Link et Zelda ne prirent le temps ni de se concerter, ni de s'inquiéter de l'emplacement exact de leur ennemi. C'était inutile. N'ayant d'autres choix que de prendre la fuite, ils talonnèrent brutalement leurs chevaux, les montures se cabrant dans un hennissement de protestation avant de s'élancer au triple galop, Silhad en tête.
La course qui s'ensuivit fut la plus dangereuse de toute l'existence des deux jeunes hyliens. Le chemin menant au Domaine Zora, asile visible en contrebas à la fois si proche et si lointain, était escarpé, sinueux et glissant. La pente, parfois douce, parfois abrupte, emportait le galop effréné des deux chevaux à la limite de leurs capacités, et négocier les virages à épingle à cheveux à une telle vitesse réclamait toute l'adresse des deux hyliens. Félag et Silhad, galvanisés par les émotions exacerbées de leurs compagnons, avaient pris le mors aux dents à la limite du contrôlable. Ils se cabraient en hennissant lors de dérapages qui auraient été mortels avec tout cavalier moins émérite qu'eux. L'étroitesse du chemin rendu boueux par les pluies amenait parfois un sabot hors du sentier, risquant d'entraîner monture et cavalier dans une chute fatale. En équilibre sur leurs étriers, couchés sur le dos des chevaux pour prendre de la vitesse, les deux fuyards sentaient le souffle erratique, les poumons qui se gonflaient et les muscles qui se contractaient de toute leur puissance entre leurs cuisses. Le poil fin était nimbé de sueur; la crinière, emmêlée par le vent de la cavalcade, flottait comme un étendard; l'écume jaillissait des commissures des lèvres desquels s'échappaient renâclements, ébrouements et couinements d'épuisement.
Félag et Silhad ne pourraient pas tenir ce rythme très longtemps, Link et Zelda le savaient.
Des flèches fusaient dans tous les sens autour d'eux, les frôlant plus souvent qu'elles n'auraient dû. Des silhouettes rouge et blanche rendues floues par la vitesse ne cessaient d'apparaître et de disparaître de leur champ de vision sans qu'ils n'y prêtent vraiment attention. Zelda, contrôlant son adrénaline et sa peur, se préoccupait uniquement de la fragile trajectoire de sa chevauché et comptait instinctivement sur Link pour la protéger. Le domaine approchait à grande vitesse. S'ils continuaient ainsi, ils avaient une chance de s'en sortir indemnes. Une infime chance, mais une chance quand même.
C'était sans compter sur le halo doré d'un officier qui se matérialisa brutalement devant elle. Effrayé, Silhad se cabra et malgré toute son adresse, la princesse fut incapable de rester en selle. Elle tomba brutalement sur le sol meuble, la violence de sa chute se répercutant dans tous ses os et lui vrillant le crâne.
Link, qui tenait la croupe de Silhad au plus près, tira sur les rênes de toutes ses forces pour éviter que Félag ne piétine la princesse dans son élan, et c'est avec horreur qu'il vit le corps de Zelda commencer à dévaler le flanc de la montagne.
La princesse ne réagissait pas, inconsciente.
Affolé, il s'élança pour la rattraper, mais trois sous-fifres apparurent soudain autour de lui pour lui bloquer la route. Les traits déformés par la colère, Link dégaina l'espadon royal accroché à sa selle et talonna Félag dans un cri de rage.
Jument et cavalier s'unirent dans un ballet mortel dont tous deux connaissaient les pas à la perfection. Ils foncèrent sur le premier yiga dans un galop agressif. Décontenancé par la fulgurance de l'attaque, leur ennemi ne put échapper au tranchant de la lourde épée avec lequel Link le frappa. Sans plus se préoccuper de cet assaillant, le chevalier attaqua le second par la gauche de la même manière, avant de s'extraire de la mêlée au triple galop. Quelques mètres plus loin, alors que la jument faisait demi-tour en renâclant, Link observa la position de ses adversaires: l'un, blessé, se relevait péniblement, l'autre armait son arc, et les bananes dispersées sur le sol témoignaient de la mort du premier. Avant de repartir à l'assaut, il jeta prestement un œil dans la descente pour tenter d'y apercevoir Zelda. Son corps continuait de dévaler la pente telle une poupée de chiffon, coupant le sentier en lacets par les dénivelés abrupts qui les séparaient.
L'angoisse lui tordit les entrailles.
Il esquiva instinctivement une volée de flèches et s'élança dans le combat avec une vigueur renouvelée. Il n'avait plus une minute à perdre. En le voyant se ruer sur eux, les deux yigas s'évaporèrent aussitôt dans les airs. Link savait qu'ils n'abandonnaient pas le combat pour autant. La sueur luisant sur ses tempes, le regard noir, il rengaina l'espadon au profit de son arc. Il laissa Félag galoper à son gré pour faire de lui une cible mouvante, intouchable. À peine la première lueur malfaisante d'un des yigas apparut-elle dans les airs qu'il plantait une flèche au beau milieu du front de son ennemi. Le rire mesquin du second assassin retentit derrière lui et il pivota prestement sur sa selle. D'un dernier tir, il supprima le sous-fifre qui se croyait malin en lui adressant à peine un regard.
Link ne s'attarda pas pour s'assurer de sa victoire. Le chemin dégagé, il relança Félag au triple galop dans la pente boueuse. Il se désespérait de pouvoir rattraper sa protégée qui continuait sa chute mortelle dans un ralenti angoissant. Toute son attention était rivée sur le corps malmené et il évitait presque inconsciemment les attaques de ses ennemis autour de lui. Fou d'inquiétude, il se demanda ce qu'il était advenu de l'officier dont l'apparition avait tout fait basculer.
La réponse ne se fit pas attendre. Le gigantesque éclat orangé du yiga survint soudain en bas du sentier, juste avant les ponts de pierre qui ouvraient l'accès au Domaine Zora. Se dressant au beau milieu de la trajectoire de la jeune hylienne, l'officier dégaina ses deux sabres tranche-vents dans un ricanement lugubre.
Deux sabres. Le sang de Link se glaça. Il n'y avait qu'un seul membre du gang qui maniait les doubles lames.
Suppa.
Il talonna Félag avec l'énergie du désespoir. Il savait qu'il n'atteindrait jamais la princesse à temps pour la protéger du chef de gang. Déjà, le corps de Zelda amorçait son ultime descente droit vers son assassin. Suppa posa nonchalamment son talon sur le flanc de la princesse pour l'arrêter juste à ses pieds. Les deux sabres au clair dans chaque main, il retourna la jeune hylienne inerte d'un mouvement de cheville dédaigneux. Zelda, inconsciente et vulnérable, retomba sur le dos dans un entrelacs de membres inquiétant, le cou offert à son meurtrier.
Avec un rire glaçant d'une victoire déjà acquise, Suppa éleva ses lames au-dessus de sa victime.
Un boulet de canon d'un blanc crème sauta par-dessus le corps inanimé et renversa le chef de gang. Sonné, le yiga eut à peine le temps de se redresser que Silhad fonçait à nouveau sur lui dans un hennissement de colère pour le heurter de plein fouet. Le port droit, les naseaux fumant, l'étalon s'arrêta devant le corps immobile de sa cavalière pour en interdire l'accès. Le sabot raclant le sol, ses yeux sombres étaient rivés sur l'agresseur et le défiait d'approcher.
Suppa se releva au moment où une dizaine de yigas, sous-fifres comme officiers, se matérialisaient. Les silhouettes rouges encerclèrent l'étalon et sa protégée au beau milieu d'un étau mortel. Link, à jamais reconnaissant envers le perlino, déboula à son tour sur le terre-plein herbeux au triple galop. Il lança son boomerang sur les trois sous-fifres qui lui barraient la route, les transformant instantanément en poussière avant de se ruer dans la brèche. Félag n'était pas encore arrêté qu'il démonta en un salto avant pour atterrir aux côtés de sa princesse, épée au clair et bouclier brandi.
Un silence macabre s'installa, uniquement interrompu par le rugissement des cascades alentours. Suppa, impassible derrière son masque, se dressa de toute sa hauteur face au chevalier, un sabre dans chaque main. Le temps se suspendit. Les deux adversaires se toisèrent, évaluant l'un et l'autre leurs capacités et leurs options. Ils savaient qu'un duel à mort allait s'en suivre, un duel déterminant pour l'avenir d'Hyrule. Car de son issue dépendait la survie de l'Héritière du Royaume. De l'Héritière d'Hylia.
«Tu es doué, vermine, susurra Suppa d'un air mesquin, je te l'accorde. Mais pas assez. Tu as échoué! Ta précieuse princesse va mourir sous tes yeux!»
Imperturbable, Link raffermit simplement sa poigne sur la garde de l'épée de légende qui brillait de pouvoir contenu. Son regard orageux était rivé sur le chef de gang, pendant que son esprit étudiait la situation, peu glorieuse il en convenait, et cherchait fébrilement une issue. Fiers et puissants, renâclant de colère, Félag et Silhad complétaient la barrière protectrice autour de la silhouette inanimée de Zelda derrière lui. Il avait conscience que ce rempart allait lui offrir un sursis peut-être salvateur. Mais, aussi impressionnant furent-ils, Link savait aussi que cela coûterait la vie aux deux chevaux, qu'ils tomberaient sous les flèches des assassins, et cela lui serrait le cœur. Le soldat en lui regrettait la perte d'un moyen de fuite rapide, l'hylien, lui, pleurait ses compagnons. Il n'osait imaginer la réaction de Zelda à son réveil en apprenant la mort de son précieux Silhad.
Si elle se réveillait.
Avant que Suppa ne lance l'assaut, Link devait à tout prix éclaircir les rangs de ses ennemis. Les yeux rivés sur le chef du gang, le chevalier inspira profondément, armant son bras pour aller chercher en lui-même cette chaleur caractéristique de la Colère d'Urbo…
La clameur d'un cor au son clair et cristallin retentit soudain dans la brume. Link et ses ennemis levèrent instinctivement les yeux sur la falaise qui les surplombait et d'où jaillit une demi-douzaine de silhouettes en un saut puissant et gracieux. Dans le même temps, une pluie de flèches et de lances étincelantes s'abattait brutalement sur les yigas encore figés de stupeur, avant que les guerriers zoras n'atterrissent souplement dans l'herbe humide. Au premier rang, la haute et menaçante stature de Sidon se dressa, épée au poing et bouclier brandi. Dépassant tout le monde de trois têtes, resplendissant dans son armure argentée sur ses écailles d'un rouge sombre, le joyeux compagnon qui avait sauvé la vie des hyliens dans la nuit avait disparu pour faire place à un général féroce et puissant. Avec une moue enragée sur son visage imberbe, le prince brandit sa longue épée zora au-dessus de sa tête dans un hurlement puissant et chargea le gang, entraînant ses soldats dans son sillage.
Link sut immédiatement que la victoire était d'ores et déjà acquise au peuple aquatique. Bien qu'ils soient en sous-effectif face aux yigas, le chevalier connaissait très bien ces guerriers pour avoir grandi avec la plupart d'entre eux. Splendides dans leurs armures étincelantes sur leurs écailles aux multiples couleurs, ils s'entraînaient depuis plus d'un siècle – pour les plus jeunes – à toutes sortes d'arts combatifs dans une quête perpétuelle de perfection. Leurs attaques en étaient dotées d'une énergie meurtrière incomparable. Sidon, majestueux et d'une force brute inégalable, sinuait entre ses ennemis avec une grâce et une légèreté que sa corpulence n'aurait jamais pu laisser présager. Chaque zora ressemblait à un torrent se déversant sur les membres du gang, fluide, immuable, imprévisible et impitoyable, ne laissant aucune chance de victoire face à leur efficacité mortelle.
Sans plus s'en inquiéter, Link détourna son attention du combat qui faisait rage, et se laissa tomber aux côtés de la princesse toujours inconsciente. La respiration alourdie de la voir aussi immobile, il pencha sa joue sur ses lèvres et fut profondément soulagé de sentir un souffle irrégulier s'en échapper. Les longs cheveux blonds étaient emmêlés et sales, les barrettes qui les retenaient égarées quelque part durant sa chute interminable. La peau de son visage et de ses mains était égratignée en de multiples endroits et de nombreuses entailles suintaient à travers des traces de terre, d'herbe humide et des vêtements déchirés. Mais Link était bien plus anxieux face à l'angle anormal d'une de ses jambes et encore plus à la vue du sang qui s'écoulait lentement du cuir chevelu de la jeune hylienne.
Occultant le combat en cours, il posa une main fébrile sur le front de Zelda et ferma les yeux. Avec toute la puissance de son âme, il appela la Prière de Mipha pour la survie de sa protégée, fou de terreur à l'idée que celle-ci n'agisse pas. Lentement, une lueur blanche aux reflets bleutés émana du creux de sa paume et engloba la plaie dans un halo palpitant. Sous l'action du pouvoir guérisseur, les parois de la blessure se refermèrent avant de totalement disparaître, confirmant ainsi qu'il n'était pas trop tard pour sa princesse. Link soupira de soulagement. Il poursuivit ses soins sur l'ensemble du corps inanimé au son des armes qui s'entrechoquaient et des râles des chevaux qui repoussaient les assaillants trop téméraires. Il caressa le front, les joues, la poitrine. Celle-ci, libérée de quelques côtes brisées, adopta progressivement une respiration plus régulière et plus profonde. Les traits crispés, la sueur dégoulinant sur ses tempes, Link glissa sur chacun des bras malmenés, réparant un poignet cassé, puis sur le ventre, les hanches. Partout où il passa, les entailles et les égratignures disparurent pour ne laisser derrière elles qu'une peau vierge de toute blessure. Les muscles de Zelda commencèrent à se détendre. Alors qu'il s'apprêtait à soigner la jambe brisée, des doigts glacés effleurèrent timidement son avant-bras, avant de retomber d'épuisement dans l'herbe humide.
«Link…», souffla Zelda, ses pupilles vitreuses et désorientées le fixant difficilement.
Le chevalier reporta immédiatement son attention sur le visage de la princesse. Sans réfléchir, il posa une main sur sa joue en un geste tendre, et Zelda s'y appuya en esquissant un sourire fatigué.
«Ne t'épuise pas, lui dit-elle avec difficulté. Je guérirais.
— Ça va faire mal», l'avertit-il doucement pour toute réponse.
Sachant qu'elle ne parviendrait pas à faire changer d'avis son chevalier et n'en ayant de toute façon pas la force, Zelda hocha la tête et referma les yeux. Observant l'angle improbable de la jambe de la princesse, Link posa ses mains de chaque côté du tibia et prit une grande inspiration. Sans prévenir, il souleva le membre pour remettre l'os dans son axe dans un craquement lugubre et Zelda ne put contenir un hurlement de douleur. Des larmes perlèrent sur ses joues pâles tandis qu'elle arracha l'herbe avec ses poings. Link, le cœur serré, se mordit la lèvre en entendant les sanglots de la jeune hylienne et s'efforça de se concentrer sur la guérison de la fracture sanglante. Sa vision se troublait tandis qu'il puisait dans des forces qu'il n'avait plus.
À peine eut-il fini qu'il se précipita sur sa princesse et la souleva sans réel ménagement. Il l'enlaça de toutes ses forces, autant pour sécher ses pleurs que pour le besoin de la sentir en vie contre lui. Étreignant le torse puissant de ses bras tremblants, Zelda s'accrocha à la tunique du jeune hylien comme si sa vie en dépendait. À moitié consciente du combat qui se déroulait autour d'elle, elle enfouit son visage dans le cou de son chevalier servant pour y verser ses larmes et ses terreurs.
Suppa observa avec amertume la scène qui se déroulait sous ses yeux, sa proie bien vivante alors qu'elle aurait dû être morte à ses pieds. Pendant un instant, il caressa le fil de sa lame autant que l'idée d'un ultime assaut contre la princesse. Puis son regard glissa sur le combat qui s'essoufflait, dénombra les pertes.
De la mêlée émergea le puissant Sidon qui se ruait sur lui dans un cri sauvage. Suppa considéra l'hypothèse du combat pendant quelques secondes. Même si recueillir le sang de l'héritier zora aurait été une petite victoire, cela ne valait pas les pertes engendrées. Dans un mouvement agacé, il se résolut à rengainer ses lames et un sifflement aigu jaillit de ses lèvres. La seconde suivante, l'épée de Sidon s'abattait sur du vide, toutes traces de la présence des yigas évaporées avec eux dans l'air humide.
Par-dessus l'épaule de Zelda, Link croisa les yeux noirs de rage du prince en un dialogue silencieux. Inconsciemment, il resserra son étreinte autour du corps sanglotant de sa protégée.
Ce n'était que partie remise.
La peau encore humide de son bain, Zelda enveloppa sa poitrine à l'aide d'une serviette et s'empara d'une seconde pour absorber l'eau de sa longue chevelure. Elle se dirigea vers la petite coiffeuse taillée dans la gemme nox et s'y assit tranquillement tout en frottant énergiquement les mèches à l'aide du tissu éponge. Son regard s'absorbant dans son propre reflet, elle ralentit progressivement ses mouvements jusqu'à s'interrompre, les sourcils froncés. Elle caressa la peau de son visage d'un air intrigué, puis écarta les racines de ses cheveux pour palper l'endroit où s'était trouvée la plaie sur son crâne. S'il n'y en avait plus la moindre trace, le souvenir de ses blessures la hantait comme un membre fantôme, et cette sensation était pour le moins perturbante. D'aucun aurait pu croire la princesse habituée à l'action de la Prière de Mipha, mais ce n'était pas le cas. Aussi étonnant que cela paraisse au vu des nombreux combats auxquels elle avait assisté, Zelda n'avait été que rarement blessée – grâce à Link – mais surtout jamais aussi gravement. Non pas qu'elle ne fut pas familière de la douleur: il ne pouvait en être autrement après cent ans passés entre les mains de ce monstre de Ganon.
Secouant la tête pour échapper aux limbes du siècle passé qui tentaient de l'engloutir, la jeune hylienne se détourna prestement du miroir et jeta négligemment la serviette sur une commode attenante. La chambre qui lui avait été attribuée à l'auberge du Poisson-Lune était probablement la plus grande de toutes. Construite en cercle, ses murs bleutés, lumineux, décorés de losanges et du symbole zora des trois lunes, étaient percées de fines ouvertures. Elles laissaient apercevoir les nombreuses cascades qui entouraient le domaine et l'une d'elles menait même à un balcon ouvragé commun avec la chambre attenante. Sur la paroi la plus éloignée de la porte d'entrée, se trouvait un bassin en forme de coquillage taillé directement dans le mur, dont l'eau encore fumante et les senteurs envoûtantes avaient accordé à Zelda une détente bienfaitrice. Au centre de la pièce, adossé au mur, se trouvait un grand lit à baldaquin taillé dans la gemme nox et doté d'un matelas à eau, spécialité du peuple zora dont les propriétés régénératrices avaient grandement contribué au rétablissement de la princesse. Zelda se nota mentalement d'en installer un dans sa propre chambre lorsqu'elle s'en aménagerait une, même si cela n'arriverait probablement pas avant plusieurs années. Elle ne s'était plus sentie aussi reposée depuis leur départ de la maison d'Elimith des mois auparavant, et ne conservait de l'attaque de la veille qu'une légère raideur dans les muscles – et une étrange sensation de faiblesse dans la jambe qui avait été brisée.
La Fille d'Hyrule ne s'était réveillée qu'à peine une heure auparavant sous le regard anxieux de son chevalier. L'esprit encore ralenti, il lui avait fallu un peu de temps pour comprendre qu'elle reprenait pour la première fois conscience après une longue nuit de douze heures, et encore plus pour réaliser l'endroit où elle se trouvait. Malheureusement, elle avait bien fini par se rappeler les circonstances de sa désastreuse arrivée au sein du domaine, à mille lieux de la dignité qu'elle comptait revêtir. Même si Link l'avait guérie de ses blessures, l'épuisement avait menacé de la faire sombrer dans l'inconscience à tout instant. C'était donc le pas chancelant et appuyée sur l'épaule de son chevalier qu'elle avait traversé la ville cahin-caha sous le joug silencieux, parfois compatissant, parfois franchement hostile, du peuple zora. Elle avait lutté de toutes ses forces contre les ténèbres qui la guettaient, s'efforçant sans grande conviction d'adresser des sourires rassurant aux silhouettes floues autour d'elle. Elle n'avait lâché prise face à l'oubli qu'une fois la porte de l'auberge passée, encore blottie dans les bras de Link.
Si les heures suivantes demeuraient confusément obscures, Zelda savait qu'il était grand temps à présent qu'elle œuvre pour effacer des esprits zoras l'image désastreuse qu'elle avait laissée dans son sillage. Sidon, une fois le combat terminé, les avait informés que Doréfah avait reporté l'audience royale le temps que les hyliens se remettent de l'attaque yiga, mais elle l'avait déjà trop fait attendre. Sitôt ses esprits recouvrés, Zelda avait immédiatement envoyé Link solliciter une nouvelle audience le plus vite possible, alors qu'elle-même sautait dans son bain en dévorant quelques fruits pour reprendre des forces.
Préoccupée, la princesse posa son regard sur la tenue qui était consciencieusement étalée sur son lit. Link, prévoyant comme il était, avait pensé à la sortir de leurs bagages dès leur arrivée pour que le tissu se défroisse durant son sommeil, et elle l'en remerciait. Pour la première fois depuis son éveil, mais certainement pas la dernière si tout se passait bien, Zelda allait devoir revêtir la tenue royale. Celle qui représentait à elle seule toutes les lourdes responsabilités qui pesaient sur ses épaules depuis son plus jeune âge. Cependant, à l'inverse de ses tenues précédentes, elle l'avait créée elle-même avec l'aide de Kornuieh, et en avait largement profité pour en retirer tout ce qu'elle détestait autrefois dans sa garde-robe princière, comme le panty et les doubles jupons. Elle avait souhaité délaisser définitivement la coupe sage et ingénue de son ancien vêtement pour quelque chose de plus affirmé, de plus osé. Que son physique n'ait pas changé en un siècle n'était pas en sa faveur. Zelda n'avait plus dix-sept ans, mais cent dix-sept, même si cela ne se voyait pas. Or, elle ne devait plus être perçue par les zoras comme la princesse d'hier, mais comme la future reine d'aujourd'hui. Et cela changeait tout.
Quelqu'un frappa à la porte située face au grand lit, la détournant momentanément de ses pensées. Ce battant donnait directement sur la chambre qui avait été attribuée à son chevalier servant, elle n'eut donc aucune difficulté à deviner l'identité de son visiteur. Alors qu'elle s'apprêtait à le laisser entrer, elle se ravisa au dernier moment. Link l'avait certes déjà vu aussi peu habillée lorsqu'ils étaient au Village Goron, mais ce n'était pas une raison pour en faire une habitude. Les frontières entre eux étaient déjà suffisamment floues comme cela. Elle échangea prestement sa serviette au profit d'un long peignoir de soie noir laissé à sa disposition, et l'autorisa à entrer dans la pièce.
Link se glissa dans l'entrebâillement et s'arrêta un instant pour observer le profil de la jeune hylienne, soulagé de la voir bien portante. Son sommeil avait été lourd et agité, mais elle paraissait plus reposée qu'elle ne l'avait été depuis de nombreux mois. Les cheveux encore humides, elle contemplait d'un air sombre le vêtement royal étendu sur les draps encore froissés de sa longue nuit. Link n'eut besoin d'aucune explication pour comprendre ce qui pouvait hanter l'esprit de la princesse. Lui-même avait douté lorsqu'elle avait commandé cette tenue à la couturière gerudo, craignant un style trop osé pour être royal. Après tout, les femmes du désert n'étaient pas réputées pour la bienséance de leur vêture. Mais tout doute s'était dissipé dès que la princesse avait essayé le vêtement. Zelda était naturellement belle, mais vêtue ainsi, il ne parvenait plus à trouver les mots adéquats.
De son pas léger presque indiscernable, Link vint se poster aux côtés de sa princesse et observa à son tour la tenue étalée sur le lit.
«Elle est parfaite», dit-il simplement.
Zelda leva ses yeux verts sur lui en esquissant un sourire, mais son regard demeurait sombre et inquiet. Elle s'attarda sur les pans volants de la chemise blanche et sur ses pieds nus, se souvenant avec nostalgie que le jeune hylien aimait s'habiller de cette manière négligée lorsqu'ils étaient à Elimith. Elle discerna ses traits légèrement tirés révélant qu'il n'avait pas aussi bien profité qu'elle d'un repos pourtant mérité. Elle avait conscience qu'il avait usé une énergie considérable pour la guérir de ses trop nombreuses blessures.
«Des nouvelles de Doréfah? lui demanda-t-elle en reprenant sa contemplation de la tenue royale.
— Une heure.
— Une heure ?! répéta la princesse en rivant de grands yeux abasourdis sur son chevalier. L'audience est dans une heure?»
Sans attendre de réponse, elle le contourna pour retourner s'installer devant le miroir, ses mains fébriles s'emparant d'une brosse à cheveux dans laquelle elle entreprit de faire passer ses longs cheveux blonds.
«Une heure! souffla-t-elle à nouveau. Link, laisse-moi s'il-te-plaît, où je n'aurai vraiment pas assez de temps pour me préparer.»
Le chevalier acquiesça, compréhensif, et repartit docilement en direction de sa propre chambre.
«Link? le rappela-t-elle, son articulation gênée par une paire d'épingles entre les dents alors qu'elle entreprenait de soulever la masse lourde de ses cheveux. Tu peux me rendre un service?»
Le jeune hylien pivota des talons devant la porte et attendit stoïquement que Zelda finisse de remonter sa chevelure en un chignon approximatif.
«Crois-tu que tu pourrais me trouver une princesse de la sérénité?»
Sans marquer la moindre hésitation, il hocha la tête en s'emparant de la tablette sheikah posé sur la commode à côté de lui, et ouvrit le battant.
«Link?» répéta-t-elle à peine une seconde après.
Il se retourna avec une main posée sur la poignée et haussa les sourcils d'un air interrogatif. Zelda était à présent penchée sur le miroir, un pinceau à maquillage dans la main, et ne prit même pas la peine de regarder le jeune hylien. Elle n'en avait pas besoin pour deviner son expression.
«Plutôt deux, si possible.»
Il acquiesça à nouveau et commença à refermer le battant derrière lui.
«Link?»
Pour la troisième fois, il interrompit son geste et rouvrit légèrement le battant pour reporter son attention sur Zelda, tout en se demandant combien de temps allait durer ce petit manège.
«Rien, dit-elle d'un air absent, les yeux rivés sur son reflet. Je voulais juste voir si ça marchait à chaque fois.»
Le jeune hylien, distinguant le léger soubresaut de la lèvre de la princesse et le pétillement dans ses prunelles vertes, se contenta de refermer la porte en secouant la tête d'un air enjoué. Avant de s'éloigner, il tendit l'oreille et distingua le léger ricanement de la princesse derrière le battant, et il s'en amusa encore davantage. Il aimait secrètement lorsque Zelda se laissait aller à ce genre de taquinerie, son regard brillant soudain d'une joie infantile et insouciante loin de l'expression grave qu'il y lisait si souvent. Alors qu'il quittait sa propre chambre, il repensa à la fois où, alors que leur relation commençait à peine à s'apaiser, la princesse lui avait demandé d'avaler une grenouille vivante. Ce jour-là, elle était parvenue à conserver son sérieux suffisamment longtemps pour qu'il commence vraiment à s'inquiéter, et il ne niait pas son soulagement lorsqu'elle avait fini par éclater d'un rire profond et sincère.
Trois quart d'heure plus tard, le chevalier se présentait à nouveau à la porte de la princesse en se demandant si celle-ci serait toujours d'une humeur aussi joyeuse. Il avait revêtu la tenue que Zelda lui avait arraché en vue de cette audience au prix d'un long, très long combat à Euzero. Lui qui souhaitait ne porter aucun autre vêtement que l'armure zora au sein du village où il avait grandi, il avait fini par entendre que lors des audiences officielles, il ne pouvait ni être Link le zonai, ni même Link le prodige. Il y serait le chevalier protecteur de la Princesse Royale, Héritière du trône hylien, et son vêtement devait être en être l'emblème. À contrecœur, il avait donc commandé à Kornuieh une tunique de bonne facture d'une teinte identique à la tenue de la princesse, sur lequel était brodé d'argent une alternance d'épée de légende et de sceau royal, associé d'un simple pantalon blanc. Sobre, élégant mais peu contraignant en cas de besoin.
Lorsqu'il entra, Zelda n'arborait plus le moindre sourire. Toute son attention était accaparée par la fixation du diadème d'argent qui ornait sa longue chevelure d'or. Des épingles dans la bouche – ce qui était décidément une manie chez elle – et les sourcils froncés, elle grommelait contre l'attache récalcitrante tandis que ses deux mains semblaient se débattre à l'arrière de son crâne.
Link, lui, était incapable de détacher son regard de la silhouette de la jeune hylienne.
Ne souhaitant pas totalement s'affranchir de son ancien vêtement, autrefois véritable symbole de la Fille d'Hyrule à la cour, Zelda avait conservé sa couleur bleu nuit ainsi que ses manches ouvertes et longues. Les anciens liserés d'or avaient quant à eux pris une teinte argentée et s'évasaient sur le tissu sombre en constellations étoilées rappelant celles représentées dans les sanctuaires sheikahs. Abandonnant la jupe et le boléro, le tissu de sa robe épousait ses formes avec grâce et volupté, sa taille fine rehaussée par le discret corset intégré directement dans le tissu, ses épaules et ses clavicules dénudées par le sage décolleté du vêtement tenu par deux bretelles fines et discrètes. Le sceau hylien était brodé d'argent sur le haut de sa poitrine et attirait indubitablement le regard en un rappel permanent du statut et du rang de sa porteuse. Des gants de coudes d'un blanc crème venaient compléter la vêture, ses poignets agrémentés de bracelets ciselés d'argent arborant le Triangle du Pouvoir, à l'image du diadème à présent fixé sur son front où brillait un saphir d'un bleu sombre.
Zelda, son corps fin drapé dans le firmament d'une nuit d'été, n'avait jamais été aussi royale qu'en cet instant, sublimement royale. Personne ne pouvait plus voir en elle la jeune fille peu sûre d'elle qui était venu réclamer un prodige à Doréfah, il y a cent ans. Elle avait cédé la place pour que s'épanouisse la légitime prétendante du trône d'Hyrule, fière, affirmée, mais toujours dotée de cette beauté fragile qui faisait fondre les cœurs les plus endurcis.
«Link!? appela Zelda, et probablement pas pour la première fois au vu de l'intonation. Est-ce que tu les as ?»
Reprenant ses esprits, le jeune hylien acquiesça en lui montrant les deux précieuses fleurs qu'il tenait dans sa main. Des senteurs parfumées que Link associait toujours à sa protégée emplissaient l'air et le plongeait dans une profonde félicité, accentuée par le sourire et les pupilles vertes posées sur lui.
«Un parfait chevalier servant, le taquina-t-elle en s'approchant. Merci.»
Malgré ses propos légers, la jeune hylienne arborait une expression timide, presque gênée, et une légère rougeur teintait ses joues pâles. Link en comprit vite la raison lorsqu'elle poursuivit, hésitante:
«Link, ça te dérange si… ?»
Elle souleva la masse de ses cheveux et lui désigna son dos, révélant le lacet lâche de sa robe.
«J'ai essayé toute seule, mais…»
Décontenancé, Link ne fit pas suffisamment confiance à sa voix pour lui répondre. Mais que pouvait-il faire d'autre que l'aider? Sortir chercher quelqu'un? Il savait pertinemment quelle zora tenait l'auberge et lui demander un tel service ne serait certainement pas du goût de Zelda. Résigné, il s'approcha du dos de la princesse, les mains moites et tremblantes.
«N'hésite pas à serrer fort, s'il-te-plaît», murmura-t-elle.
Elle s'agrippa au dossier de la chaise et laissa ses longs cheveux se répandre en cascade sur son épaule. Link, guidée par la voix mal assurée de Zelda, entreprit donc de resserrer consciencieusement chaque passant en mettant un point d'honneur à ne pas effleurer la peau pâle si proche. La princesse, elle, rivait ses yeux pers sur l'étrange scène qui se déroulait dans le miroir de la coiffeuse, sur cette jeune hylienne blonde accrochée au dossier de la chaise plus que de raison pendant que son chevalier servant, les joues rosées, lui laçait sa robe. Elle sentit la chaleur monter dans ses pommettes et elle baissa le regard.
Elle tentait vainement de ne pas repenser aux trop nombreux instants gênants qu'elle avait partagés avec Link depuis leur départ d'Euzero, moins de deux semaines auparavant. Ne pouvant compter que sur l'un et l'autre, ils ne cessaient de franchir cette ligne rouge tracée implicitement entre eux depuis leur conversation sur la terrasse de l'auberge, plus souvent par nécessité que par choix. Ils n'en parlaient jamais, s'efforçant d'agir comme si ces moments n'existaient pas, mais leur récurrence leur rendait la tâche de plus en plus difficile.
Le cœur serré, Zelda comprit qu'elle allait devoir mettre fin à cette chorégraphie hésitante qu'ils dansaient tous les deux d'un pas incertain et parfois, franchement inconvenant. Après près de quatre mois, Link devait avoir fait un choix, mais elle ne cessait de repousser le moment de l'interroger. Elle avait trop peur de la réponse pour ça.
Cherchant à se détourner de ces pensées déplaisantes, Zelda laissa son regard glisser sur la tenue du jeune hylien derrière elle. La tunique, dont la teinte s'accordait à merveille avec sa robe, n'était pas sans lui rappeler celle qu'il avait revêtu lors du bal où Rhoam leur avait ordonnés de paraître côte à côte. Ce soir-là, Zelda n'avait jamais avoué à Link qu'elle l'avait trouvée élégant, et même, elle le reconnaissait aujourd'hui, beau et séduisant. Peut-être lui en parlerait-elle, un jour. Elle se demandait bien où, à l'époque, il avait pu trouver un pareil vêtement alors qu'elle lui avait réclamé l'uniforme de la garde royale. Après tout, Link avait toujours su la surprendre, et encore plus quand il s'agissait de contourner – voir de franchement désobéir – à ses ordres parfois un peu insensés.
Ses yeux poursuivirent leur course sur le visage concentré du chevalier, et…
«Tu as grandi?» s'exclama-t-elle dans un souffle.
Link ne lui adressa qu'un simple coup d'œil inexpressif dans le reflet du miroir avant de reprendre sa tâche, ses joues se dotant une teinte cramoisie. Pourtant, maintenant qu'elle y prêtait attention, c'était indubitable: il y avait bien quelques centimètres qui les séparaient à présent. Si les hyliens pouvaient poursuivre leur croissance jusqu'à leur trentaine environ, cette réalité s'avérait très variable d'un individu à un autre. La plupart demeuraient d'assez petite taille comparé aux autres tribus d'Hyrule, mais certains s'élevaient parfois à des hauteurs vraiment surprenantes pour une raison encore scientifiquement inexpliquée. Ça avait été le cas du roi Rhoam qui, dès ses quinze ans, dépassait déjà la grande majorité des hyliens d'une bonne tête, au moins. Zelda n'était pas mécontente de ne pas avoir hérité de la démesure de son père, la déesse en soit louée. La possibilité qu'elle transmette cette particularité à ses propres enfants lui effleura l'esprit pendant une seconde et ne la rassura pas. Son père avait-il au moins été un nourrisson d'une taille raisonnable?
Si la croissance de Link était visiblement moins spectaculaire que celle du roi, que son chevalier servant devienne finalement rien qu'un tout petit peu plus grand qu'elle laissa une note extrêmement agréable dans l'esprit de Zelda, pour des raisons qu'elle préféra ne pas explorer. Elle n'avait jamais réfléchi à cette question à son sujet auparavant. Sa taille semblable à la sienne à l'approche de ses vingt ans l'avait confortée dans l'idée que sa croissance était terminée. À présent, elle se demandait si c'était son sommeil centenaire qui l'avait interrompue, ou s'il s'agissait d'une conséquence du liquide régénérant dans lequel il avait baigné si longtemps. Celui-ci stimulerait-t-il la croissance? Une piste intéressante à explorer, lorsqu'elle en aurait le temps. Ou peut-être en parlerait-elle à Pru'ha, quand celle-ci accepterait à nouveau de lui adresser la parole.
Link finit par se reculer pour indiquer qu'il avait terminé son ouvrage, rompant l'étrange charme intime dans lequel ils baignaient malgré eux. À la fois soulagée et frustrée, Zelda se redressa et ajusta ses gants en se tournant vers le jeune hylien, remarquant au passage son regard encore fuyant.
«Si tu cherches à te reconvertir, lui lança-t-elle d'un ton taquin, sache que tu ferais des merveilles en tant que femme de chambre. Après tout, t'habiller en vaï ne te dérange pas il me semble, non?»
Les yeux choqués de Link se posèrent sur elle et Zelda ne put contenir son rire. Bon joueur, le chevalier lui rendit son sourire, sans être dupe une seconde face à la gaieté qu'affichait Zelda. Elle pouvait le taquiner autant qu'elle le voulait, ses pupilles vertes charriant des ombres la trahissaient. La princesse était inquiète et ses propos légers n'étaient qu'une défense pour tenter de faire taire ses craintes.
Sachant qu'ils ne pouvaient se préparer davantage au moment qui s'annonçait, Link décida qu'il était inutile de reculer plus longtemps face à l'inévitable. Sous le regard soudain sérieux de la princesse, il se dirigea vers la porte, celle du hall cette fois, et l'ouvrit en grand avec un sourire rassurant. Il n'était pas inquiet, il savait que Zelda ne serait rien de moins que parfaite. Elle seule en doutait.
Prenant une grande inspiration, la princesse sortit dans la grande salle circulaire qui tenait lieu de hall principal de l'auberge du Poisson-Lune. L'espace était vaste et le plafond haut, le tout baigné de cette lueur typique de la gemme nox qui donnait à la pièce cette atmosphère apaisante et féerique. La paroi était interrompue par de nombreuses portes ouvragées donnant accès aux différentes chambres de l'auberge. Au milieu de la pièce, un toboggan d'eau irriguait plusieurs bassins à même le sol dans lesquels brillaient des escargots silencio et des crabes enduro. La rampe permettait également aux invités de descendre jusqu'ici depuis l'entrée de l'auberge, une manette à côté le transformant en escalier pour ceux souhaitant au contraire remonter à la surface. Juste à côté, se tenait une grande zora aux écailles rouges et aux nageoires jaunes et turquoises que Zelda n'eut malheureusement aucune peine à reconnaître. Que Link ne l'ait pas averti de sa présence au sein de l'auberge l'exaspéra prodigieusement, même si elle le comprenait. Pour le chevalier, elle n'avait jamais existé autrement que comme une simple amie d'enfance un peu encombrante.
Il en était autrement pour Zelda, cependant.
«Votre altesse! s'exclama Kodah avec engouement de sa voix aiguë. Vous êtes ra-vis-sante! Vous êtes-vous bien reposée avec Lin-lin?»
Zelda dut se retenir de grincer des dents. Lin-lin. Ce surnom était l'un des plus ridicules qu'elle ait pu entendre de toute son existence. Elle n'était pas près d'oublier le jour où la zora l'avait prononcé devant elle pour la première fois. Si Mipha avait des sentiments pour Link, la princesse les vivait avec délicatesse et discrétion, rendant leurs interactions supportables. Kodah, elle, avait la finesse d'un morse des sables devant un fruit frais.
«La chambre est parfaite et le matelas divin, répondit la princesse du ton le plus aimable qu'elle put trouver, merci. C'est vous qui tenez l'auberge du domaine à présent?
— J'en ai pris la gestion avec mon mari à la mort de mes parents. Mais montez! Je vais vous le présenter!»
À peine Zelda eut-elle la satisfaction de la savoir mariée que Kodah se penchait déjà avec un petit sourire engageant vers le jeune hylien demeuré en retrait.
«Eh bien, Lin-lin, tu es drôlement beau habillé ainsi! Si je n'étais pas mariée, tu m'aurais fait fondre comme du beurre sur un poisson meunière! Surtout que cette fois-ci, tu n'aurais plus besoin de choisir!»
Elle éclata d'un rire cristallin tout en activant la manette à ses côtés. L'arrivée d'eau s'interrompit doucement et des marches s'élevèrent depuis la surface brillante du toboggan. Link jeta un œil inquiet à la princesse hylienne, sentant l'agacement monter par vagues depuis son corps frêle. Pressé de hâter la fin de cette discussion glissante, il se positionna solennellement au pied de l'escalier, espérant ainsi enjoindre les deux femmes à monter sans attendre. Pourtant, si Kodah s'exécuta, il doutât d'y être pour quelque chose.
«Je suis désolée de t'apprendre que tu as raté ta chance, Lin-lin! poursuivait-elle inconséquemment en le regardant, un sourire coquin sur les lèvres. Maintenant, j'ai mon Gama, et mon adorable Alfine! Je ne les échangerai pour rien au monde!»
Zelda lui emboîta le pas sans réagir, au grand soulagement du jeune hylien. Il ne pouvait pas deviner que celle-ci, dans le bouillonnement de son esprit, se résolvait à éclaircir définitivement la situation avec lui avant leur arrivée en territoire piaf. Rien que pour éviter d'éventuelles prétendantes de se sentir pousser des ailes, le cas échéant. Car si Kodah avait vraiment été intéressée, elle ignorerait alors que sa première rivale n'était personne d'autre que la Princesse Royale en personne. Des rumeurs sur son inclination avaient bien circulé au sein d'Hyrule le siècle dernier, mais Zelda s'était bien gardée de les confirmer. Jusqu'à présent.
Venir chez les zoras réveillait décidément son caractère possessif.
Un instant plus tard, le groupe se présentait sous un soleil resplendissant à la surface du domaine, émergeant depuis l'une des parois du petit hall extérieur de l'auberge. L'éclat des rayons se réfléchissant sur les multiples surfaces aquatiques les éblouirent, jusqu'à ce que Zelda puisse distinguer la silhouette d'un grand zora aux écailles bleus derrière un comptoir.
«Votre altesse, s'inclina-t-il calmement en posant une main sur sa poitrine avec déférence.
— Je vous présente mon mari, Gama, indiqua Kodah avec fierté.
— Je suis ravie de faire votre connaissance, salua Zelda dans un sourire, ses deux mains jointes devant elle.
— Et ça, poursuivit Kodah en désignant une petite zora aux écailles rouges à l'entrée de l'auberge, c'est ma fille, Alfine. Alfine! Salue donc la princesse comme je te l'ai appris !»
Mais la petite fille demeura figée en scrutant Zelda avec des yeux ronds, la bouche ouverte. Le rire cristallin de Kodah retentit de nouveau dans l'air frais du petit matin et elle s'approcha pour enlacer son enfant d'un bras.
«Pardonnez-la, elle a rarement vu des hyliens. Mais à plus de vingt ans, tu ne devrais plus être aussi timide, Alfine! Allons, pourquoi ne veux-tu pas dire bonjour?»
La petite zora tira sur la ceinture de sa mère et celle-ci se pencha, les sourcils froncés, pour recueillir le secret de sa fille. Secret qui provoqua à nouveau l'hilarité de Kodah, au grand désespoir d'Alfine qui se blottit contre elle en dissimulant son visage rouge de honte.
«Elle me dit qu'elle n'ose pas parler à une princesse ! s'esclaffa-t-elle gaiement. Si je m'y attendais!»
Compatissante, Zelda ignora le rire de la grande zora et porta toute son attention sur la petite alevine en arborant son sourire le plus rassurant. Malgré sa timidité, Alfine était trop curieuse pour ne pas laisser un de ses petits yeux noirs apparaître derrière le bras de sa mère et observer la princesse.
«Bonjour Alfine, la salua Zelda de sa voix la plus douce. Je suis très heureuse de faire ta connaissance.»
La petite zora la regarda fixement d'un air égaré, les yeux et la bouche grande ouverte, avant de se dissimuler prestement dans le giron maternel.
Zelda se releva en secouant la tête d'un air attendri, puis elle pivota légèrement la tête au dessus de son épaule en direction de son chevalier. Link, demeuré en retrait, reconnut immédiatement ce signal muet utilisé des milliers de fois au château pour le réclamer à ses côtés. Lorsqu'elle sentit sa présence familière dans son dos, la Fille d'Hyrule carra les épaules et, les mains serrant les pans de sa robe plus que de raison, quitta l'abri de l'auberge du Poisson-Lune.
Ils descendirent la petite volée de marches menant à la place principale. De nombreux zoras y étaient rassemblés, probablement dans l'espoir d'apercevoir la Princesse Royale. Encerclé par un rempart circulaire ouvragé en forme de pétales de fleurs, le domaine n'était au final qu'un seul gigantesque bâtiment taillé dans la gemme nox mais doté d'une architecture unique. S'élevant plusieurs mètres au-dessus des eaux, il s'épanouissait autour d'une parfaite ligne droite reliant l'extrémité du grand pont zora, au premier niveau, à la salle du trône, située, elle, au troisième niveau. Les escaliers, les ruisseaux et les habitations formaient comme des corolles autour de cet axe fondateur, tout en rondeurs opalescentes et brillantes, dont la place principale était le centre.
Alors qu'ils avançaient sous le regard de la foule devenue silencieuse, l'attention de Zelda se riva sur la fontaine qui se dressait devant elle. Elle était surmontée d'une sculpture qu'elle n'avait fait qu'apercevoir à son arrivée et qui n'était pas là cent ans auparavant, pour cause. Irradiant d'une douce lueur intérieure comme elle l'avait fait de son vivant, Mipha se dressait sur son piédestal de toute sa grâce éthérée, les mains enlaçant sa lance d'écailles radieuse pourfendant les flots à ses pieds.
Sans quitter des yeux la représentation de celle qu'elle avait osé appeler son amie malgré leurs différents, Zelda se posta juste en face d'elle. Elle tendit la main vers Link en une demande silencieuse et le chevalier déposa les précieuses Fleurs de la Sérénité dans le creux de sa paume. Elle percevait du coin de l'œil la petite assemblée qui se figeait en observant la scène, mais elle l'occulta. Plongeant son regard dans celui vide et froid de la statue, Zelda huma délicatement le parfum des pétales. Elle les plaça aux pieds de Mipha avant de s'accroupir pour se recueillir, une main sur le socle froid et l'autre posée sur son cœur.
Pendant que la princesse s'abîmait dans sa prière, Link leva les yeux et aperçut quelques têtes curieuses se pencher à la rambarde du niveau supérieur. Il sentait le regard assassin des anciens qui jugeaient probablement le geste de la princesse comme une manœuvre politique, celui ému des plus jeunes qu'il avait côtoyé autrefois et qui semblaient plus indulgents, et le sentiment d'incompréhension de ceux qui n'étaient pas encore nés à l'époque du Grand Fléau.
Zelda avait elle aussi conscience de cet imbroglio émotionnel autour d'elle, mais il lui importait peu, en cet instant. Elle était profondément attachée à chacun des prodiges avec qui elle avait passé des heures incalculables pour tenter de combattre Ganon, mais Mipha, tout comme Urbosa, avait toujours eu une place particulière dans son cœur. Après tout, elles avaient partagé des choses étant enfants dont peu de gens avait connaissance. Pas même Link.
Perdre sa mère créait des liens que peu d'obstacles pouvaient rompre, mis à part le temps.
Quelques instants plus tard, lorsque la Princesse Royale se hissa sur la dernière marche de la salle du trône, elle dût faire appel à tout son sang-froid pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Elle ne se considérait pourtant pas comme quelqu'un d'effarouché, et encore moins de facilement intimidable.
Sous la coupole opalescente ciselée en losanges de la salle du trône, se tenaient six vénérables zoras répartis de part et d'autre du gigantesque trône. Dessus, se dressait le roi Doréfah, aux écailles d'un bleu sombre et dont la tête couronnée frôlait le plafond. À sa droite se trouvait également son fils Sidon, soigneusement vêtu de sa tenue de prince et dont le regard fuyait celui de la princesse hylienne. Ensuite, venaient Jitato, le vieux bibliothécaire maigre et érudit aux écailles bleus; Meryth, l'ancien précepteur de Mipha à la tête plate d'une couleur brune reconnaissable entre toutes,et Nelto, le forgeron royal qui avait confectionné la lance d'écailles radieuse pour la princesse zora. À la gauche du roi, se tenait Etorpe, surnommé «le Sergent Démon», qui bénéficiait encore de sa réputation d'avoir été le plus puissant des guerriers zoras de ce millénaire; Mordan, son successeur en tant que capitaine de l'armée, et enfin ce bon vieux Klavieh. Le prêtre zora avait beau avoir quitté le domaine depuis quelques temps, les circonstances l'avaient visiblement appelé à revenir sur ses terres natales pour quelques jours. Acquis à sa cause lors de leurs échanges au village d'Euzéro, Zelda considérait sa présence comme son seul et unique atout.
Car devant elle, se tenait le sénat zora réuni au grand complet, rien de moins.
Les fois où un dignitaire étranger avait dû se confronter à cette extraordinaire assemblée se comptait sur les doigts de la main dans toute l'histoire connue d'Hyrule. Composé des plus anciens de la tribu – et donc des plus conservateurs, ce qui n'était pas peu dire au vu de la longévité zora – le sénat ne se réunissait qu'une fois l'an, ou en session exceptionnelle pour une question menaçant directement la survie du peuple aquatique. Ayant avant tout un rôle consultatif, le roi demeurait le décisionnaire majoritaire mais sans pour autant pouvoir s'opposer complètement aux sénateurs, au risque de perdre le soutien de son peuple. Les zoras détestaient les monarques tout puissants et arbitraires.
Que l'exécutif au grand complet se réunisse donc pour recevoir un invité révélait deux choses: l'une bonne, et l'autre mauvaise. En premier lieu, cela signifiait que le peuple zora considérait Zelda comme la représentante officielle du peuple hylien, le couronnement n'étant pour eux qu'un détail négligeable. Ça, c'était la bonne nouvelle. La mauvaise, c'était qu'elle représentait également à leurs yeux un danger pour leur avenir. Et ça, c'était une chose à laquelle Zelda ne s'attendait pas. Ainsi donc, sans même être intronisée, sans même avoir véritablement fait son entrée sur la scène politique, elle allait devoir comparaître à son propre procès.
Elle aurait bien aimé en connaître le chef d'accusation.
Si Sidon les avait alertés sur les réticences du peuple aquatique à son égard, la princesse ne les imaginait pas suffisamment enkystées pour mériter un tel accueil. Link était parvenu à redorer un peu son blason en libérant Vah'Ruta de l'emprise de Ganon, mais ses actions n'avaient visiblement eu aucune résonance sur Zelda. C'était elle qui était venu demander un prodige à Doréfah, elle qui avait œuvré pour que ce soit Mipha, et elle qui était officiellement la chef des prodiges. Mipha était sous sa responsabilité, et sa mort lui incombait donc davantage qu'à Link. Mais le ressentiment centenaire d'une partie de la population, eut-elle été le sénat, ne justifiait pas un tel comportement de leur part, et encore moins de Doréfah qu'elle pensait bien connaître. Cela allait à l'encontre de tout ce qu'elle savait de ce peuple habituellement enclin à la pondération, mais également des informations que lui avaient confiés Klavieh à Euzero. Cela la froissait encore davantage.
Alors qu'elle traversait stoïquement la salle du trône, le même pressentiment que celui qui l'avait envahi sur le chemin d'Ordinn s'éveilla dans sa poitrine. Quelque chose d'important s'était déroulé au sein du peuple zora, quelque chose qu'elle ne maîtrisait pas et qui pouvait à nouveau tout briser. Elle se raccrochait à l'espoir que Klavieh en était tout aussi ignorant qu'elle la dernière fois qu'ils s'étaient parlé à Euzero, parce qu'elle voulait croire qu'il lui restait au moins un allié dans le tribunal qui lui faisait face. Ce qui signifiait que tout avait basculé en moins de deux semaines. Que pouvait-il être arrivé dans un aussi court laps de temps qui mérite une telle sentence à son égard par le peuple le plus sage d'Hyrule?
Demeuré à la place qui était la sienne, les mains jointes dans le dos, Link observait la scène sans un mot. Pour lui aussi, la posture du peuple zora était tout aussi incompréhensible. Pourtant il pouvait honnêtement s'estimer connaisseur de leurs us et coutumes. Que le roi Doréfah réserve un tel accueil à la Princesse Royale revenue d'entre les morts était de mauvais augure. Surtout au regard de leur relation passée.
Inconsciemment, il banda ses muscles, comme pour se préparer au combat. Mais si combat il y avait, il ne serait pas physique et il n'aurait surtout pas à intervenir, au risque d'affaiblir encore davantage la princesse hylienne. Il le savait, mais il banda ses muscles quand même.
Sans manifester une émotion autre que la sérénité, Zelda s'arrêta calmement au centre de la pièce et inclina légèrement la tête pour saluer le roi en face d'elle. Si le sénat voulait d'ors et déjà la traiter comme une reine, alors elle saluerait leur monarque comme un égal, et tant pis s'ils l'interprétaient comme un outrage. Après tout, leur propre sens de l'hospitalité laissait lui aussi un peu à désirer: la salle du trône demeurait aussi silencieuse qu'un tombeau.
«Roi Doréfah, commença-t-elle d'un ton neutre, je tenais à vous remercier pour votre accueil, mais aussi d'avoir permis à vos soldats d'intervenir pour nous sauver de l'assaut du clan yiga.»
Le grand zora à la carrure semblable à une baleine ne répondit pas de suite. Ses yeux sombres scrutaient la petite silhouette à ses pieds. Aucun des deux hyliens ne parvenait à déchiffrer son expression.
«Je ne permettrai jamais qu'un invité se fasse attaquer aux portes de mon domaine», finit-il par répondre de sa voix grondante adoucie par l'accent chantant propre à son peuple.
Zelda se retint de se mordre la lèvre, mal à l'aise. Doréfah ne s'était jamais adressé à elle avec autant de distance, même lors des évènements officiels. Après tout, il l'avait connue enfant, quand elle s'amusait à remonter les cascades de la salle du trône avec l'aide de Mipha et se cachait derrière les piliers pour entendre les conversations des adultes. La revoir en vie après l'avoir cru morte pendant cent ans ne signifiait-il donc rien? Ou était-ce que cela venait réveiller la douleur liée à la perte de sa propre fille?
«Je dois ma vie au peuple zora, acquiesça Zelda résolument en dissimulant son trouble. C'est une dette que je n'oublierai pas.
— Ne vous y trompez pas, votre altesse, intervint soudain Etorpe, son visage fin et anguleux aussi sec que du bois mort. Les zoras ont consenti à vous accueillir au nom de l'alliance qui nous liait à votre père et de votre récente victoire sur le Fléau Ganon. Mais vous n'êtes pas la bienvenue au Domaine Zora. Dîtes-nous ce que vous êtes venue chercher et partez.»
Zelda accusa le coup sans broncher, mais n'en fut pas moins blessée. Le peuple aquatique songeait-il vraiment à lui interdire l'accès à leur terre? Même du temps où sa popularité était plus que vacillante, les zoras n'avaient jamais adopté une attitude aussi belliqueuse à son égard. À sa connaissance, personne n'avait encore été interdit de séjour en terre zora, qui était considérée en Hyrule comme un lieu de retraite spirituelle ouvert à toute âme en quête de paix intérieure.
La situation était encore pire qu'elle ne le craignait. Elle voulait abandonner toutes ces mondanités et ces faux-semblants, taper du poing sur la table en exhortant le sénat de lui dire clairement ce qu'il lui reprochait et de ne plus tourner autour du pot, leur conseiller de s'inspirer de la simplicité goron plutôt que de se vêtir de non-dits. Comment pouvait-elle s'absoudre d'une faute qu'elle ignorait, par toutes les déesses?
Mais évidemment, la politique selon les zoras n'avait rien de comparable à celle des gorons.
«Vous avez vu la violence dont font preuve les yigas, majesté, se lança-t-elle en ne s'adressant sciemment qu'à Doréfah. Depuis mon éveil dans la Plaine d'Hyrule et la chute de leur maître, ils ne cessent de s'en prendre à moi. Je serai déjà morte si Link n'était pas là pour me protéger.»
Seul le silence lui répondit, l'assemblée demeurant de marbre devant ses déclarations. Il y avait franchement plus agréable que de voir une dizaine de personnes rester insensible à l'éventualité de son propre trépas. Elle se raccrocha aux propos de Sidon lui assurant que certains zoras étaient heureux de la revoir même s'ils ne le montraient pas. Cela lui mettait un peu de baume au cœur. Même le souvenir de la bienveillance de Kodah envers elle était agréable en cet instant.
C'était sans importance. Elle n'avait pas dit ça pour qu'ils s'apitoient sur son sort.
«C'est au cours d'une de ces attaques, reprit-elle gravement, que leur nouveau chef, Suppa, a froidement assassiné Dame Impa.»
Comme elle s'y attendait, cela suscita davantage d'émoi dans les rangs des dignitaires, plusieurs d'entre eux se jetant un coup d'œil ou certains manifestant clairement leur colère en serrant les poings. Les relations entre les zoras et les sheikahs avaient toujours été fortes, leurs longévités respectives faisant d'eux des alliés naturels à travers le temps. Il est toujours plus simple de s'attacher à quelqu'un qui ne mourrait pas avant nous. Cela laisse davantage de temps pour pardonner, et moins pour souffrir. Il n'y avait que Mipha qui avait été assez forte pour aimer malgré cela.
«La rumeur nous était parvenue, gronda Doréfah d'un ton menaçant, la colère vibrant dans tout son grand corps, et voilà que tu me confirmes leur implication dans ce meurtre odieux!
— C'est pour cette raison que je suis venue, majesté. Je viens solliciter l'aide de chaque tribu d'Hyrule afin de les détruire une bonne fois pour toutes.
— Voilà un objectif des plus louables, grinça le vieux Meryth d'une voix à la fois mielleuse et acide. Peut-on savoir ce qu'en pense le peuple sheikah?
— Les sheikahs ne peuvent entreprendre aucune action, répondit calmement Zelda. Ils sont trop peu nombreux et leurs guerriers doivent avant tout protéger leur nouvelle chef, Pahya.»
Un rire sans joie interrompit subitement l'échange, les poussant à se tourner vers un Mordan sombrement hilare, les bras croisés sur sa poitrine.
«Et nous savons tous pourquoi ils sont si peu aujourd'hui, n'est-ce pas, votre altesse?
— Ainsi donc vous connaissez l'emplacement de leur nouveau repaire?» reprit promptement Meryth de ce même ton fielleux, coupant court au reproche à peine voilé du capitaine.
Zelda ne vécut pas son intervention comme un soutien, loin de là. Elle avait toujours su que le vieux précepteur, très attaché à Mipha, était l'un de ses principaux opposants. Il ciblait sans surprise l'un des écueils que la princesse avait voulu à tout prix éviter. Elle avait été certaine que les gorons n'allaient poser aucune question à ce sujet. Évidemment, il ne pouvait en être de même avec des tacticiens aussi expérimentés que les zoras. Encore moins avec ce satané Meryth.
«Je détiens une piste sérieuse, avança-t-elle prudemment. Mais j'espérais profiter de ma venue pour demander l'accès à votre bibliothèque et ainsi avancer dans mes recherches.
— Ah ha! s'exclama le vieux Jitato. Notre savoir vous intéresse, d'un seul coup! Il est loin le temps où nous n'étions que la seconde bibliothèque d'Hyrule…
— J'ai toujours admiré votre savoir et les trésors que contient votre bibliothèque, rétorqua froidement Zelda en contenant difficilement son agacement. Je défie quiconque de m'avoir entendu les dénigrer un jour.
— Et que comptez-vous nous offrir en échange de notre docile participation?» intervint à nouveau Meryth.
Zelda se raidit sensiblement en reportant son attention sur le précepteur. Que leur aide soit conditionnée à une concession de sa part était l'évidence même, mais les mots et le ton venimeux qu'il avait employé suggérait une intention plus sombre de sa part.
«En échange!?» s'enquit-elle prudemment.
Ce qui sembla donner le signal nécessaire pour que Meryth crâche son venin, les veines de son cou palpitantes sous ses écailles brunes.
«N'est-ce pas pour cette raison que vous avez abandonné des terres de la Plaine d'Hyrule au profit des gerudos!? Pour les soudoyer et vous assurer de leur obéissance dans votre fumeuse chasse aux yigas? Comment osez-vous abandonner la terre de vos ancêtres au plus offrant! Aux faiseurs de Fléau!
— Meryth!» tonna la voix de Doréfah.
Le silence vibra dans la salle comme la corde d'un arc tendu. S'efforçant de garder un visage neutre, Zelda accusa le choc des nombreuses accusations contenues dans ces quelques phrases. Elle était là, l'inculpation qui avait entraîné ce procès en bonne et due forme et qui avait ravivé la colère des zoras à son égard. Pourquoi la Princesse Royale s'alliait-elle au peuple qui avait vu naître Ganon au détriment de toutes les autres tribus qui ne s'étaient jamais, elles, écartées du droit chemin? Comment pouvait-elle donner aussi négligemment des terres à la tribu guerrière au beau milieu des principales lignes commerciales sans prendre en considération l'impact évident que cela aurait sur les autres tribus, sans leur offrir un équivalent ? Était-elle donc toujours cette jeune fille irresponsable et immature qui n'avait pas su protéger Hyrule il y a cent ans? Quel danger représentait-elle alors en ayant entre les mains le pouvoir de détruire le plus dangereux démon d'Hyrule, sans plus aucun garde-fou autour d'elle? Ne risquait-elle pas de détruire simplement tout Hyrule s'ils laissaient libre court à son incompétence?
Par Hylia, elle aurait dû anticiper. Cinehl était auprès des yigas, elle était leur espionne. Évidemment qu'elle avait entendu parler de l'accord qu'elle négociait avec Riju et évidemment qu'elle allait le révéler à Suppa, de gré ou de force. Si celui-ci avait connaissance de l'ensemble des termes du contrat, il n'avait divulgué que le strict nécessaire pour lui mettre des bâtons dans les roues. Les zoras étaient certes un peuple riche n'ayant aucune difficulté à écouler ses marchandises: l'obtention d'un comptoir à proximité de la Place des Commerces ne leur apporterait que peu de choses. Mais ils portaient la justice et l'équité en étendard, et ils avaient toujours eu des relations tendues avec les gerudos. La mémoire zora rendait le pardon beaucoup plus difficile à obtenir. Le rôle des gerudos dans la résurrection de Ganon il y a des millénaires leur semblait une trahison beaucoup plus récente que pour tous les autres peuples, les maintenant dans une forme de méfiance constante à l'égard des femmes guerrières. Lancer une telle rumeur au sein du peuple aquatique avant sa venue était du pain béni pour Suppa. Pourquoi n'y avait-elle pas pensé avant, au nom de la Déesse?
Et comment allait l'accueillir son propre peuple avec une telle rumeur dans son sillage?
Bouleversée, elle se tendit vers la déesse en quête de réassurance, mais ne rencontra que du vide. Se mordant la joue, elle se concentra sur la sensation rassurante de Link derrière elle. Le jeune hylien semblait s'être rapproché pour lui communiquer son soutien, ou tout simplement animé par son instinct de protection, elle n'aurait su le dire. Elle n'était pas sûre que cela soit bien perçu par les juges qui lui faisaient face, mais le sentir près d'elle l'aidait à les affronter. Cela seul comptait. En cet instant, le regard qu'ils pouvaient poser sur la relation qu'elle entretenait avec son chevalier servant était le cadet de ses soucis.
Elle mourait d'envie de tous les envoyer au Crépuscule, de s'enfouir dans le giron des bras de son protecteur et de fondre en larmes. Peut-être même le ferait-elle plus tard, quand ils seraient seuls.
«Je n'ai donné aucune terre au peuple gerudo, déclara-t-elle d'un ton glacial. La Plaine d'Hyrule demeure la propriété du peuple hylien, une et indivisible.
— Et cette rumeur concernant la Place des Commerces? intervint doucement Klavieh. Ne serait-ce qu'un mensonge?»
L'espoir était parfaitement perceptible dans le ton du vieux zora, et Zelda eut un pincement au cœur en sachant qu'elle allait le peiner. Elle détestait décevoir ses proches. Elle avait trop vu cette expression attristée sur le visage de son père pour pouvoir la supporter chez les autres.
«En partie», souffla-t-elle.
Les traits tirés de son ami en entendant ces mots la blessèrent plus profondément qu'elle ne l'imaginait. Au point d'occulter totalement la réaction des autres zoras autour d'elle.
«Je dois reconstruire le Royaume d'Hyrule, expliqua-t-elle sans lâcher Klavieh du regard, priant pour qu'il comprenne. Je dois le reconstruire alors qu'il n'en reste que des ruines. Alors oui, je dois négocier des accords et des alliances pour y parvenir, et cela nécessite des concessions.»
Elle reporta son attention sur le roi Doréfah qui la scrutait depuis sa haute stature, la jaugeait. Elle ne pouvait rien divulguer de l'accord partiel négocié avec les gerudos: non seulement les zoras seraient outrés de l'exclusivité donnée aux guerrières, mais Zelda n'en détenait pas elle-même les conditions précises de sa mise en œuvre, laissées en suspens dans l'attente de l'anéantissement du gang.
Elle n'avait d'autres choix que de faire preuve de fermeté. Rien de bien à même pour installer le sénat dans de meilleures perspectives à son égard.
«L'accord que j'ai passé avec Riju est confidentiel et ne concerne que le peuple gerudo, affirma-t-elle avec toute l'assurance dont elle était capable. Je ne peux que vous assurer que tant que je vivrais, la Plaine d'Hyrule ne sera jamais morcelée et donnée à un autre peuple que les hyliens.»
Elle hésita un instant, se demandant s'il était judicieux de poursuivre ou s'il valait mieux temporiser. Devait-elle attendre un hypothétique apaisement dans ses relations avec les zoras pour aller plus avant, d'avoir regagné un minimum leur confiance, ou jouait-elle la carte de l'honnêteté sans fard quitte à paraître un peu culottée?
Sa réflexion fut de courte durée: ils l'agaçaient, et au vu de leur accueil, ils méritaient bien qu'elle se montre culottée. Au Crépuscule leur sacro-saint protocole.
«Négocier une nouvelle alliance avec les zoras pour la reconstruction d'Hyrule était le deuxième objectif de ma venue», lâcha-t-elle brutalement.
Ses propos entraînèrent une inspiration choquée d'une bonne partie des anciens en face d'elle. Klavieh la regarda avec une expression consternée – elle venait de jeter aux orties toutes les recommandations qu'il lui avait prodigué à Euzéro, après tout. Elle savait qu'à ses yeux, elle venait de réduire à néant toutes ses chances de négociation. Sidon riva sur elle des yeux écarquillés de surprise. Doréfah fut le seul à ne pas broncher, et cette absence de réaction semblait de bien meilleure augure à Zelda que tout ce qui avait pu se dérouler précédemment.
«Une alliance? tonna le vieux Neto de son ton bourru. Commencez par vous acquitter de vos dettes envers notre peuple avant d'envisager de nous en demander encore plus!
— Oui, commencez par racheter vos fautes! poursuivit Mordan avec colère. Si tant est que ce soit possible!
— Tuer Mipha ne vous a pas suffi! s'écria Meryth. Lequel de nos jeunes allez-vous entraîner dans votre expédition suicidaire contre les yigas? Vous n'aurez pas le prince!»
De vives clameurs, certaines outrées d'autres satisfaites, éclatèrent parmi les membres du sénat. Choquée, horrifiée, Zelda recula d'un pas en tremblant, les poings serrés, Link se rapprochant spontanément d'elle pour la protéger.
« SILENCE! tonna fermement Doréfah, sa voix grave tonnant comme l'orage au-dessus de leurs têtes figeant toute répartie. Je veux entendre ce qu'elle a à dire»,
Zelda inspira profondément et se contraignit à reprendre le contrôle de ses émotions. Elle savait depuis le début qu'elle n'obtiendrait rien des zoras sans avoir résolu la question de la Grande Calamité avec eux. S'ils comptaient obtenir des excuses de sa part, ils pouvaient toujours attendre – surtout après les horreurs qu'ils venaient de lui adresser. Elle était responsable de l'échec de l'attaque contre Ganon, mais le reconnaître face au sénat était une faiblesse qu'elle ne pouvait en aucun cas se permettre. D'aucun aurait pu croire que cela les apaiserait, mais ils ne la verraient alors plus en elle que la faible princesse qui avait courbé l'échine devant eux. Sa posture était déjà assez mauvaise comme ça. Inutile de leur donner des armes supplémentaires.
«Je dois avouer que je suis extrêmement surprise qu'aucun zora n'ait su interpréter les signes, répondit-elle avec une certaine hauteur. Surtout vous, Meryth, et vous, Jitato. Je pensais pourtant que vous auriez compris.
— Que devions-nous comprendre? rétorqua l'irascible bibliothécaire, piqué au vif.
— Que la défaite était inévitable.»
Un silence de plomb accueillit ses dernières paroles, ce qui satisfit grandement Zelda. Elle savait qu'elle les avait heurtés en remettant en question leur légendaire sagesse. Ils paraissaient peut-être plus humbles que les piafs de prime abord, mais les zoras n'en avaient finalement pas moins un égo démesuré sur bien des aspects.
Tant pis pour eux.
«Les anciens sheikahs lisaient l'avenir dans les étoiles, expliqua-t-elle en commençant à déambuler dans la salle, les mains derrière le dos. Nous le savons tous. Alors pourquoi, selon vous, les tours ne se sont-elles activées que maintenant et non il y a cent ans? Pourquoi auraient-ils construit des centaines de sanctuaires à travers Hyrule dans le but d'entraîner le Héros, sans nous donner la capacité de les ouvrir avant l'éveil du Fléau?»
Elle pivota des talons et posa un regard doux sur son chevalier servant, se moquant bien de ce que les zoras pourraient en déduire.
«Pourquoi auraient-ils créé un sanctuaire de la Renaissance si le Héros ne devait pas mourir ? souffla-t-elle.
— Es-tu en train de dire que la mort de ma sœur était écrite depuis des millénaires? murmura Sidon, un mélange de tristesse et de colère nettement perceptible dans la tension qui l'animait. Que rien n'aurait pu l'éviter?
— J'ignore si la mort de Mipha l'était, répondit Zelda d'une voix compatissante. Mais celle de Link, oui. Et notre défaite. Les anciens sheikahs savaient que le Héros perdrait la vie à l'éveil du Fléau, et ils nous ont légué le nécessaire pour le sauver et le préparer à l'ultime combat à son réveil. Link disposait certes de la tablette sheikah, mais nous l'avions déjà il y a cent ans. C'est la seule raison qui explique pourquoi les tours et les sanctuaires ne se sont activées qu'une fois celui de la Renaissance rouvert. Pour préparer le Héros ressuscité, et non le Héros d'il y a cent ans.
— Ce n'est qu'une théorie, rétorqua soudain le vieux Jitato. Vous n'avez aucune preuve pour avancer ce que vous dîtes.
— Les anciens sheikahs étaient sages et loyaux, affirma Nelto, ils n'auraient jamais laissé sciemment une défaite se produire sans tenter de l'éviter ou de nous avertir.
— Vous avez raison, les anciens sheikahs étaient sages, répondit Zelda. Assez sages pour savoir qu'il ne faut jamais s'opposer à la marche de l'avenir et jouer avec le temps. Ils savaient que nous gagnerions la guerre même si nous perdions une bataille. Cela seul comptait à leurs yeux.
— Une théorie bien commode pour vous dédouaner de toute responsabilité, votre altesse, persifla Meryth. Bien commode.»
Cette ultime attaque de la part du précepteur termina de faire tourner les sangs de la princesse.
«Le sacrifice de mon chevalier servant et de toute ma famille? La destruction de mon royaume, de tout ce qui constituait ma vie? La perte de tous mes proches? Commode?!
— Laissez-nous.»
Le grondement de la voix de Doréfah, monotone et sombre, empêcha la répartie de Meryth et l'ordre surprit tout le monde. Zelda la première.
«Mais, Majesté, nous avions convenu –
— C'est un ordre, Meryth.»
L'air mécontent, l'ensemble du sénat se résigna à se mouvoir vers les escaliers d'un pas traînant. Tous lançaient des regards mauvais à la princesse demeurée immobile au centre de la pièce. Visiblement, ils n'avaient pas envisagé un seul instant qu'ils puissent être aussi brutalement exclus de l'audience avec la Princesse Royale. Elle n'avait pas encore rendu les comptes qu'ils attendaient.
«Toi aussi, Link, interpela soudain Doréfah. Ta princesse est en sécurité avec moi.»
Encore un peu choquée par la tournure inattendue des évènements, Zelda tourna machinalement la tête vers le jeune hylien qui la questionnait du regard. Peu importait l'ordre du roi zora, Link n'en tiendrait jamais compte sans l'aval direct de sa protégée. Elle hocha donc la tête avec un sourire qu'elle voulut rassurant, bien qu'elle ignorât ce qui l'attendait. Un peu déconfit, Link s'exécuta à contrecœur, emboîtant le pas à Sidon, et disparut à son tour dans les escaliers.
Une fois seul à seule avec Zelda, le gigantesque corps de Doréfah se détendit sensiblement. Il posa un regard à la fois méfiant et inquiet sur la petite princesse à ses pieds.
«Zelda, j'ai besoin que tu m'expliques», commença-t-il sans fioritures d'une voix à la fois douce et autoritaire.
La voix d'un père. Pas celle d'un monarque s'adressant à son égal.
La jeune hylienne l'observa un instant, jaugeant ce qu'elle pouvait révéler au roi. Doréfah était intègre et loyal, mais il demeurait, en cet instant, le dirigeant de l'une des plus puissantes tribus d'Hyrule. Celle la plus susceptible de lui barrer l'accès au trône qu'elle réclamait. L'amitié qui les liait depuis sa plus tendre enfance, un peu comme un grand oncle bienveillant, ne comptait pas. Elle n'aimait pas l'idée qu'il joue cette corde sensible pour arriver à ses fins.
«Que voulez-vous savoir? temporisa-t-elle.
— Pourquoi cet empressement à faire la chasse aux yigas? Je sais qu'Impa t'était chère, mais elle est loin d'être la première sacrifiée dans cette guerre. Les yigas t'ont toujours poursuivi. Et que nous cache-tu avec les gerudos?»
Zelda s'efforça de réfléchir le plus vite possible. Doréfah avait fait vider la salle pour la pousser à la confidence. Il la connaissait assez pour savoir que les accusations constantes ne la buteraient que davantage. Mais la princesse ne pouvait lui révéler tout ce qu'elle savait et les raisons de ses agissements. Non seulement elle avait promis de taire l'existence d'un espion yiga dans les rangs gerudos, mais cela desservirait également ses projets. Elle voulait l'unicité d'Hyrule, pas la fracturer.
«Je veux réunir toutes les tribus autour d'une table, avança-t-elle, mais pas comme autrefois. Je veux une union, je veux que chaque tribu soit à égalité et que sa voix compte autant que toutes les autres. Les yigas sont les derniers vestiges de Ganon, les seuls qui peuvent mettre en péril ce projet et la paix en Hyrule. Je ne laisserais pas ces monstres tout détruire. S'unir pour les annihiler est la première étape, nécessaire et incontournable.
— Tu ne m'apprends rien! s'exclama soudain Doréfah avec colère, pas dupe une seconde des non-dits dans le discours de la princesse. Tu oublies que je te connais, Zelda. Je sais que tu ne jures que par l'égalité et l'équité pour tous, mais tu ne me dis pas tout!
— Vous non plus, rétorqua la princesse, et vous savez que ce n'est plus possible.»
Le roi se figea en la contemplant comme s'il la voyait pour la première fois, son large visage couturé de cicatrices empreint de sévérité. Dans son regard, elle vit qu'il réalisait, qu'il comprenait enfin, avec douleur. Il comprenait qu'elle n'était plus la petite princesse fragile et peu sûre d'elle qu'il avait connu autrefois. Elle était la représentante du peuple hylien, dernière et unique héritière du trône. Derrière elle, elle avait tout un royaume à redresser, une culture à reconstruire, des intérêts à préserver. Zelda était son égal à présent, et jamais plus elle ne se confierait à lui comme une petite fille à son oncle. Cela lui fit mal au cœur. Il avait eu tort de croire qu'il pouvait jouer ainsi avec elle.
Parfois, Doréfah se sentait trop vieux, avait la sensation d'être là depuis trop longtemps. Il avait déjà perdu sa fille, et Zelda sitôt retrouvée s'éloignait déjà. Elle n'était pas son enfant, certes, mais il avait toujours aimé cette petite au caractère orageux. Elle le faisait rire, et après plus de six cents ans d'existence, ce n'était plus si commun.
«Que s'est-il passé exactement, il y a cent ans?» demanda-t-il d'un ton rendu rauque d'émotions contenues.
À nouveau, la princesse esquiva la question, comme les précédentes.
«Mon pouvoir s'est éveillé, dit-elle sobrement. À temps pour sauver Link, trop tard pour sauver Hyrule.
— Tu ne m'apprends toujours rien, Zelda. Les sheikahs et les soldats survivants de l'attaque de la Plaine du Cernoir nous ont raconté comment tu t'es dressée pour sauver ton chevalier. Je veux savoir ce qui s'est réellement passé. Pourquoi ma fille est morte alors que vous êtes tous les deux en vie!»
La princesse s'éloigna vers l'une des arches qui soutenait la coupole de la salle du trône. Elle se mordit l'intérieur de la joue. Cette fois-ci, elle ne pouvait pas se taire. Elle ne ferait pas cet affront au père de Mipha, ne nierait pas sa part de responsabilité dans sa mort. À lui seulement, elle reconnaîtrait ses torts. Mais regarder Doréfah droit dans les yeux pendant que les mots franchiraient ses lèvres était au-dessus de ses forces.
«Mipha est morte parce que je n'ai pas compris suffisamment tôt comment m'éveiller au pouvoir de la Déesse, avoua-t-elle calmement, les épaules basses. Vous le savez aussi bien que moi. Mais elle est morte aussi parce que je n'ai pas su comprendre ce que nous disaient les reliques. Si j'avais compris plus tôt que la défaite devait avoir lieu, j'aurais œuvré pour mettre tout le monde en sécurité, loin de Ganon. Link et moi l'aurions affronté, seuls, et tout le monde aurait été sauf. Mon père… Révali, Daruk... Urbosa… Mipha. Mipha aurait survécu, et elle aurait piloté Vah'Ruta contre le Fléau aujourd'hui, pas un siècle trop tôt.»
Doréfah ne répondit pas, mais Zelda n'avait pas le cœur à le regarder. Si elle acceptait presque qu'éveiller son pouvoir plus tôt n'aurait pas sauvé Hyrule, elle ne démordait pas de l'idée qu'elle aurait pu mettre tout le monde en sécurité avant l'éveil du Fléau si elle était parvenue à comprendre la logique des sheikahs. Elle aurait pu les sauver, et elle ne voyait pas comment les zoras pouvaient lui pardonner cette erreur qui avait coûté la vie de leur précieuse princesse et à tant et tant des leurs.
Alors que son regard s'abîmait dans la contemplation des cascades qui entouraient le domaine, son attention fut attirée par une silhouette qui se tenait là, en contrebas, accroupie sur le rebord de l'enceinte. Elle sourit tristement. Link savait toujours être là où elle en avait besoin. C'était un mystère pour elle, mais un mystère qu'elle n'avait pas envie d'expliquer. La magie autour de ce phénomène lui plaisait, et l'apaisait.
Progressivement, sa mémoire redessina les contours de cette même silhouette, plus jeune et moins habillée, juchée de la même façon, et l'observant avec la même intensité. Leur première rencontre, il y a tant et tant d'années. Ils n'en avaient jamais parlé, avaient toujours agi comme si cette première fois où leurs yeux s'étaient croisés n'existait pas, ne comptait pas. C'était pourtant tout le contraire.
«Tu n'aurais rien pu faire.»
Zelda sursauta et pivota des talons en entendant ces mots, ses yeux écarquillés de surprise rivés sur le roi zora. Elle ouvrit la bouche, mais sa gorge nouée entrava la moindre parole.
«Même si tu avais compris que la défaite était imminente, poursuivit Doréfah, aucun des prodiges ne vous aurait laissé seuls face à Ganon. Encore moins en sachant que Link allait au-devant sa mort et toi, d'une torture centenaire.»
Zelda tiqua malgré elle sur ces derniers mots. Doréfah n'avait aucun moyen de savoir ce qu'elle avait vécu en tête à tête avec Ganon. Personne ne le pouvait.
«Daruk, Révali et Urbosa aurait de toute façon avancé qu'ils seraient morts avant la prochaine bataille et qu'ils ne fuiraient pas celle-là. Quant à Mipha… Mipha n'aurait jamais laissé Link mourir sans se battre à ses côtés.»
Doréfah se redressa sur son trône, gigantesque, imposant, son regard sombre s'égarant au lointain tandis qu'il poursuivait.
«Tu es la Princesse Royale et la Grande Prêtresse d'Hylia. Ton rôle était d'éveiller le Pouvoir de Sceau et de sceller le mal. Pourtant, tu n'as cessé de répéter à ton père que vous deviez vous consacré à l'étude des reliques, que la clé de la victoire se trouvait là et non dans tes incessantes méditations. Ton intuition te guidait dans la bonne direction, mais Rhoam n'a pas su entendre la sagesse de Nayru dans ta voix. Aucun de nous n'a su le faire.»
Zelda se figea dans l'alcôve, le sang lui battant les tempes, incapable de réagir. Les mots que prononçaient le roi lui semblaient irréels, incompréhensibles, comme s'il parlait un langage qui n'était pas le sien. Mais ce que son cerveau ne parvenait pas à assimiler, son cœur le faisait. Et cela faisait mal.
«Ton rôle n'a jamais été d'organiser la défense d'Hyrule lorsque surviendrait l'éveil du Fléau. C'était le nôtre. Le mien, celui de ton père, et de tous les dirigeants des tribus alliées. Mais pas le tien.»
Il reporta son attention sur la princesse immobile en contrebas et lui adressa un sourire. Le visage du zora était sévère et déformé par une longue cicatrice. Pourtant, pour Zelda, il n'existait rien de plus beau en cet instant. C'était le premier sourire qu'il lui adressait depuis qu'elle était entrée dans la salle du trône. Un sourire que la petite fille en elle avait attendu, malgré elle.
«Pardonne notre prétention, Zelda, dit-il doucement. Un monarque a parfois bien du mal à voir la sagesse dans les propos de plus inexpérimenté que lui. C'est un écueil que nous avons tous rencontrés, mais qui cette fois, nous a coûté beaucoup.»
Il planta ses yeux bruns et brillants dans ceux de Zelda, gigantesque colosse devant la petite princesse qui mesurait à peine la taille de sa tête.
«Pardonne à ton vieux père, qu'il puisse enfin reposer en paix.»
Une larme coula sur la joue de la princesse qu'elle essuya prestement, sans qu'elle ne parvienne à quitter le roi de ses yeux écarquillés. Son père…
Elle ne pouvait pas dire à Doréfah qu'elle lui avait déjà pardonné depuis plus d'un siècle. Elle ne pouvait pas lui dire, lui raconter ce jour dont le souvenir brûlait son âme comme un feu de paille. Il n'y avait que Link qui savait, parce qu'il y avait assisté.
Mais elle ne pouvait pas en parler.
«Allez, dis-moi clairement ce que tu attends de nous, reprit le roi en se réinstallant, cherchant à détourner la princesse du trouble qui l'envahissait. Je suis sûr que tu ne nous as pas encore tout dit.»
Zelda essuya à nouveau ses joues et souffla pour tenter de recouvrer son sang-froid. Doréfah, plus délicat que ce que sa stature laissait présager, lui donna le temps de se reprendre tandis qu'il contemplait le paysage du haut de son trône.
«Tu disais vouloir reconstruire le royaume de ton père», dit-il, comme pour l'encourager.
Zelda s'avança en se raclant la gorge, reconnaissante de pouvoir reprendre le fil d'une conversation qu'elle maîtrisait bien plus facilement.
«Je dois reconstruire le royaume pour le bien de mon peuple, nuança-t-elle de sa voix encore mal assurée. Mais je ne peux rien faire sans avoir le soutien de toutes les tribus d'Hyrule.
— En quoi les zoras peuvent-ils t'aider?
— Le royaume est en ruine, Doréfah. Les hyliens sont dispersés sans plus aucune infrastructure, sans plus aucune école. Je n'ai plus personne d'assez instruit pour m'aider à reconstruire le royaume: comptable, législateur, conseiller… Personne n'est qualifié pour m'assister dans ces tâches. Alors, je souhaiterais que les zoras m'aident à dénicher ceux qui en auraient les capacités… et à les instruire.»
Doréfah écarquilla les yeux de stupeur, ses gigantesques mains palmées serrant les accoudoirs de son trône alors qu'il se penchait vers la princesse.
«Tu demandes à mon peuple de partager son savoir? Ce savoir que nous avons mis des siècles à acquérir? As-tu seulement conscience qu'il est notre bien le plus précieux?
— C'est pour cette raison que je demande à pouvoir en bénéficier, Doréfah. Vous avez les meilleurs instructeurs et les plus grands érudits de tout Hyrule. Avec le conseil de vos architectes, les constructions hyliennes dureront des siècles. Avec vos professeurs, les hyliens apprendront la tempérance, le respect de la nature et les enseignements de la déesse Hylia.»
Doréfah secoua la tête de droite et de gauche d'un air désabusé.
«Tu n'es pas raisonnable. Je vais déjà avoir le plus grand mal à adoucir l'opinion du sénat à ton sujet, alors les convaincre de partager notre bien le plus inestimable? C'est un combat perdu d'avance. Et que nous proposes-tu en échange? Qu'est ce qui peut avoir une valeur suffisante selon toi?
— Vous l'avez dit, Doréfah, répondit Zelda avec maintenant toute son assurance retrouvée, votre savoir est inappréciable. Je ne demande pas que vous nous révéliez tous vos secrets. Je demande uniquement le concours de vos architectes pour la construction d'infrastructures robustes, et que mes conseillers soient instruits par vos érudits. Ils demeureront les dépositaires de leur savoir et seront maîtres de ce qu'ils divulgueront, je ne leur imposerai rien. J'ai conscience de combien tout cela est précieux pour vous, alors si jamais il apparaît au sénat une possibilité de considérer mon offre, aussi infime soit-elle, je vous laisse seuls juges du prix à payer. Je ne vous ferai pas l'outrage de proposer quelque chose de dévalué face à l'honneur que vous feriez à mon peuple.»
En réalité, Zelda n'avait tout simplement aucune idée de ce qu'elle pouvait offrir aux zoras en contrepartie. Ce qu'elle demandait était inestimable, certes, mais les zoras étaient aussi un peuple qui se satisfaisait aisément d'une vie quasi-autarcique sur des terres riches où ils ne manquaient de rien. Qu'aurait-elle bien pu leur proposer, dans de telles circonstances?
Le roi observa silencieusement la jeune hylienne en face de lui pendant quelques minutes, son esprit évaluant posément sa requête. Il ne le lui dirait probablement jamais, mais elle ressemblait terriblement à son père en cet instant. Cette même inflexibilité, cette même logique, cette même combativité dans l'unique but d'améliorer le quotidien de son peuple, même si sa cause semblait désespérée
La jeune princesse avait bien changé, en cent ans.
«Et je suppose que cette proposition est à ajouter à ta demande de t'aider à combattre les yigas…», grogna-t-il d'un air désabusé.
Zelda hocha la tête sans un mot, le cœur battant la chamade. Elle ne pouvait qu'espérer que le roi tenterait malgré tout de convaincre le sénat de s'allier à sa cause. Avoir accès au savoir zora, c'était diviser par deux le temps nécessaire à la reconstruction du royaume, au bas mot, que ce soit structurellement parlant que d'un point de vue économique et social. Elle espérait vraiment pouvoir compter sur leur soutien pour limiter sa dette auprès des gerudos, qui pourrait vite devenir faramineuse. Il y avait toujours des frais imprévus.
«Je ne ferais aucune promesse, finit par souffler le roi sans perdre sa mine préoccupée. Tu as sauvé Hyrule, le peuple zora te doit au moins une réunion pour considérer tes requêtes. Mais n'espère pas trop. Tes demandes son déraisonnables, même moi je ne peux réussir un tel exploit.
— Essayer est tout ce que je vous demande, Doréfah», le remercia-t-elle sans chercher à dissimuler son soulagement.
Elle sentit l'étau dans sa poitrine se relâcher, bien que légèrement. En entrant dans la salle du trône, elle s'était déjà estimée chanceuse de ne pas être expulsée du domaine sans cérémonie. Obtenir du roi qu'il impose une assemblée au sénat était tout simplement inespéré.
Même si elle ne se faisait guère d'illusion sur le résultat.
«C'est le moins que je puisse faire, répondit le roi de sa voix grondante. À mes yeux, Hyrule t'est tellement redevable qu'une vie zora ne suffira pas à nous acquitter de cette dette. En attendant, je vais dire à Jitato de te donner un accès libre à notre bibliothèque. Si la moindre information au sujet de ces infâmes yigas y est cachée, je sais que tu la trouveras.
— Merci Doréfah, dit-elle en croisant ses mains sur son cœur dans un geste de gratitude. Merci pour tout et surtout, surtout de m'avoir écoutée.»
Doréfah lui adressa un simple sourire pour toute réponse, avant qu'une légère lueur ne vacille dans son regard.
«Tu leur ressembles, dit-il doucement. À tous les deux. Même si tu n'obtiens rien du sénat, je sais que tu a gagné leur respect, même s'ils ne le montrent pas. Et le mien.»
Zelda ne put retenir une rougeur de décorer ses joues, ne sachant que penser à l'idée d'être comparer à ses parents. Mais surtout, au bref soulagement suite à la proposition de Doréfah succédait un regain d'inquiétude étouffant. Son cerveau analysait déjà, et bien plus vite qu'elle ne le voulait, les conséquences désastreuses des révélations qu'elle venait de recevoir. Ajouté à la surcharge émotionnelle de la dernière heure, et elle se sentit intérieurement vaciller. Elle se raidit pour se contenir.
Elle ne pouvait pas se permettre de s'écrouler devant Doréfah.
Désireuse de retrouver la solitude de sa chambre au plus vite, elle ne fit pas suffisamment confiance à sa voix pour répondre et se contenta d'une légère révérence. Elle tournait à peine les talons que la voix du roi raisonna une dernière fois, plus solennelle, plus sérieuse.
«Je sens que la terre d'Hyrule est heureuse d'avoir enfin retrouvé sa Fille chérie, Zelda.»
Un silence.
«Et moi aussi.»
