur la rive en brandissant un tas de bois, conservé au sec par un miracle qu'elle n'essaya même pas de comprendre. Ce qui la surprit davantage par contre, au point d'en oublier momentanément l'objet derrière elle, ce fut Sidon lui-même.
«Par Hylia, tu es gigantesque!» s'exclama-t-elle.
Sa réaction provoqua une nouvelle hilarité chez le zora qui était décidément doté d'un caractère des plus agréables. Zelda avait toutes les raisons d'être stupéfaite: la dernière fois qu'elle avait vu Sidon, celui-ci ne parlait pas encore et lui arrivait à peine aux genoux, sa longue queue crânienne traînant par terre dans son sillage. Le zora qui se présentait devant elle aujourd'hui faisait facilement le double de sa taille et paraissait aussi musclé qu'un goron.
«Et je n'ai pas encore fini ma croissance, à en croire la taille de mon père! répondit joyeusement Sidon avant de reprendre son sérieux. Je dois repartir avant que quelqu'un ne s'aperçoive de mon absence. Nous sommes très proche du domaine.»
Les deux hyliens suivirent son regard vers le nord-est où, surplombant une cascade imposante, se distinguaient les montants brillants du Pont Zora et le haut de la sculpture en forme de poisson qui supplantait la maison royale. S'ils en étaient extraordinairement proches par voie d'eau, le chemin à parcourir par voie de terre était, quant à lui, encore long et périlleux.
«Juste un conseil avant de partir, votre altesse,dit-il en se tournant vers Zelda. Ne vous fiez pas aux apparences. Certains seront ravis de vous revoir, même s'ils ne le montrent pas.»
Sans plus attendre, il plongea dans l'eau avec la souplesse et la rapidité caractéristique de son peuple. Il émergea à peine une seconde plus tard à quelques mètres d'eux.
«Faîtes vite, je vous attends avec impatience! cria-t-il en secouant la main en signe d'au-revoir.
— Sidon! appela la princesse en se précipitant vers le bord du rivage. Qui sont-ils? De qui parle-tu?»
Il était trop tard pour obtenir une réponse, le prince avait déjà disparu dans les eaux sombres. Grelottante de froid, les vêtements trempés, Zelda poussa un soupir résigné et tourna les talons.
Link installait déjà en tas le bois apporté par le zora. Il siffla Félag et Silhad pour les téléporter à leurs côtés et sortit des silex de ses sacoches de selle pour allumer un feu ronflant et bienvenu.
Surprise, Zelda jeta un regard aux alentours, au pont Laruhto juste au-dessus d'eux et à la sinuosité du chemin qu'ils apercevaient sur l'autre rive au milieu des conifères.
«Nous sommes très exposés, Link, s'inquiéta-t-elle à voix basse. Ils risquent de nous voir.
— Ils nous cherchent en aval», la rassura-t-il.
Trop fatiguée et transie d'humidité pour parlementer, la jeune hylienne s'accroupit près du feu et tendit les mains pour tenter de se réchauffer. En face d'elle, Link sortit de son sachet une poignée de piments qu'il jeta dans une gamelle posée au milieu des flammes.
Un instant plus tard, ils dévoraient les piments sautés dans un silence presque religieux tant la chaleur qu'ils créaient en eux était réconfortante. Si leurs vêtements n'étaient pas plus secs qu'avant, l'effet de leur repas leur assurait une chaleur intérieure qui leur permettrait de combattre un peu l'humidité en attendant de pouvoir changer de tenue.
Alors qu'elle grignotait son dernier piment d'un air absent et satisfait, l'attention de la princesse se reporta à nouveau sur la pierre de mémoire. Elle s'en rapprocha doucement sous le regard perçant de son chevalier. Avec précaution, elle tendit une main sur la pierre glacée et suivit des doigts l'écriture ondulante du peuple zora qu'elle déchiffrait sans difficulté.
«Histoire des zoras, chapitre III – La légende de l'armure zora.
On raconte qu'il y a fort longtemps, il y avait au domaine zora un roi qui n'avait aucun talent pour le combat. Cela n'avait aucune importance pour la reine, qui l'aimait tendrement. Un jour, le roi apprit qu'une horde de monstres était en train de se former sur la chaîne de Sez. Pour protéger son peuple, le roi décida de partir au combat, ce qui plongea la reine dans une grande inquiétude. Elle cousit alors une de ses écailles sur l'armure du roi en priant pour qu'il revienne sain et sauf. Durant la bataille, les Zoras avaient l'avantage et semblaient pouvoir l'emporter sans encombre… Quand soudain, profitant d'un moment d'inattention, un général Lézalfos parvint à se frayer un chemin jusqu'au roi. Au moment où le Lézalfos brandit son épée pour achever le roi, un miracle se produisit. Une partie de l'armure du roi émit une forte lumière qui aveugla le Lézalfos qui s'immobilisa un instant. Le roi, ne laissant pas passer cette chance, porta un coup fatal au Lézalfos. La lumière du soleil couchant s'était réfléchie sur l'écaille que la reine avait cousue sur l'armure du roi. C'était une écaille blanche, que seules les femmes zoras possèdent. Voilà l'explication de ce miracle. De là est née la tradition qui veut que les princesses zoras offrent une armure à leur futur époux, priant pour leur salut.»
Les lèvres pincées, Zelda se recula légèrement de la pierre bleutée et serra les bras sur sa poitrine pour réprimer un frisson qui avait plus à voir avec la gêne qu'avec le froid. Instinctivement, elle chercha le réconfort de la déesse en son sein et ferma les yeux de soulagement lorsqu'un filet de chaleur l'enveloppa délicatement.
Link possédait l'une de ses armures. Elle lui avait été offerte par la princesse Mipha en personne au cours de l'une de leurs visites, et l'écaille d'un blanc resplendissant cousue au niveau du cœur y était parfaitement visible, tel un étendard. Au fond d'elle-même, Zelda avait toujours su que cette écaille avait une signification profonde, sans pour autant imaginer que le présent de Mipha puisse être un symbole si fort et connu de tous. Ainsi, la princesse avait désigné Link comme l'élu de son cœur à l'ensemble de son peuple, tout en sachant qu'il s'agissait là d'une union impossible. Zelda reconnaissait bien là la force tranquille de la jeune zora qui, pourtant d'aspect si fragile, s'était avérée capable d'affronter les pires situations avec un calme et une sérénité que l'hylienne lui avait envié. Zelda s'était toujours trouvé impulsive et immature à côté du tempérament naturellement calme de la princesse aquatique.
Un peu malgré elle, la princesse sentit la flamme détestable de la jalousie rougeoyer dans sa poitrine et elle s'efforça de l'étouffer. Elle était profondément attachée à Mipha. Cette homologue si douce, si pure, si sérieuse. Celle qui avait partagé son enfance, et un peu d'insouciance. La seule avec qui elle avait partagé la douleur d'être orpheline de mère. La seule avec qui elle avait partagé le poids des exigences d'un père-roi, même si Zelda lui avait envié leur relation plus sereine. La seule qui, plus tard, avait compris que le Pouvoir du Sceau était lié à son cœur au même titre que son pouvoir de guérison, mais qui n'avait pas eu le temps de le lui expliquer.
Le temps, les responsabilités et les tensions entre hyliens et zoras avaient rogné cette amitié d'enfance, mais ironiquement, ces mêmes responsabilités les avaient à nouveau rapprochées, des années plus tard. Leur relation avait mué en un étrange mélange de nostalgie et d'espoir de renouer leurs liens passés, tout en sachant que trop de choses les séparaient à présent. Et puis, il y avait eu Link.
Zelda avait toujours su les sentiments que Mipha portait à son chevalier. La zora était bien trop honnête et entière pour tenter de les cacher. Pourtant, elle était la seule personne au monde de qui Zelda pouvait les tolérer sans se sentir menacée. Parce-que c'était Mipha. Parce-que Mipha avait su avant la princesse elle-même, sans pour autant interférer. Parce-que Mipha était sage, altruiste, et consciente que certaines choses étaient vouées à l'échec.
Alors pourquoi ce sursaut de jalousie, cent ans plus tard, pour la seule symbolique d'une écaille? Malgré l'équilibre précaire de leurs relations, Mipha n'avait jamais franchi la frontière invisible qu'elles avaient tacitement fixé. Cette armure était le seul écart qu'elle s'était offert, l'unique manifestation silencieuse d'un amour à jamais inaccessible. Zelda ne pouvait-elle faire preuve de magnanimité et laisser cette seule victoire à son homologue? Il était si stupide et indécent d'être jalouse d'une morte. Elle savait qu'elle ne pourrait de toute façon jamais demander à Link de se séparer de cette armure. Elle était la seule que Kornuieh avait eu l'interdiction formelle de modifier pour y apposer le sceau royal.
À présent, Zelda comprenait mieux pourquoi. Et à cette seule pensée, le Pouvoir lui échappa.
Dans son dos, elle sentit Link se relever, signalant leur départ imminent. L'horizon se tintait déjà de la lumière orangée de l'aube, et leur route était encore longue. Zelda pivota vers lui, bien contente de s'éloigner de cette pierre de mémoire qu'elle n'aimait décidément pas. Si Link soupçonnait ce que sa lecture avait suscité chez elle, il ne le manifesta pas. Elle écrasa prestement les braises de la pointe de sa botte, y déchargeant un peu de son mal-être au passage, et rejoignit Silhad d'une démarche lasse.
Elle se hissa douloureusement sur le dos du perlino. Ses muscles étaient raidis par l'effort et le froid consécutifs à leur longue nage. Bien qu'un peu plus souple, elle vit que les mouvements de Link manquaient de leur fluidité coutumière et elle s'en inquiéta. Dans un tel état d'épuisement, ils seraient incapables de résister à une nouvelle attaque.
«Une fois sur le pont, indiqua Link en prenant la tête, au galop.»
Zelda hocha la tête avec gravité et talonna Silhad. Ils empruntèrent au pas le sentier sinueux qui gravissait la montagne pour rejoindre le Grand Pont Laruhto. Il était trop étroit pour leur permettre d'accélérer l'allure. Une demi-heure plus tard, ils débouchèrent sur le chemin principal. Leur regard alerte parcourut rapidement leur environnement en quête d'un éventuel ennemi parmi les roches rendues rosées par l'aube naissante. Rassurés, ils s'élancèrent sur le tablier du pont dans un galop souple et endurant afin de ne pas épuiser leurs montures.
Le Grand Pont de Laruhto portait bien son nom. Sa structure opalescente s'élevait haut au-dessus du lit de la Zora et offrait une vue imprenable sur le domaine, au loin. Celui-ci était entièrement ciselé dans la gemme nox et donnait la sensation que la bâtisse brillait d'une douce lueur intérieure. Sa structure sans nulle autre pareille était un entrelacement de ruisseaux, de fontaines, d'escaliers et de salles suspendues dans les airs au-dessus de l'eau apaisante d'un grand lac. Par-dessus la salle du trône, point d'orgue de l'architecture du domaine, un gigantesque poisson était taillé dans la roche bleutée de la région, sa queue relevée pointant vers le ciel.
De tous les villages d'Hyrule, celui des zoras était de loin le plus féerique de tous.
Les deux jeunes gens ne s'attardèrent cependant pas sur la vue, trop fatigués et inquiets pour faire autre chose que de se concentrer sur leur course contre le temps. Les sabots des chevaux tintaient en un bruit métallique sur le tablier du pont qui raisonnaient à travers les falaises, serrant la gorge de Link avec appréhension. Ils devaient faire vite.
Ils n'eurent cependant d'autre choix que de réduire l'allure de leurs montures lorsqu'ils entamèrent l'ultime ascension de leur périple, celle en lacet qui menait au sommet du Mont Ruto. Sur l'impulsion de leurs cavaliers, Félag et Silhad adoptèrent un trot régulier pour espérer perdre le moins de temps possible. Leurs mains se serrant avec angoisse sur les rênes, Link et Zelda scrutaient les alentours avec inquiétude. Ils sentaient l'un comme l'autre que leur répit ne pouvait être que de courte durée.
À mi-chemin de la montée, ils croisèrent une nouvelle pierre de mémoire qui relatait les exploits du roi Doréfah contre un gardien quelques cent ans après son couronnement. Link et Zelda y jetèrent à peine un œil et poursuivirent leur route. Ils craignaient par-dessus tout d'être surpris dans une posture vulnérable en étant encore si éloignés de leur point d'arrivée. Pourtant, la princesse avait toujours aimé s'arrêter à cet endroit lorsqu'elle venait au domaine. À cette hauteur, la vue offerte sur la plaine d'Hyrule et le château était à couper le souffle.
Ils atteignirent avec soulagement le sommet de la montagne au début d'une matinée glaciale et brumeuse. Les bienfaits des piments s'étaient depuis longtemps dissipés et les cavaliers savaient que seuls leur hyper vigilance permettait au froid et à l'humidité de ne pas les engourdir pour de bon. Leur nez et leurs joues étaient rougis par l'air ambiant, et Link ne cessait de gigoter sur sa selle en serrant et desserrant les poings convulsivement dans l'espoir d'y faire mieux circuler le sang.
Ils amorçaient leur descente vers le domaine situé en contrebas lorsque le détestable rire des yigas retentit de nouveau à travers la brume.
