Zelda se plongea dans la Bibliothèque Zora pour le restant de la journée avec cette soif de connaissance qui la caractérisait si bien. Méticuleuse, elle mit un point d'honneur à arpenter l'ensemble des coursives une à une, notant scrupuleusement dans son petit calepin l'emplacement de chacune des sections. Elle y découvrit avec stupeur de nombreux rayonnages encore vides. Visiblement, les sheikahs, lors de la construction, s'étaient projetés sur plusieurs siècles, voir sur des millénaires.
Guidée dans ses méandres bleutés par les commentaires précieux du vieux Grenadoh, la princesse n'eut guère de difficulté à appréhender le fonctionnement des rayonnages sheikahs. Pendant ce temps, Link suivait docilement les deux érudits dans leurs errances intellectuelles. Il s'efforçait de se faire aussi discret que possible, et perdit rapidement le fil de la conversation ininterrompue qui se déroulait devant lui. Le chevalier avait toujours eu le plus grand mal à demeurer à l'écoute d'un discours trop prolongé. Pour apprendre, il avait besoin de lire, d'écrire, ou mieux encore, de faire. Or Grenadoh semblait intarissable sur les secrets dissimulés entre ces rayonnages qu'il arpentait depuis plusieurs décennies. Le vieux sheikah était un vrai puits de connaissances qui captivait la princesse érudite, mais dont le débit de parole assommait Link.
Au fil des heures, les dernières réserves de Zelda à l'égard du gardien du temple s'évanouirent. Elle était irrésistiblement séduite par son caractère à la fois grognon, pédagogue et étrangement nonchalant. Ses caractéristiques presque antinomiques ne la heurtaient pas outre mesure. Au contraire, il lui était étrangement aisé d'imaginer sa nourrice en train de discuter pendant des heures avec lui.
La jeune hylienne regrettait de ne pas avoir découvert plus tôt cette part secrète de la sheikah que détenait le vieux sage. Elle aurait aimé partager avec elle quelques instants innocents volés à leur sombre destin, et la voir interagir avec le seul et unique être qui était parvenu à détourner Impa de sa mission sacrée.
Elle ne parvenait d'ailleurs pas encore à comprendre comment la fière guerrière avait pu céder à ses désirs pour le simple plaisir d'être blottie dans les bras du sheikah voûté qui marchait près d'elle. Il lui était impossible d'imaginer son amie se transformer en une jeune femme si éperdument amoureuse qu'elle avait, pendant quelques instants, jeté aux orties les responsabilités qui avaient forgé sa vie.
Établir un parallèle entre le comportement d'Impa et sa propre relation avec Link était facile, pourtant. Si facile que Zelda refusât de le faire.
En parlant de Link…
Alors qu'ils traversaient une énième travée – la dix-huitième depuis la porte d'entrée en partant vers la gauche selon les calculs du chevalier – Zelda interrompit d'un geste impérieux l'explication de Grenadoh sur la datation des stèles du Plateau du Tonnerre. Le sheikah, peu habitué à être commandé de la sorte, s'apprêta à rétorquer d'un air froissé, mais la princesse lui sourit doucement et il se tut. En son for intérieur, Link ne put s'empêcher de trouver réjouissant l'idée de ne pas être la seule victime de ce sourire.
Sous le regard intrigué de Grenadoh et peu intéressé du chevalier, la jeune hylienne se tourna vers une étagère et interrogea son guide sheikah. Le bras mécanique lui apporta un ouvrage de cuir usé dont elle contempla les inscriptions passées d'un air satisfait, avant de le déposer dans les bras de Link sans plus de cérémonie.
«Je te rejoindrais près du fourneau», lui dit-elle, une lueur de défi brillant dans ses yeux verts.
Autrement dit, hors de question qu'il continue à arpenter ainsi les rayonnages dans son ombre. Décontenancé, le jeune hylien ouvrit la bouche pour s'opposer, mais Zelda pivotait déjà des talons en enjoignant le vieux sheikah à la suivre. Grenadoh obtempéra sans un mot après avoir adressé un regard mi-amusé mi-compatissant au chevalier demeuré en arrière.
Résigné, Link soupira, tentant de se raisonner et de taire ses inquiétudes. Cette bibliothèque était impossible à situer, confinant la probabilité d'une attaque quasiment à l'improbable. Zelda était en sécurité dans ses lieux et n'avait pas besoin de lui comme chaperon. Il s'éloigna donc à son tour. Il n'avait pas encore rejoint le cœur de la bibliothèque qu'il entendait déjà les deux nouveaux amis reprendre leur conversation, leur pas s'éloignant lentement dans la direction opposée à la sienne.
Il rejoignit la place centrale et n'adressa qu'un bref regard à la gigantesque statue qui le surplombait. Il se laissa glisser à terre, dos contre le fourneau antique, et ouvrit le livre que la princesse lui avait choisi en soufflant de dépit: il ne se sentait guère d'humeur intellectuelle.
Puis il découvrit le titre manuscrit à l'encre passée par le passage du tempsinscrit sur la première page.
Histoires et Légendes du Peuple Sonau.
Link se figea, le cœur lui battant les tempes. Il n'avait jamais révélé à la princesse le surnom hérité de son enfance parmi le peuple zora. En fait, ils n'avaient même jamais évoqué ensemble cette période de sa vie. La théorie selon laquelle le premier porteur de la lame était issu du peuple zonai ne lui était évidemment pas inconnue, mais si elle était quasiment validée par la statue derrière lui, elle ne suffisait pas à expliquer pourquoi Zelda avait précisément choisi cet ouvrage.
Il n'y avait qu'une seule personne pour avoir confié ce détail de sa vie à la Fille d'Hyrule.
Il secoua la tête, abasourdi. Link ne comprenait définitivement rien aux rouages de cette étrange relation que les deux princesses avaient entretenue sous ses yeux. Un mélange entre respectueuse distance et connivence intime, à défaut de pouvoir mieux la décrire. Savoir qu'elles avaient peut-être parlé de lui d'une manière aussi personnelle le déstabilisait. Avant qu'il ne parte pour rejoindre l'armée hylienne, Link avait senti que Mipha s'animait d'un sentiment bien différent du sien à son égard. Cela l'avait presque rendu malheureux. Il aimait tendrement la princesse et ne souhaitait pas la perdre. Il savait que ces sentiments, même s'ils avaient été réciproques, n'auraient été que chimères. Un hylien et une zora ne pouvaient vivre une idylle sans que cela ne se termine dans la douleur, sans même parler du rôle prépondérant de la princesse dans la dynastie royale zora. Link, égoïstement, s'était convaincu que son choix de couper les ponts avec Mipha avait également libéré la jeune zora de cette attirance impossible. Lorsqu'il était revenu au domaine des années plus tard, aux côtés d'une Zelda qui le rejetait, il avait finalement compris qu'il s'était trompé. Mipha, remplie de cette force timide mais indéniable, avait accepté sa décision et ne lui en tenait pas rigueur, mais sans jamais renier ses sentiments pour autant.
Tout comme elle avait compris et accepté ce qui liait Link et Zelda bien avant lui, et probablement bien avant la princesse hylienne. Dans ce contexte, savoir que Mipha avait confié les secrets de son passé à Zelda le mettait mal à l'aise, un peu comme si la princesse zora, dans sa grande sagesse, lui donnait sa bénédiction à travers la mort.
Pourtant, elle aurait dû savoir que cette histoire-là était tout aussi impossible.
Abandonnant un soupir, Link se résolut à taire ses pensées complexes, et se plongea dans les pages rêches et fragiles de son livre.
Le quotidien des deux hyliens se teinta peu à peu des couleurs d'une routine bien huilée qui raisonnait comme un écho lointain avec celle d'Elimith. Dès l'aube, ils descendaient à la bibliothèque en la compagnie complaisante de Sébass et y demeuraient jusqu'à la nuit tombée. À l'abri dans les ombres bleutées du temple, Zelda revêtait l'une de ses robes de laine que Link lui avait achetées. Lorsqu'elle travaillait, la princesse avait besoin de se mouvoir en toute liberté sans se préoccuper des tâches d'encre et de la poussière. Cependant, elle ne pouvait pas se soustraire au protocole au sein du domaine, et avait donc décidé de se changer matin et soir. Devoir demander à Link de lacer sa robe quatre fois par jour la faisait grimacer mais pas reculer. Rien ne pouvait faire obstacle à ses recherches, surtout pas un inconvénient aussi mineur. Si Link pensa le contraire, il n'en dit rien. Grenadoh, lui, s'amusa du spectacle de la gêne des deux hyliens, son regard perçant enregistrant tout ce qui ne se disait pas.
Zelda passait la majorité de la journée plongée dans ses recherches, une plume coincée au-dessus de l'oreille et son carnet serré entre ses doigts tâchés d'encre noire. Le vieux sheikah et elle ne se quittaient plus, échangeant des théories chuchotées au détour d'un couloir ou pointant du doigt une phrase dans un livre usé. Parfois, le rire cristallin de la princesse brisait brutalement le silence de la caverne. Cette douce mélodie arrachait immanquablement un sourire à Link qui poursuivait ses lectures et exercices d'escrime dans le plus parfait silence sous le regard mort de la déesse.
La princesse et son chevalier ne se parlaient presque pas de la journée. Zelda ne manquait pourtant jamais de repérer le moment où Link s'apprêtait à terminer un ouvrage, et l'approvisionnait en silence. Des sonaux, le jeune hylien étudia ensuite les techniques de combat au fil des âges et des différentes peuplades. Elle lui dégota même des livres culinaires remontant à quelques trois mille ans en arrière.
Elle n'informa jamais son chevalier de l'avancée de ses recherches, et Link ne la questionna pas davantage. Il aurait eu la sensation d'ajouter une pression supplémentaire sur les épaules de la princesse qui n'en avait certes pas besoin.
Dans un accord tacite, il se chargea naturellement de l'intendance de leurs journées. Il déposait le repas du midi aux côtés des deux érudits sans les déranger, et, le soir, apportait la robe royale à la princesse pour signifier l'heure du départ. Les deux hyliens rentraient ensuite au crépuscule, endurant sans un mot le regard scrutateur des quelques zoras encore éveillés. Tous savaient l'endroit où se rendait la princesse jour après jour, et cela ne pouvait manquer d'attiser leur curiosité et les commérages, alors que les débats au Sénat battaient leur plein.
Sous couvert des étoiles, l'auberge se transforma peu à peu en leur refuge, comme un cocon sûr et aveugle qui évoluait hors de l'espace et du temps. Le repas suivi de jeux sur le balcon était devenu une douce habitude dont ils ne voulaient plus se défaire. Plus calme que le premier soir, cela leur évitait de songer au retard conséquent qu'ils accusaient et qui ne faisait que s'accroître inexorablement. Le détour par l'île Finalis leur avait déjà coûté cinq précieux jours, et le temps qu'ils perdaient actuellement venait s'ajouter à ce terrible décompte, même s'il pouvait paraître rentabilisé par les recherches à la bibliothèque. Ce n'était pourtant pas une surprise. De par leur longévité, les zoras n'avaient jamais eu la même perception du temps que le reste des peuples d'Hyrule.
Mais cela laissait beaucoup trop de temps à Suppa pour organiser un éventuel guet-apens autour du Village Piaf. Un guet-apens qui pouvait s'avérer encore plus mortel que celui qui avait failli coûter la vie à la princesse aux abords du domaine aquatique. Trop de temps également pour qu'il comprenne, peut-être, que Zelda était sur une piste pour localiser leur repaire. Ou encore, et c'était peut-être là le pire, trop de temps pour faire circuler la rumeur du désaveu de la princesse à la cause de la déesse dans les contrées d'Hyrule.
Aux yeux de Link, que la jeune hylienne se perde dans les ombres de la bibliothèque était un bienfait. Au moins, il n'avait pas à déployer des trésors d'imagination pour détourner l'attention de Zelda de ces trop nombreuses inquiétudes au fil des jours. Malgré leurs occupations nocturnes, il ne voyait que trop régulièrement la lueur tremblante d'une bougie dans l'interstice des portes communicantes au cœur de la nuit. Les insomnies de la princesse, si récurrentes, avaient la peau dure.
Ce soir-là pourtant, le sixième depuis l'audience face au Sénat, Zelda dormait du sommeil du juste avant qu'une sensation désagréable ne l'arrache des limbes de ses songes. Elle entrouvrit les paupières, peu certaine d'assimiler correctement ce que sa conscience tentait de lui dire. Une peur sourde et malodorante acheva de la réveiller totalement. Elle en était certaine à présent: elle n'était plus seule dans sa chambre.
Le cœur battant la chamade, elle s'efforça à la plus parfaite immobilité. Ses yeux alertes fouillaient les ombres en quête d'un mouvement traître. Les rideaux tirés devant la porte fenêtre ne laissaient filtrer que de faibles rais bleutés émanant de la pierre du domaine, dessinant des ombres sibyllines sur les murs et le mobilier. Par réflexe, elle appela le Pouvoir du Sceau pour se défendre, et son absence l'infligea d'un détestable mélange de rage impuissante et de crainte indéfinissable. Son regard se posa sur la porte en face d'elle et elle se sentit immédiatement rassurée en la voyant entrouverte. En plissant légèrement les yeux, elle parvint même à distinguer la silhouette de son chevalier, immobile devant la fenêtre.
«Link?» chuchota-t-elle.
Le jeune hylien se déplaça légèrement, suffisamment pour faire apparaître son visage dans un rai lumineux. Il posa lentement un doigt sur ses lèvres puis reporta son regard sur les rideaux devant lui. Zelda se redressa en serrant les draps contre sa poitrine. Elle n'était pas certaine de la conduite que le chevalier voulait lui voir adopter, mis à part le silence. Un bref reflet lui révéla la lame courbée que son protecteur serrait fermement dans son poing. Son corps presque nu se mouvait avec les ombres comme l'eau glissant sur la roche sombre. Link ne portait visiblement qu'un simple sous-vêtement pour dormir.
La princesse savait que son subconscient ne l'aurait pas alerté de la présence de son protecteur. Elle y était trop habituée depuis tout ce temps, voire rassurée lorsqu'elle le sentait près d'elle. Non, il y avait autre chose, une chose qui se trouvait vraisemblablement sur le balcon et que le chevalier avait senti, lui aussi.
Faisant fi des conseils de prudence que lui martelait sa peur, elle se dégagea de l'étreinte des draps. Avec le minimum de bruit possible, elle s'empara de son peignoir de soie noire et en couvrit sa tenue trop légère pour être décente. Elle se rapprocha de Link, suffisamment pour sentir la chaleur rassurante de son corps, pas assez pour risquer d'entraver ses mouvements.
Quelqu'un frappa soudain contre le battant de la porte-fenêtre en un bruit métallique, et les deux hyliens se figèrent. Link resserra sa poigne sur le manche de son cimeterre, mais Zelda parvint à distinguer une légère détente des muscles du torse nu devant elle. Un ennemi n'aurait pas frappé à la porte. Il se serait faufilé dans la pièce pour tenter de l'assassiner dans son sommeil.
Elle réprima un frisson à cette idée. Inconsciemment, elle esquissa un nouveau pas en direction de son chevalier. Celui-ci, après un bref coup d'œil à la princesse, posa sa main sur la poignée de la porte, et l'ouvrit d'un coup sec.
«Klavieh! s'exclama Zelda en reconnaissant la silhouette du vieux zora. Qu'est-ce que vous faîtes ici?
— Je suis désolé de vous importuner à une heure aussi tardive, votre altesse, murmura l'ecclésiastique. Il fallait que je vous voie de toute urgence. Et dans la plus grande discrétion.»
La jeune hylienne se racla la gorge et resserra les pans de son peignoir contre sa peau glacée. Elle ne pouvait pas laisser son vieil ami dehors, mais le faire entrer dans sa chambre au beau milieu de la nuit lui semblait proprement inconvenant. À Euzero, elle veillait à ce que la pièce soit la plus impersonnelle possible, la sachant lieu de passage. Elle n'y avait que peu prêté attention ici, laissant la chambre prendre une coloration personnelle un peu trop intime. La princesse se morigéna intérieurement. Malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à se défaire de sa fâcheuse habitude d'étaler ses affaires partout. Elle devait se montrer plus raisonnable. Elle n'avait plus de domestiques pour passer derrière elle, et elle n'était pas prête d'en ravoir.
Au même moment, Link invita d'un geste le vieux zora dans sa propre chambre via le balcon, évitant ainsi toute vue sur celle de Zelda. La princesse, reconnaissante, les suivit dans la pièce attenante. Link alluma la lampe à huile posée sur sa table de chevet et une douce lueur tamisée révéla son intérieur. À part le lit défait, la chambre était d'une netteté irréprochable, en contraste total avec celle de Zelda. L'ordonnancement tout militaire des différentes tenues et armes était indéniable et le peu d'investissement personnel sur les meubles de la pièce se faisait sentir. Pourtant, à chaque fois qu'elle y entrait, Zelda retrouvait avec contentement cette légère fragrance de cuir et de graisse d'armes qu'elle associait systématiquement à son chevalier. Elle lui rappelait Elimith et l'apaisait, la faisant se sentir bien. Un peu comme un chez-soi.
Sa chambre ne lui procurait pas cette sensation, malgré tous ses efforts pour la faire sienne.
«Qu'est-ce qui vous amène ici en pleine nuit, Klavieh? demanda-t-elle non sans inquiétude. Je suppose que ce n'est pas pour m'annoncer de bonnes nouvelles.
— Je crains bien que non, votre altesse, soupira le vieux zora en croisant les mains dans son dos comme il en avait l'habitude. La situation est grave.»
Zelda s'avança vers le lit et s'y installa, jambes croisées, un peu mal à l'aise de se trouver dans une tenue aussi peu conventionnelle. Ce voyage ne cessait de la mettre dans des positions des plus inconfortables pour traiter des sujets les plus importants: les bains chauds de Brasiera, cette entrevue secrète avec Link sous l'emprise du Vaï meets Voï, une étrange nuit sous une voûte de pierres précieuses aux côtés du chevalier, et maintenant cette discussion en chemise de nuit avec un vieux zora sévère et strict. Elle commençait vraiment à s'agacer d'être prise au dépourvu de la sorte.
«Je reviens tout juste d'Euzero, commença Klavieh d'un air grave, où j'ai longuement échangé avec votre ami Asarim.
— Asarim? s'exclama Zelda. Mais qu'est-ce qu'il faisait là-bas?
— Il vous cherchait, votre altesse, et ignorait où vous trouver. Il espérait bien que quelqu'un à Euzero aurait un moyen de vous contacter. Il est venu directement d'Elimith et les nouvelles qu'il m'a rapportées sont particulièrement inquiétantes.»
Link, demeuré près du lit, se rapprocha légèrement pour mieux voir le profil de la princesse. L'expression concernée de Klavieh ne lui présageait rien de bon.
«L'élan de sympathie de votre peuple en apprenant que vous aviez survécu s'est essoufflé, votre altesse, expliqua le vieux zora de sa voix rocailleuse. Il a été balayé par votre absence et par les rumeurs qui leur parviennent: on vous dit à la fois en pays gerudo, goron et zora, mais jamais hylien, et l'incertitude a fini par s'emparer d'eux sur la réalité de votre existence. Et cette histoire de don de la Place du Commerce au peuple gerudo vous a rendue grandement impopulaire. Certains vous voient même comme une traîtresse à présent.
— Je n'en ai pas fait don, Klavieh, soupira la princesse, je vous l'ai déjà dit.
— Ce n'est pas ce que les hyliens entendent, votre altesse. Par toutes les nageoires scintillantes, j'ignorais qu'ils ne vous avaient pas encore vue en chair et en os! Votre propre peuple! Imaginez une seconde que le sénat l'apprenne, déjà qu'il est si difficile pour eux de vous faire confiance! Au nom du pouvoir sacré de Nayru, pourquoi donc avoir fui votre propre peuple, votre altesse? Pourquoi n'avez-vous pas assuré votre légitimité avant d'entreprendre de pareilles démarches de négociations?
— Je n'ai rien fui du tout! rétorqua Zelda dans une vaine tentative de se défendre.
— Ce n'est pas ce qui se dit à Elimith, insista Klavieh. Ils disent que vous vous cachez d'eux, que vous les avez abandonnés. Que vous êtes partie sans vous faire connaître pour pouvoir disloquer tranquillement l'héritage d'Hyrule. Leur héritage. Celui qui leur revient de droit par le sang de leurs ancêtres.»
La princesse s'apprêta à répondre avant de se rétracter, déboussolée. Par Hylia, Link avait eu raison depuis le début. Elle aurait dû commencer par rencontrer les hyliens, son propre peuple, avant de réapparaître aux quatre coins d'Hyrule et de négocier en leur nom. Une petite voix au fond d'elle l'avait toujours su mais elle l'avait volontairement faite taire. À présent, n'était-il pas trop tard? Comment les hyliens pouvaient-ils comprendre son absence à leurs côtés? Venir à eux les mains vides lui avait paru pourtant si prétentieux, si synonyme d'échec…
Elle se frotta les tempes avec lassitude, une douleur sourde venant s'y installer en même temps qu'un poids sur son cœur.
«Des nouvelles du Sénat? s'enquit-elle d'une voix éteinte.
— Rien de très rassurant de ce côté-là non plus, votre altesse. Si Doréfah a pu les convaincre que vous n'étiez pas une menace directe pour nous, ils ne parviendront pas à vous faire confiance si vous ne faîtes pas la lumière sur la situation de la Place du Commerce.
— Je ne leur dois aucune explication, s'agaça Zelda en se relevant vivement, ce traité ne regarde personne d'autre que moi et Riju.
— Je crains que vous ne soyez pas en position d'avoir ce genre de principe, votre altesse. Plus maintenant.»
Seul le silence lui répondit pendant que la princesse s'abîmait dans ses pensées, debout au milieu de la pièce, les bras croisés. Link, tapi dans les ombres, observait la scène non sans sentir une sorte de crainte diffuse étreindre son cœur. Lorsqu'ils avaient quitté l'Île Finalis, moins d'une semaine plus tôt, tout semblait pourtant si bien se dérouler. Les négociations avec Riju et Buldo avaient été fructueuses et le chevalier se pâmait d'admiration devant la princesse devenue reine avec un tel naturel. À présent, tout semblait s'effondrer autour d'eux et la voir en si mauvaise posture était une expérience douloureuse. Il désirait tant la protéger que son impuissance était comme une morsure vénéneuse qui le rendait fébrile.
«Klavieh, interpela soudain la princesse, brisant le silence quasi religieux qui nimbait la chambre, auriez-vous l'amabilité de nous excuser auprès de Doréfah? Nous serons absents pour la journée et ne rentreront qu'à la nuit tombée.»
Le vieil ecclésiastique hocha la tête d'un air approbateur en esquissant une légère révérence. Le pouvoir de téléportation de la tablette n'était pas un secret pour le peuple zora, habitué à voir Link apparaître et disparaître depuis le socle de Netzu'Yoma en plein cœur du domaine. Muni de cette connaissance, il était aisé pour Klavieh de deviner la destination de la princesse et de son chevalier.
«Je l'en informerai, votre altesse, acquiesça-t-il. Surtout que Jitato a fini par découvrir le subterfuge de Doréfah et ne décolère pas. Je crains que votre accès à la bibliothèque ne soit quelque peu compromis ces prochains temps.»
Zelda se mordit la lèvre pour retenir la répartie qui lui brûlait la langue. Comme si elle avait besoin de davantage d'obstacles sur son chemin!
«Et pour le Sénat?» interrogea Klavieh non sans une certaine retenue, inquiet de la décision de la princesse.
Celle-ci pivota des talons pour le regarder. Ses yeux verts étaient assombris par les préoccupations et les méplats de son visage diaphane se dessinaient à la lueur dansante de la lampe de chevet. Ses bras croisés maintenaient fermement les pans de son peignoir de soie serrés contre son corps menu. Pourtant, l'incongruité de la tenue ne ternissait en rien le naturel altier de la jeune hylienne.
«Je ne peux pas me défendre à deux endroits en même temps, Klavieh, dit-elle calmement. Accepteriez-vous d'être mon messager secret auprès de Doréfah, et de Doréfah uniquement? Il saura comment traiter les informations que je vais vous communiquer.
— Ce sera un honneur, votre altesse.»
Zelda se tut un instant, les sourcils froncés de concentration tandis qu'elle essayait de formuler ses propos de la manière la plus juste.
«Je n'ai pas donné la Place du Commerce au peuple gerudo. J'ai offert un droit de résidence en terre hylienne aux commerçants gerudos afin qu'ils y vendent leurs produits. Rien de plus.»
Une lueur de compréhension illumina le regard acéré de son vieil ami tandis qu'un léger sourire flirtait sur ses lèvres fripées.
«La vente de l'artisanat gerudo en dehors de la cité sera du jamais-vu, votre altesse, et attirera beaucoup de monde… Moi-même, je serais tenté d'y faire un tour…
— Et je serai ravie de vous y accueillir, mon bon Klavieh. Encore faut-il que l'avenir accepte de me laisser mener ce projet jusqu'au bout.»
Le zora lui adressa un sourire compatissant pour toute réponse, enfin rassuré quant aux intentions de la jeune hylienne qu'il craignait avoir surestimé.
«Je vais vous laisser finir votre nuit, votre altesse, la journée de demain sera longue. Je vous remercie d'avoir prêté l'oreille aux inquiétudes d'un vieillard à une heure aussi tardive.
— C'est moi qui vous suis reconnaissante, Klavieh, répondit Zelda d'un air un peu absent, l'esprit toujours tourné vers les problèmes qu'il avait soulevés. Nageoires sèches et eaux vives.»
Le vieux zora acquiesça avec sa gravité habituelle avant de disparaître aussi subrepticement qu'il était venu. Dans le silence qui suivit, Zelda demeura figée au milieu de la pièce à contempler la fenêtre par laquelle son ami les avait quittés. Elle savait qu'elle n'avait pas d'autres choix que de se rendre à Elimith pour réparer son erreur. Mais depuis le moment où elle avait pris sa décision, une angoisse sourde s'était installée en son sein et ne la quittait plus.
«Ils seront rassurés de te voir, intervint Link en s'approchant derrière elle, parfaitement conscient des tourments de la jeune hylienne.
— Ne vont-ils pas me rejeter plutôt, après tout ce que j'ai fait?
— S'ils peuvent te comprendre, ils te suivront.»
Zelda poussa un profond soupir avant de se tourner vers son chevalier, un triste sourire juché sur les lèvres. Il avait l'air si stoïque, si confiant, alors qu'elle-même avait les mains moites et le cœur affolé.
«Comment fais-tu pour toujours rester si positif?» souffla-t-elle doucement, désemparée.
Le jeune hylien haussa les épaules avec nonchalance, les lueurs dansantes jouant sur les muscles apparents de son torse imberbe.
«Je sais ce que tu peux faire.»
Lorsque Link et Zelda se matérialisèrent au sommet de la Tour d'Elimith, le soleil éclairait tout juste le paysage de ses rayons orangés annonciateurs de l'aube. Cette fois-ci, Zelda n'émit aucune objection à l'idée de descendre de la tour en paravoile, sachant que le temps leur était précieux en cette journée cruciale. Cela ne l'empêcha pas de s'agripper au jeune hylien de toutes ses forces, terrorisée, le visage enfoui dans son cou pour ne pas voir la distance qui la séparait du sol. Une fois en bas, ils sifflèrent leurs chevaux à l'unisson qui apparurent en un éclair bleuté, directement téléportés depuis l'entrée du Domaine Zora où ils étaient gardés depuis plusieurs jours. Ils s'élancèrent au triple galop à travers la Plaine de Cacia sans un regard en arrière.
Ni l'un ni l'autre n'avait pu se rendormir après le départ de Klavieh. Ils avaient veillé ensemble, assis sur le matelas de Link, réfléchissant au meilleur moyen de renouer avec le peuple hylien. Leur venue devait nécessairement être courte, mais elle devait atteindre son but coûte que coûte. Zelda ne pouvait pas se permettre d'échouer. Tout était perdu si elle ne parvenait pas à regagner la confiance du peuple hylien. En son for intérieur, elle ne cessait de se morigéner de ne pas avoir suivi le conseil avisé de Link et de ne pas être venue au contact de son peuple en premier lieu. La raison qui l'avait poussée à agir ainsi était une ombre qui flirtait avec elle à la périphérie de son esprit, mais Zelda se refusait encore à la regarder en face.
Plongée dans cette atmosphère particulière de ces heures qui précèdent l'aube, elle n'avait pas rejeté le soutien que son chevalier lui proposait. Il connaissait les habitants d'Elimith bien mieux qu'elle. Si elle avait tendance à échafauder ses stratégies sans consulter personne, c'était davantage par manque de soutien fiable que par arrogance. Elle se rendait bien compte qu'elle s'appuyait de plus en plus sur le jeune hylien en ces temps troublés. L'avis aiguisé qu'il portait sur ses tourments en quelques phrases d'une justesse troublante l'aidait à poser sa réflexion. Après tout, Link connaissait aussi bien son mode de raisonnement que ses plus sombres faiblesses. Preuve en était la question du peuple hylien: plus jamais elle ne ferait la sourde oreille à ses conseils.
Maintenant l'allure folle de leurs montures le plus longtemps possible, il ne leur fallut qu'à peine plus d'une heure avant de voir apparaître les collines surmontées de bannières élimées qui gardaient l'entrée du village. Ils adoptèrent un trot régulier, puis mirent leur monture au pas. Inutile que les villageois aient conscience de la précipitation avec laquelle la princesse était venue les rencontrer après plusieurs mois d'ignorance.
Dès qu'ils apparurent au détour du chemin, Renou, le fermier qui montait fièrement la garde, bondit de surprise et en perdit son chapeau de paille. Sans s'en inquiéter une seconde, il prit ses jambes à son cou en sens inverse et disparut. Renou était trop jeune pour avoir rencontré les deux cavaliers cent ans auparavant, mais Link et Zelda avaient veillés à être parfaitement reconnaissables cette fois-ci: leurs tenues de prodige avaient encore plus d'effet qu'un étendard. La princesse n'avait pas hésité un seul instant. Hors de question de revêtir la robe royale pour se présenter à son peuple, elle refusait d'induire une telle distance avec eux. Elle devait leur paraître le plus accessible possible.
Le temps qu'ils franchissent le seuil du petit bourg avait suffi à ce que l'alerte soit donnée parmi les maisons de bois et de pierre joliment alignées. Malgré l'heure matinale, les familles, certaines encore en tenue de nuit, se serraient les uns contre les autres sur leurs pas de porte en observant silencieusement le passage des deux héros des temps anciens. Ils avancèrent ainsi d'un air impassible, et Zelda dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas lancer un regard en direction de la maison de Link. Elle mourrait d'envie de braquer Silhad pour qu'il l'emmène dans le cocon rassurant de ce foyer qui l'avait si bien protégé de son passé, de son futur, et de s'y blottir pour le reste de son existence.
Alors que les cavaliers s'arrêtaient au beau milieu de l'avenue principale, un bruissement d'ailes au-dessus de leurs têtes les fit lever les yeux au ciel. Un instant plus tard, un grand piaf au plumage d'un splendide turquoise chatoyant se dressa devant eux, accordéon sur l'épaule. Ses petites pupilles noires et espiègles brillantes de soulagement étaient rivées sur la princesse.
«Votre altesse, la salua-t-il avec un accent d'un autre âge, une serre en arrière et une aile tendue tandis qu'il s'inclinait, je suis ravi de vous voir ici.»
Link démonta devant un large panneau de bois où les villageois avaient pris l'habitude d'afficher leurs annonces quotidiennes. Il y accrocha à son tour un parchemin à côté des autres papiers épars.
«C'est moi qui suis ravie de vous revoir, Asarim, le remercia chaudement Zelda d'un sourire. Je vous suis infiniment reconnaissante pour votre travail.
— Vous êtes la Princesse Royale d'Hyrule, votre altesse. En tant que troubadour, je suis à jamais votre obligé.»
Le chevalier, à nouveau installé sur le dos de Félag, enjoignit vivement Zelda à reprendre leur route d'un mouvement de tête. La princesse adressa un dernier sourire à Asarim avant de lui emboîter le pas, parfaitement consciente des regards scrutateurs des villageois. Le piaf avait repris son envol avant même qu'ils ne traversent le petit pont de pierre.
Cycas, encore vêtu de sa tunique et de son bonnet de nuit à pois rouge, se précipita vers le panneau d'affichage dès que les cavaliers furent hors de vue. Il fut vite suivi par les deux commères du village, Coria et Amarylli.
«Qu'est-ce que ça dit? demanda d'une voix forte la jeune Lirriz depuis le seuil de l'épicerie.
— Oui, qu'est-ce que ça dit? s'exclama Seym, adossée à un montant de la teinturerie aux côtés de son époux haut en couleurs. Qu'est-ce qui lui prend à la princesse de venir comme ça, sans prévenir?
— Elle nous propose de nous réunir dans la plaine du Fourneau Antique, répondit Cycas de sa voix grave.
— Et pour faire quoi? demanda l'aigre Epicèle. On n'est pas à la disposition de sa majesté. Y en a qui ont du travail!
— Elle veut s'expliquer, répondit Amarylli.
— S'expliquer? répéta Lirriz, abasourdie.
— S'expliquer.»
Un silence surpris parcourut la rue pendant un bref instant. Personne ne savait exactement ce qu'il fallait penser d'une telle proposition. Un membre de la famille royal qui rendait des comptes à son peuple? Il y avait de quoi attiser la curiosité, c'était certain. Ce n'était pas ainsi que la monarchie était décrite dans les anciens chants.
«Êchenn, appela Cycas en s'adressant à la fillette de son voisin Baschua, toi qui aimes tant courir, va prévenir le chef. Il faut convoquer l'assemblée du village de toute urgence.»
Alors qu'une sourde agitation saisissait peu à peu chacun des villageois, Link et Zelda, eux, patientaient tant bien que mal devant un autre fourneau antique, bien connu celui-là. D'un commun accord, ils devaient demeurer en selle en permanence, non seulement pour être visible de tous, mais surtout, aux yeux de Link, pour pouvoir prendre la fuite le plus vite possible. Maintenant qu'il savait que la princesse tentait de reconstruire le royaume, s'il y avait bien un endroit où Suppa s'attendait à la voir, c'était à Elimith. Depuis l'avènement de Ganon et la perte de la Citadelle, le village était devenu particulièrement prospère et le plus grand centre urbain hylien. Le lieu était forcément surveillé, et Link était certain que les yigas connaissaient l'identité du propriétaire de la maison de l'étang de Syolu à présent. Zelda espérait pouvoir convaincre son peuple avant qu'une attaque n'ait lieu, mais Link n'y croyait pas un instant. Il ignorait combien de yigas surveillaient le village hylien, mais ils étaient particulièrement proche du Domaine Zora à vol d'oiseau, domaine où Suppa avait réussi à lancer un assaut de grande envergure. Les forces du gang ne pouvaient être que nombreuses dans cette région. Tout dépendait de la capacité de Suppa à rassembler ses troupes, mais Link avait appris à ne pas surestimer l'ancien bras droit du Grand Kohga.
S'il avait partagé ses inquiétudes avec la princesse pendant leurs préparatifs, elle n'avait fait que les balayer d'un soupir et elle n'avait pas eu tort. Ils n'avaient aucun moyen de réduire la dangerosité de ce voyage. Ils ne pouvaient que s'y résigner, et espérer.
Pour l'heure, Zelda se contentait de fixer l'autre extrémité de la clairière d'un air neutre. Installée en travers de sa selle, presque en amazone, elle se reposait entièrement sur son chevalier pour assurer sa sécurité. Elle se pinçait les lèvres et guettait dans un mélange d'espoir et de crainte l'apparition d'un quelconque villageois. Une cloche avait bien retenti dans le village quelques minutes seulement après leur arrivée, mais depuis, plus aucun bruit ne leur parvenait.
Le soleil était déjà rendu haut dans le ciel et baignait le village de sa chaude lumière. La mer toute proche caressait la peau de son visage d'un baisé iodé. Ils étaient là depuis longtemps, à présent. Suffisamment en tout cas pour que les villageois se soient organisés.
«Ils viendront», répondit soudain le chevalier aux craintes muettes de la princesse, guidant Félag à ses côtés.
Zelda soupira, les sourcils froncés d'appréhension. Elle ne se détourna pas du moulin qui se dressait devant eux.
«Et si ce n'est pas le cas?
— Ils viendront», répéta Link avec assurance.
Il observa un instant le profil fermé et anxieux, puis son attention dériva vers la silhouette du Laboratoire Antique en arrière-plan.
«Il faudra aller la voir», poursuivit-il sombrement.
Zelda ne prit pas la peine de suivre son regard: l'ombre du laboratoire pesait sur ses épaules comme un morceau de plomb depuis qu'ils étaient entrés dans le village.
«Un problème à la fois s'il-te-plaît Link, soupira-t-elle. C'est bien assez.»
À peine eut-elle fini sa phrase qu'une première silhouette apparut au détour du moulin, à son grand soulagement. Puis vint une seconde, puis une troisième. Zelda se redressa sur sa selle, revêtant inconsciemment une allure moins sombre, presque enjouée, assurément accueillante, et à mille lieux de la terreur qui s'emparait d'elle. Link frôla rapidement sa main en un geste de soutien puis il se recula, laissant la princesse seule face à ses sujets.
En l'espace de quelques minutes, une véritable petite foule se rassembla devant eux, des visages tantôt fermés tantôt interrogatifs levés vers la jeune hylienne nonchalamment assise sur sa selle. Le chevalier, lui, adopta une attitude tranquille trompeuse pour qui ne le connaissait pas assez. Asarim plana quelques instants au-dessus de la plaine avant de se poster en retrait près du moulin, le petit calepin entre ses plumes présageant de l'écriture d'un nouveau chant. Les derniers retardataires arrivèrent, et Link estima alors que la quasi-totalité du village avait répondu présent à l'appel de la princesse. Tous lui étaient familiers, écartant l'hypothèse d'un yiga infiltré dans la foule, et il considéra ces deux éléments associés de bon augure.
Un hylien se détacha de la masse mouvante devant eux. Son allure élégante détonnait avec celle du reste des paysans. Sa longue tunique beige élégamment brodée était recouverte d'un gilet vert sombre, ses cheveux bruns étaient noués en catogan et sa barbe soigneusement coupée en pointe.
«Votre altesse, salua-t-il Zelda en esquissant une révérence malhabile, je suis Baldinn, le chef du village. Nous sommes honorés de votre venue, mais nous aurions été plus à l'aise si cette assemblée avait été prévue en avance. Sans avoir pu organiser nos tâches quotidiennes les plus importantes, je crains de devoir l'écourter.
— Je suis désolée d'avoir bousculé l'organisation de votre village, Baldinn, répondit la princesse avec franchise, et je vous suis profondément reconnaissante d'avoir répondu à mon appel, aussi nombreux surtout. Je sais que vos tâches sont cruciales pour le bon fonctionnement de votre communauté, je tâcherai d'empiéter le moins possible sur vos habitudes.
— Je ne vous cache pas que nous nous sommes longtemps concertés avant de venir, votre altesse, reprit Baldinn de sa voix de ténor agréable et modulée. C'est notre besoin d'obtenir des réponses à nos questions qui nous a décidé.
— C'est la raison de ma venue. J'ai récemment pris conscience que j'avais agi comme si vous étiez le même peuple qu'il y a cent ans, et c'était une erreur.»
Zelda occulta de son mieux la pointe de culpabilité qui l'étreignait devant ce mensonge éhonté, et l'ajouta à la longue liste de ses tourments nocturnes.
«Vous êtes venue à Elimith en nous cachant qui vous étiez! s'exclama soudain Cycas avec une certaine colère, compréhensible hélas. Vous pensiez vraiment que personne ne s'en apercevrait? Vous nous avez méprisé! Et vous voulez qu'on vous croie aujourd'hui!?»
Un murmure un peu trop approbateur parcourut la foule et la princesse sentit une sueur froide ramper insidieusement le long de sa colonne vertébrale. Elle s'efforça de demeurer parfaitement droite et impassible, son visage ne trahissant rien de son mal-être. Les trop nombreuses années passées à la cour à entendre chuchoter dans son dos lui servaient bien en cet instant, aussi ironique que cela puisse être.
«Ce n'était pas mon intention, répondit-elle d'une voix forte. Si nous sommes restés parmi vous incognito pendant si longtemps, c'est parce que votre village nous a offert le havre de paix dont nous avions désespérément besoin après avoir combattu le Fléau. Jamais je n'aurais eu la force de tenter de reconstruire le royaume d'Hyrule si je n'avais pas bénéficié de votre bienveillance.»
Une nouvelle houle secoua la petite assemblée, chacun échangeant un regard avec son voisin. Détectant un mouvement du coin de l'œil, Link reporta son attention sur les hauteurs du village où une petite silhouette parfaitement identifiable était en train de se hisser sur les clôtures de l'enclos de Rhodo pour mieux observer la scène.
Pru'ha.
La scientifique sortait extrêmement rarement de son laboratoire et ne se présentait pour ainsi dire jamais au sein du village. La présence de cette petite fille fantôme en était même devenu une sorte de rumeur légendaire. Pour cette raison, elle ne s'était pas mêlée aux villageois. Elle n'avait cependant pas pu s'empêcher de venir assister en personne à l'assemblée impromptue de la princesse, malgré la présence de Canel.
«Vous comptez reconstruire le royaume d'Hyrule? interrogea Baldinn d'un air circonspect. Comme il y a cent ans?
— Pas comme il y a cent ans. Je ne souhaite pas rétablir la monarchie telle qu'elle a existé. Après tout, vous avez vécu sans la Famille Royale pendant un siècle, qui suis-je pour me croire indispensable?»
La princesse se laissa glisser à terre et Link grinça des dents. Au nom des trois déesses, fallait-il toujours qu'elle n'en fasse qu'à sa tête? Comment pouvait-il la protéger correctement si elle ne respectait jamais les consignes de sécurité les plus élémentaires? Agacé, la main caressant inconsciemment la poignée du boomerang attaché à sa ceinture, il rapprocha légèrement Félag en parcourant les alentours du regard. Ses paumes étaient moites, son corps fébrile. Il n'aimait pas le frisson d'appréhension qui sinuait entre ses omoplates.
«Je ne peux et ne ferai rien sans vous, poursuivit Zelda avec conviction. Vous êtes l'âme et le sang d'Hyrule. Si nous reconstruisons le royaume, c'est ensemble. Je ne serais rien d'autre que votre porte-parole, votre voix.
— Pourtant vous distribuez facilement des morceaux de la Plaine au plus offrant, remarqua froidement Hamel, le scepticisme bien discernable dans le ton de sa voix.
— C'est un mensonge, asséna la Princesse Royale, inflexible. La Plaine d'Hyrule est une et indivisible, et cela ne changera jamais tant que je vivrai. Je vous en fais le serment au nom de la Déesse.»
Quelques signes d'approbation fugaces mais sincères se dessinèrent sur les visages d'une poignée de villageois. Ainsi, certains n'étaient visiblement pas encore convaincus de la culpabilité de la princesse. Ils étaient l'atout de Zelda dans son argumentaire, son appui principal pour pousser les autres à de meilleurs sentiments à son égard. Pourtant, même les plus belliqueux semblaient enclins au dialogue, leurs traits abandonnant progressivement la méfiance pour l'intérêt. Malgré leur virulence, l'espoir d'un renouveau hylien semblait plus fort que toutes les rumeurs centenaires sur l'incompétence de la princesse. Si cela pouvait paraître une évolution particulièrement rapide, voir improbable de l'état d'esprit des villageois, Link, lui, n'en était pas surpris.
Car Zelda parlait avec cette même assurance et cette même force qu'autrefois. Celles qui l'avaient habitées alors qu'elle luttait contre les éléments et l'épuisement sur un rempart de pierre battu par les vents, une nuée de monstres et de gardiens agressifs avançant dangereusement derrière elle. Link se souvenait avec une émotion difficilement contenue de ce moment où la Princesse Royale s'était élevée devant les restes décimés de l'armée d'Hyrule, frêle silhouette d'une clarté unique au milieu des ombres de la plaine dans sa tenue de prêtresse sale et déchirée. Puis elle avait parlé. Elle avait parlé à ces soldats blessés et désespérés, prêts à déserter, avec ce ton à la fois doux et ferme, sans fioriture, à cœur ouvert. Elle ne leur avait pas vendu de rêves illusoires, n'avait pas cherché à cacher le pessimisme de leur situation. Seules cette honnêteté sans fard et sa conviction s'étaient progressivement insinué en eux, et les avaient métamorphosés.
Sous le regard incrédule de Link, le dos des soldats s'était redressé. Leurs yeux s'étaient éclairés d'une lueur indescriptible, leurs traits s'étaient animés de cette rage particulière que seule une lutte sans espoir et pourtant inévitable, presque désirée, provoquait. Ils n'étaient plus des hommes effrayés et vaincus. Ils étaient l'ultime rempart protégeant le dernier bastion hylien qu'était Elimith. L'unique obstacle, solide et inébranlable, qui empêcherait Ganon de détruire définitivement chaque représentant de leur tribu, de cette tribu ancestrale bénie par la Grande Déesse Hylia elle-même. Et cela, ils ne le permettraient pas. Ce jour-là, poussés par ce nouveau chef qui la veille encore n'était pour eux qu'une fillette incapable, ces hommes allaient se battre jusqu'à la mort pour contenir la vague d'ennemis qui déferlait sur la Plaine de Cernoir. Par leur sang, ils allaient acheter la survie de leurs femmes et de leurs enfants. Ils allaient acheter la possibilité que les hyliens aient un avenir, et cette résolution mordante rendait un soldat cent fois plus fort que la plus redoutable des machines.
Des vivats passionnés avaient résonné à travers le camp dévasté alors que Link ne quittait pas des yeux la silhouette de sa protégée, si fragile et si brisée dans ses bras quelques minutes plus tôt. Il s'était rappelé le goût de ses lèvres, et celui du sel de ses larmes en une vague d'émotion brutale. Elle à présent si forte et qui galvanisait ses troupes comme aucun général avant elle, détruisant en quelques phrases les derniers doutes qui subsistaient sur sa capacité à prendre la relève de son père.
Cent ans plus tard, le charme agissait à nouveau. Cela ne se déroulait pas sans heurt, bien entendu: les questions et les accusations fusaient les unes après les autres, réclamant des explications sur son silence, sur son absence, et même sur son échec cent ans auparavant. Mais Zelda était prête, prête depuis un siècle à assumer ses fautes, prête depuis plusieurs mois à expliquer la raison de ses agissements. Elle se dévoila à son peuple dans ce mélange de fragilité et de force qui la caractérisait, sans rien dissimuler de ses errements passés, mis à part son désir originel de ne jamais reconstruire le royaume: savoir que la princesse agissait contrainte et forcée par sa destinée n'était pas le meilleur moyen de reconquérir leur confiance.
Mais pour Link, la partie était gagnée d'avance. Zelda avait poussé des centaines de soldats aguerris à regarder leur mort en face. En comparaison, une poignée de villageois ne pouvait pas lui rés –
Le temps d'un clignement de paupière, et la flèche de Link désintégra le yiga qui venait d'apparaître au beau milieu du rassemblement hylien. Dans une exclamation surprise, les villageois s'écartèrent d'un bond pour laisser les habituelles bananes lames résiduelles tomber sur le sol, juste aux pieds de la princesse.
La foule se figea, jusqu'à ce que le rire glaçant d'un officier raisonnant dans la petite plaine ne provoque un mouvement de panique. Les hyliens affolés se précipitèrent en tous sens. Les parents saisirent les enfants dans leurs bras pour éviter qu'ils ne soient bousculés et piétinés. Chacun se cherchait sans jamais se trouver dans une précipitation teintée d'angoisse. Pourtant, le mouvement de foule se stoppa très rapidement, car ils ne pouvaient déjà plus s'enfuir. De nombreux yigas étaient apparu dans les airs et encerclaient les villageois dans un étau mortel, leur coupant toute retraite.
Fendant la foule le plus loin possible, Félag se cabra dans un hennissement de colère et Link, épée au poing, abattit l'un des assaillants devant lui d'un coup circulaire avant de démonter. Il poursuivit à pied son avancée dans l'assemblée compacte, bousculant sans ménagement les villageois pour tenter de rejoindre Zelda. Déjà, il n'entrevoyait plus d'elle que quelques mèches blondes par intermittence.
Alors qu'il se frayait un chemin à coup d'épaule dans la masse paniquée, les clameurs alentours changèrent brutalement de tonalité et il se glaça d'effroi. Aux cris affolés se mêlèrent soudain des hurlements de douleur et de terreur. Le cœur serré, Link pivota la tête juste à temps pour voir le jeune Filip s'écrouler devant lui, une flèche fichée dans l'épaule. Derrière lui, son agresseur masqué ricana avant de disparaître.
Les yigas, prêts à tout pour atteindre leur proie perdue au milieu des villageois, s'apprêtaient à commettre un véritable massacre.
Sans réfléchir, Link lança son boomerang sur l'assassin le plus proche en un geste rageur et reprit son chemin le cœur serré. Il mourrait d'envie de se jeter sur chacun de ces monstres, mais il devait avant toute chose s'assurer de la sécurité Zelda. Il n'avait pas le choix.
Devant lui apparut enfin le visage tordu par l'angoisse de sa princesse. Ses grands yeux verts écarquillés tentaient vainement d'assimiler toute l'horreur qui se déroulait devant eux. Au même moment, un sous-fifre se matérialisa dans son dos et banda son arc en plein sur la jeune hylienne. Link porta spontanément sa main à sa ceinture mais n'y rencontra que du vide. Il n'avait pas récupéré son boomerang!
Le temps qu'il s'empare de son arc et les flèches du yiga filaient déjà sur sa cible si parfaitement exposée. Un autre corps, plus vieux, plus voûtée, se matérialisa subitement entre elles et leur proie. Les flèches transpercèrent la mauvaise chaire sous le regard agacé du sous-fifre, le corps blessé s'écroulant aux pieds de Zelda.
«FLORENE!»
Accroupie aux côtés de la vieille dame, la jeune hylienne parcourut rapidement ses formes inertes de ses mains frêles et tremblantes, puis elle serra les poings.
«Non… Assez!» s'écria-t-elle d'une voix où se mêlaient colère et désespoir.
Comme pour se jouer de sa détresse, un nouveau hurlement de douleur transperça la foule, et Seym s'écroula à son tour, sous les pleurs paniqués de son fils Sépharo.
«Papa! geignit-il en secouant le corps inerte. Papa!»
S'en était trop. Sous le regard inquiet de Link, la Grande Prêtresse se drapa brusquement dans une colère froide et presque inhumaine. La peau du chevalier se hérissa en voyant celle de l'hylienne se nimber brutalement de cette lueur intérieure si caractéristique.
Un autre cri, plein de rage cette fois, franchit ses lèvres fines.
«J'ai dit: ASSEZ !»
Zelda brandit sa main droite devant elle et un fin faisceau lumineux traversa la foule pour atteindre un officier en plein cœur, qui disparut. Le temps suspendit son cours, agresseurs et agressés tentant de comprendre la nature de l'étrange attaque qui venait de surgir. La Princesse Royale se redressa lentement. Elle écarta les paumes de part et d'autre de son corps luisant de puissance, un vent inexistant agitant ses cheveux d'or. Alors le halo jaunâtre, ce halo semblable en tout point à celui qui avait eu raison de Ganon, bien que plus pâle, comme fragile, engloba la silhouette de la jeune hylienne.
«À TERRE!» s'exclama Link en saisissant tous les villageois à sa portée pour les jeter au sol avec lui.
Une seconde plus tard, seule Zelda, rayonnante de pouvoir et le regard meurtrier, se dressait fièrement au milieu de la plaine, bras écartés, des rayons de lumière jaillissant de ses paumes. Tout se passa très vite. La terre trembla et la sphère dorée se déploya dans un rugissement, recouvrant à toute vitesse la foule effrayée pour atteindre les assassins avant qu'ils ne réalisent l'ampleur du danger auquel ils faisaient face. Malgré leur promptitude à disparaître, aucun yiga n'eut le temps de s'enfuir. Dès que la lumière les frôla, leur corps s'évaporèrent purement et simplement dans un cri silencieux, sans même que leurs bananes lames ne leur survivent. Le dernier ennemi atteint, le halo meurtrier disparut brutalement comme une flamme soufflée par le vent, et Zelda s'écroula à terre.
Link fut le premier à réagir. Il s'élança pour rejoindre sa protégée prostrée à genoux au milieu de la foule. Sortant de leur torpeur, les villageois se précipitèrent à leur tour sur leurs blessés dans un mouvement désordonné. En arrivant près de Zelda, il l'enlaça précipitamment en un geste protecteur, sentant toute la faiblesse de ses membres tandis qu'elle posait une main tremblante sur son bras d'armure.
«Relève-toi», souffla-t-il à son oreille d'un ton à la fois ferme et compatissant.
Elle ne pouvait pas s'écrouler devant son peuple au moment où il avait le plus besoin d'elle, et tous les deux le savaient. Alors Zelda, les traits tirés et le teint pâle, s'appuya sur son chevalier et se redressa, les jambes flageolantes.
«Ça va aller, lui dit-elle en s'écartant mollement. Trouve-moi Asarim, Link. Trouve-le vite.»
Le jeune hylien lui adressa un dernier regard inquiet, avant de s'évanouir dans la foule en cherchant du regard la haute stature turquoise de son ami troubadour. Presque au même moment, il le vit prendre son envol depuis les hauteurs du village et fondre sur la plaine. Soulagé, Link siffla de toutes ses forces pour attirer son attention. Dès qu'il vit celui qui l'avait interpelé de la sorte, le piaf bifurqua dans sa direction.
Asarim se posa aux côtés de la princesse et de son chevalier. Il portait une longue estafilade sanguinolente mais sans gravité sur le flanc. Malgré ses ailes, il n'était pas sorti indemne de l'attaque surprise du gang. Zelda était agenouillée près de la vieille Florène, sa main serrant convulsivement la sienne. Le corps transpercé de trois flèches de la vieille hylienne luttaient coûte que coûte pour arracher des inspirations saccadées à cette vie qui lui échappait.
«Vous allez bien, votre altesse? s'enquit Asarim non sans inquiétude, ses pupilles noires rivées sur la jeune hylienne au teint pâle. Vous voulez que je vous emmène quelque part?»
C'était une proposition honorable et inattendue. Les piafs détestaient par-dessus tout être utilisés comme de simples moyens de locomotion pour les autres ethnies. Malgré tout, Zelda secoua lentement la tête à la négative, son attention entièrement fixée sur la vieille dame qui ne la quittait pas des yeux. Avec un sourire doux et tremblant, elle caressait les cheveux gris désordonnés en un geste tendre.
«Survoles la plaine pour organiser les soins, ordonna-t-elle au piaf d'une voix presque absente, sans lever les yeux. Les plus graves doivent rester où ils sont avec seulement une personne à leurs côtés, les plus légers doivent se regrouper devant le fourneau, les personnes saines et sauves devant le moulin. Fais-vite, nous n'avons pas beaucoup de temps.»
Le piaf acquiesça silencieusement avant de s'exécuter. Au milieu des cieux, il utilisa son accordéon pour attirer l'attention de la foule angoissée. Si les villageois pouvaient se rebiffer devant les ordres de la princesse responsable du massacre des leurs, ils n'en firent rien. Au contraire, ils semblèrent plutôt soulagés que quelqu'un les guide dans cette situation inédite, et obéirent sans manifester la moindre opposition.
Alors que chacun se répartissait suivant les recommandations de la jeune hylienne, Baldinn, une entaille sur le front, la mine défaite, se débrouilla pour la rejoindre au milieu des villageois perdus. S'il posa un regard inquiet sur la silhouette de Florène, son absence de réaction révélait qu'elle n'était pas la première qu'il voyait dans cet état.
«Vous avez besoin de quelque chose, votre altesse? s'enquit-il. Des bandages, de l'eau chaude?
— Ainsi que des marmites et des feux, répondit Zelda sans lâcher son amie. Envoyez les enfants dans les forêts alentour ramasser des truffes et des radis max. Si vous avez également des perches, des turbos ou des lézards dans vos garde-mangers ou si vous savez où en trouver rapidement, amenez-les le plus vite possible.
— Considérez que c'est déjà fait, votre altesse.»
En l'espace de quelques minutes, les hyliens s'organisèrent avec détermination et efficacité. Les premiers remèdes confectionnés des trop rares lézards et des restes de monstres de Link commencèrent à mijoter et des odeurs de poissons vapeurs emplirent l'air. À la demande de Zelda, Link effectua un tour des blessés les plus graves demeurés sur le sol de la plaine afin de lui en faire part. Par bonheur, aucun mort n'était à déplorer. Pour l'instant.
«Combien de personnes peux-tu soigner, Link?» demanda la princesse à mi-voix lorsqu'il lui fit son rapport.
Le chevalier haussa les épaules. «Trois. Quatre peut-être.
— Choisis les plus graves, en commençant par Florène. Les autres pourront s'en sortir avec des remèdes et des recettes max.»
Aussitôt dit aussitôt fait. Dix minutes plus tard, Zelda aidait un Link affaibli à se redresser après avoir sauvé la vie de la tenancière de la taverne, Onag, que Hamel couvait d'un regard larmoyant. Le sourire que l'aubergiste adressa au fermier une fois guérie poussa le chevalier à se dire que peut-être, quelque chose de bon pouvait émerger de toute cette horreur.
Son corps tremblant de fatigue, la Prière de Mipha utilisée jusqu'à ses dernières capacités, il parcourut les alentours du regard. La majorité des blessés commençaient à se redresser, enlaçant des conjoints et des enfants soulagés de voir leurs proches guéris. Florène demeurait inconsciente dans l'herbe piétinée bien que ses jours ne soient plus en danger. Son mari, Opar, veillait sur elle de son dos voûté.
«Il est temps, glissa-t-il à la princesse qui observait elle aussi la plaine d'un regard meurtri.
— Je sais. Va chercher les chevaux s'il-te-plaît, j'en ai pour une minute.»
Le chevalier s'éloigna et Zelda se dirigea vers Baldinn en train de donner un remède encore fumant au vieux Theyer, blessé à la hanche. Le chef du village leva les yeux en la voyant arriver, et la rejoignit en laissant Lorelo poursuivre les soins sur le vieillard.
«Nous avons fait tout ce que nous avons pu, lui dit la princesse lorsqu'il l'eut rejoint. Il faut que nous partions, ma présence ici vous met tous en grand danger. Je suis désolée de vous avoir fait courir un tel risque.
— Ne le soyez pas, votre altesse, affirma Baldinn avec conviction. À présent, nous savons contre quoi vous vous battez. Nous savons pourquoi vous n'êtes pas venue nous voir plus tôt et pourquoi vous ne pouvez pas rester parmi nous.»
Zelda, sachant ses raisons moins pures que dans la vision qu'en avait le fermier, préféra se taire. Link revint sur ses entrefaites en tirant leurs montures par la longe. Celles-ci s'étaient enfuies près de l'étang de Quale durant l'attaque, et elles avaient eu bien raison.
«Vous nous avez sauvé la vie, votre altesse, poursuivit le chef hylien d'une voix forte tandis que Zelda se hissait sur Silhad. Au péril de la vôtre. Le peuple hylien vous suivra jusqu'au Crépuscule à présent, je vous en fais le serment.»
La princesse se pinça les lèvres pour tenter de contenir la vague d'émotion qui l'emplissait. Link, lui, observa les alentours. Tous les regards étaient rivés sur eux. Tous avaient parfaitement entendu les paroles du chef du village. Et personne ne le contredisait.
Saisissant les rênes de son étalon, Zelda rapprocha sa monture de Baldinn.
«Pourriez-vous donner cela de ma part à Florène lorsqu'elle se réveillera, s'il-vous-plaît? lui demanda-t-elle en tendant un objet pris dans la sacoche à sa ceinture. C'est peu de choses, mais c'est tout ce que j'ai pour l'instant pour lui faire part de ma gratitude.
— Vous pouvez compter sur moi, votre altesse», répondit l'hylien en hochant la tête tout en saisissant le présent.
La princesse lui sourit doucement avant de lever subrepticement les yeux vers le terrain de Rhodo, preuve qu'elle n'avait rien manqué du manège de son amie scientifique pendant le déroulé de l'assemblée. Mais la petite fille avait quitté son poste d'observation depuis longtemps, probablement dès le début de l'attaque des yigas. Canel n'était plus visible nulle part.
«Je reviendrais lorsque le gang des yigas sera détruit, annonça soudain Zelda d'une voix forte afin d'être entendue de tous. Et alors, nous reconstruirons ensemble le royaume d'Hyrule.»
Un rugissement d'allégresse et d'applaudissements éclata dans la plaine. Les deux prodiges talonnèrent leurs montures, les vivats au nom de la Princesse Royale raisonnant encore longtemps dans leur dos pendant qu'ils quittaient la bourgade au petit trot.
Au milieu de ses villageois en liesse, Baldinn baissa les yeux sur l'objet que la Princesse Royale lui avait remis.
Dans ses mains, brillait un collier d'or pur dont la chaîne formait les ailes déployées de l'oiseau du Sceau Royal. Un collier qui avait probablement plus de valeur que tous les biens réunis de ce village et qui était parfaitement identifiable, puisque présent dans une grande majorité des représentations de la princesse Zelda.
Le collier de la Grande Prêtresse d'Hylia.
Serrant le poing autour du précieux présent, Baldinn porta un regard pensif sur la silhouette inconsciente de Florène à quelques pas, puis sur celle de la Princesse Royale, au loin. «C'est peu de chose, mais c'est tout ce que j'ai pour l'instant» avait-elle précisé en lui confiant le bijou.
La future reine semblait encore ignorer qu'elle leur avait offert le plus beau des présents, même si c'était dans les larmes et le sang. Et que ce cadeau qu'elle leur faisait était la raison qui poussait les yigas à vouloir sa mort, et Florène à se sacrifier pour la protéger.
L'espoir n'avait pas de prix.
