Lorsque les deux prodiges se matérialisèrent sur le socle du sanctuaire de Netzu'Yoma, la nuit était déjà tombée sur la province du peuple aquatique. Zelda, le dos raide et les yeux noirs de fureur, se détacha prestement de l'étreinte de Link et gravit les marches d'un pas décidé. Une fois sur la place, elle parcourut rapidement les alentours du regard avant de jeter son dévolu sur Orestrech, la jeune zora aux écailles d'un rouge sombre qui se tenait devant la boutique de son grand-père Nelto.

«Excusez-moi, le Sénat est-il toujours en sessiondans la salle du trône?»

L'interpellée aurait pâli si ses écailles le lui avait permis, et Link comprenait aisément pourquoi. Malgré son ton aimable, les poings serrés et les éclairs que lançaient les yeux de la princesse auraient poussé toute personne sensée à prendre ses jambes à son cou. Personne, pas même le chevalier, ne souhaitait se frotter à Zelda lorsqu'elle était de cette humeur.

«O...Oui, je… je crois, vot… votre alt-tesse, bégaya Orestrech d'un air paniqué.

— Merci.»

Sans plus attendre, la Princesse Royale pivota des talons pour traverser la place principale d'un pas nerveux, ses poings serrés lui battant les flancs. Link, un peu désappointé, prit la peine d'adresser un sourire rassurant à la zora – avec un succès mitigé – avant de s'élancer à sa suite. Le port droit, raide, la crispation de son corps hurlant au monde de ne pas l'interpeler, Zelda s'engagea presque au pas de course dans les escaliers, ne prêtant aucune attention aux quelques veilleurs restants qui l'observait d'un air intrigué. Les deux hyliens montèrent ensemble dans les hauteurs du domaine sans plus croiser personne – ce dont Link n'envisagea pas un instant que ce fut le fruit du hasard. Tapie dans son ombre, il n'interrogea pas la princesse sur le but qu'elle poursuivait d'un pas si affirmé. Non seulement il s'en doutait – bien qu'il n'était pas convaincu que ce fut l'idée la plus sage – mais il savait surtout que Zelda ne prendrait probablement même pas la peine de lui répondre. Tenter de la faire changer d'avis était une cause perdue d'avance.

Leur apparition soudaine dans la salle du trône interrompit brutalement la conversation animée qui y agitait le Sénat, et un silence stupéfait les accueillit.

«Zelda! s'exclama Doréfah, se penchant vers elle d'un air inquiet. Par Nayru, que s'est-il passé?»

Sans répondre, la Fille-Héritière d'Hyrule s'avança d'un pas rayonnant de colère froide au cœur de l'assemblée. Link, demeuré en garde à l'entrée, sentit pourtant davantage une vague d'inquiétude envahir les vieux zoras que du ressentiment – non sans raison, au vu de l'allure de la jeune hylienne. Les mains de Zelda étaient encore tachées du sang des villageois qu'elle avait soigné et son front était marqué d'une trace rouge après qu'elle se fut négligemment essuyée. Ses cheveux, d'habitude si soignés, ne formaient plus qu'un halo emmêlé au-dessus de ses traits tirés de fatigue. Visiblement, l'invocation du Pouvoir du Sceau dans la plaine du fourneau antique l'avait épuisée, même à une puissance aussi faible.

«Je reviens tout juste d'Elimith, déclara-t-elle finalement d'une voix forte, certaine d'avoir l'attention de tous, où les yigas viennent de lancer un assaut de grande envergure. Une attaque durant laquelle ils s'en sont pris à tout le monde! Paysans, vieillards, femmes et enfants, sans le moindre discernement! Pas moins de dix hyliens ont failli mourir aujourd'hui!»

Le sénat s'unit dans une exclamation choquée. Une pareille attaque ne s'était pas vue depuis l'avènement de Ganon. À présent, plus personne ne pouvait nier l'escalade sanguinaire qui animait le gang.

«Y a-t-il des survivants? s'enquit Klavieh, livide.

— La prière de Mipha les a sauvés. Tous.»

Entendre le nom de la princesse défunte sembla sortir brutalement les vieux zoras de leur torpeur. Si eux-mêmes n'accordaient pas leur bénédiction aux deux prodiges, Mipha, elle, par-delà la mort, l'avait fait et leur avait confié son don le plus précieux. C'était un rappel un peu douloureux.

Zelda se tourna pour s'adresser directement au monarque qui la surplombait. Elle ouvrit ses paumes couvertes de traces de sang et les lui montra.

«J'ai sur moi le sang de mon peuple! Mon propre peuple! Il est de mon devoir de le protéger et ce ne sera jamais le cas tant que le gang sera libre d'agir en toute impunité! Ils me traqueront toujours. Même si je disparais et demeure incognito, les hyliens ne seront jamais à l'abri d'un nouveau massacre pour me faire sortir de ma cachette. Vous savez à présent ce dont Suppa est capable!»

Elle détourna son attention du roi zora et parcourut l'assemblée du regard. Ses pupilles leur adressaient un message des plus limpides.

«J'ai besoin de l'unité des peuples d'Hyrule, de vos bras armés pour les détruire. Je ne peux plus attendre!

— Le Sénat a déjà pris sa décision, Zelda, intervint Doréfah de son timbre de baryton. Nous comptions te l'annoncer demain, mais puisque tu es revenue plus tôt, nous pouvons t'en faire part dès à présent.»

Prise de court, la princesse leva ses yeux verts sur la haute silhouette et attendit le verdict le cœur battant. Tout se jouait en cet instant, mais elle n'y était pas préparée. Elle avait pensé devoir livrer un combat plus acharné que ça pour obtenir, peut-être, une vague réponse le lendemain, au mieux.

«Nous consentons à partager notre savoir et à t'aider à reconstruire ton royaume, annonça Doréfah. Mais attention, cela se fera dans les conditions les plus strictes.»

La jeune hylienne hocha la tête, consciente de l'immense honneur que la tribu lui faisait. Elle se doutait que ce ne serait pas sans que le Sénat y mette des garde-fous.

«Toute demande de détachement d'un érudit auprès des hyliens devra être validé par le sénat lui-même et à l'unanimité, énonça Mordan en lisant le parchemin serré entre ses mains. Il sera en permanence accompagné par un membre du conseil qui validera et contrôlera l'ensemble des savoirs partagés. Aucune demande hors de ces conditions ne sera acceptée.

— En contrepartie, reprit le monarque, le Sénat demande à ce que la Bibliothèque Zora devienne officiellement la Grande Bibliothèque d'Hyrule.»

Zelda observa les vieux zoras d'un air stupéfait. C'était tout? Toute cette attente pour cela? Reconnaître officiellement le Temple du Savoir pour ce qu'il était ne lui posait aucun problème, bien au contraire. Pas après avoir découvert la vérité sur ce qu'il contenait. Comment aurait-elle pu songer à concurrencer un tel savoir? Elle n'était pas stupide, et Doréfah non plus. Il savait qu'elle accepterait cet ultimatum sans difficulté. Il y avait forcément autre chose.

«De plus, poursuivit le vieux Meryth, nous réclamons l'exclusivité de vos mémoires, ainsi que celles de votre chevalier.

— De nos mémoires?

— Votre vie raconte un moment crucial de l'histoire d'Hyrule, votre altesse, précisa Jitato en dissimulant difficilement son air gourmand. Nous souhaitons l'ajouter à notre collection pour les générations à venir et en tirer les leçons qui s'imposent.»

La princesse se mordit la lèvre, non sans réserve. Elle jeta un rapide coup d'œil à son chevalier servant, détestablement impassible en cet instant. Ses mémoires… Même si elle avait l'habitude de tenir son journal, habitude qu'elle avait repris lors de ses nombreuses insomnies, coucher sa vie sur le papier à destination de quelqu'un était tout autre chose. Il y avait encore tant à faire, et sa vie était une telle succession de désillusions et d'échecs. Elle vivait difficilement l'idée que quelqu'un d'autre qu'elle puisse la lire et en tirer des enseignements. C'était une perspective des plus désagréables et… Le regard pétillant de Jitato en face d'elle l'interpela, et elle comprit soudain qu'elle se trompait. Il n'était pas question qu'elle-même écrive ses mémoires. Elle devrait se confier corps et âme au vieux bibliothécaire qui, lui, les rédigerait à l'attention des futures générations. En tout cas, tel était l'espoir du zora devant elle.

Qu'il continue d'espérer.

«Je confierai mes mémoires à votre peuple sans la moindre réserve, assura-t-elle. Mais selon mes propres termes.

— Vos termes? tiqua Jitato.

— Il s'agit de ma vie, remarqua Zelda d'une voix calme, et pourtant implacable.

— Nous échangerons sur ces détails plus tard, intervint Doréfah en lançant un regard d'avertissement à Jitato. Qu'en est-il de votre chevalier?

— C'est à lui qu'il faut poser la question.»

L'assemblée reporta son attention sur le jeune hylien demeuré au niveau de l'escalier, les mains jointes devant lui dans une attitude vigilante. Celui-ci, ignorant tous les regards posés sur lui, planta ses yeux dans ceux de la princesse pendant quelques secondes, avant d'acquiescer d'un simple mouvement de tête.

«Voilà une bonne chose de faite! s'exclama Doréfah de sa voix tonitruante. Demain soir, nous célébrerons notre accord lors de la Fête des Cascades qui aura lieu en votre honneur.

— Une Fête des Cascades?» répéta Zelda d'un air ébahi.

Elle n'y avait jamais assisté, et pour cause: à sa connaissance, aucune célébration de ce type ne s'était encore déroulée de son vivant. Cette fête n'était organisée que lors de grandes occasions très spécifiques: un mariage princier ou royal, un couronnement ou une naissance, par exemple. Or, aucun évènement n'était survenu qui justifiait de telles festivités, selon elle. Et en leur honneur à eux qui plus est?

Sa surprise ne fut que plus forte encore en remarquant les expressions gênées, voire agacées des sénateurs zoras. Que cachait Doréfah?

«Il est temps que les zoras gagnent en humilité, expliqua le monarque d'un ton sans réplique, et reconnaissent ce que vous avez réalisé, toi et ton chevalier. Nous sommes les seuls, avec les sheikahs, à avoir vécu ces évènements à vos côtés. Comment pouvons-nous être les gardiens légitimes de la Mémoire d'Hyrule si nous ne sommes pas capables d'honorer les héros qui ont forgé son Histoire? Nous ne sommes pas aussi imbus de nous-mêmes. Pour cette raison, je souhaite faire de vous des membres honoraires de la tribu, au nom des services que vous lui avez rendus.»

Un silence de plomb accueillit cette déclaration, les regards des parlementaires parfois fermés et parfois même, franchement hostiles.

«Des membres honoraires? répéta Zelda sans comprendre.

— Être membre honoraire, intervint le vieux Klavieh sans parvenir à dissimuler son engouement, signifie que vous ferez officiellement parti du peuple zora, ainsi que vos descendants. À ce titre, vous bénéficierez de la protection de la tribu et pourrez demander notre aide à tout moment, sans qu'elle puisse vous être refusé.»

Ce qui réglait de fait la question de leur soutien à l'expédition de la princesse contre les yigas. Dans le silence qui habillait la salle du trône, Zelda s'efforça d'assimiler les conséquences d'une pareille proposition. Membres honoraires de la tribu zora? Cela semblait trop beau pour être vrai.

«Et quels seront nos engagements envers votre peuple si nous acceptons? demanda-t-elle, sur la réserve.

— Celui de ne jamais agir contre ses intérêts», répondit le prêtre avec prudence.

Zelda ferma les yeux de dépit. «Majesté, je mesure l'honneur que vous me faîtes mais en tant que dirigeante du peuple hylien, il est impossible que je prête un tel serment. Seul l'intérêt de mon peuple doit pouvoir me guider sans devoir être liée à mes obligations envers un autre monarque. Je n'ai certainement pas l'intention de nuire au peuple zora, comprenez-le bien, mais je dois être libre de prendre les décisions qui s'imposent.

— Ce statut n'a été accordé qu'à de très rares occasions ces derniers millénaires, s'outragea soudain Etorpe. Un honneur! C'est un honneur que le roi vous fait!

— Comme je l'ai dit, j'en ai parfaitement conscience, Etorpe, mais l'intérêt de mon peuple compte avant tout. Je suis obligée de refuser, martela-t-elle avec conviction en s'adressant directement au monarque. Je suis certaine que vous le comprenez, votre majesté.»

Elle, en revanche, ne comprenait pas du tout par quelle manœuvre de l'esprit Doréfah avait pu trouver astucieux de lui faire une proposition pareille. C'était totalement dénué de sens. Pas après la conversation qu'ils avaient eue, pas en sachant d'avance qu'elle le refuserait. Il devait avoir une autre idée derrière la tête, c'était impossible autrement.

«Je comprends ta position, Zelda, répondit le vieux roi, et j'accepte ton refus sans ombrage. Mais je maintiens ma proposition pour notre ami Link.»

La princesse se figea de surprise. Demander à son chevalier servant de prêter allégeance à un autre monarque devant elle était presque insultant… s'il ne lui avait pas fait la même proposition quelques minutes auparavant. Malin.

Malin mais extrêmement désagréable.

«Link, reprit Doréfah en se tournant vers le chevalier, tu as grandi parmi nous. Tu as sauvé la tribu de Vah'Ruta, puis de Ganon lui-même. Nous aurions dû te faire cet honneur depuis longtemps. Ma fille me l'avait demandé.»

Cela ne surprit pas la princesse hylienne, et elle se mordit la lèvre pour ne pas intervenir. Elle devait laisser Link décider, mais une petite voix dans sa tête paniquait à l'idée qu'il fasse le mauvais choix. Si seulement elle-même savait duquel il s'agissait!

«Mon allégeance va à la Princesse Royale et au trône d'Hyrule, répondit stoïquement Link, son visage aussi inexpressif que du marbre.

— Ta situation est unique, Link, enchaîna Klavieh, très désireux de parvenir à un accord. Peut-être… Peut-être pouvons-nous envisager de créer un serment spécifique pour le prodige hylien?

— Devrons-nous jeter aux ordures toutes nos traditions pour ces deux-là!? s'exclama soudain Meryth avec colère. N'avons-nous pas déjà fait assez d'entorse, de concessions? Ce serment est vieux de plusieurs millénaires! Le changer créerait un précédent dont vous n'imaginez même pas les conséquences! S'ils ne veulent pas accepter cet honneur en l'état, qu'ils se débrouillent!»

Zelda sentit la situation lui glisser entre les doigts.

«Nous avons besoin d'y réfléchir, intervint-elle d'un air grave. Laissez-nous prendre connaissance de l'intégralité du serment de membre honoraire, de comprendre ses conséquences. Link vous donnera ensuite sa réponse.»

Les vieux zoras se concertèrent du regard, indécis. Certains, comme Meryth, semblaient vouloir profiter de l'occasion pour clore ce sujet une bonne fois pour toutes. D'autres, comme Klavieh, imploraient silencieusement le roi de ne pas débouter immédiatement ses invités.

Link, de son côté, riva ses yeux bleutés dans ceux de la princesse d'un air intrigué. Pourquoi cherchait-elle à gagner du temps? Jamais il n'accepterait de renier son serment envers elle, elle devait le savoir. Ce serment guidait sa vie, lui donnait un sens. Il n'y avait rien sur cette terre qui pouvait l'en détourner. La mort elle-même n'avait pas suffi. Ni même l'oubli.

«C'est une requête entendable, acquiesça alors Doréfah. Nous vous laissons jusqu'à demain midi. Vous pourrez consulter l'intégralité du serment au sein de la bibliothèque», précisa-t-il tandis que Jitato s'étouffait sur ses mots.

Zelda lui adressa un sourire de remerciement puis se retira, déboussolée. En moins de vingt-quatre heures, ses alliés, parmi lesquels Klavieh, Doréfah et Sidon, avaient bien œuvré pour sa cause… Voire un peu trop.

Comment allait-elle faire pour se sortir de ce mauvais pas? Refuser entraînerait un incident diplomatique presque irréparable, qui entacherait durablement ses liens avec le peuple zora. Accepter était tout aussi inenvisageable. Il était impensable que Link jure allégeance à quelqu'un d'autre qu'elle. Au-delà de sa propre réluctance, le chevalier refuserait cette idée en bloc, c'était couru d'avance.

Comment ses alliés avaient-ils pu envisager un seul instant que leur proposer le titre de membres honoraires était une bonne idée, par Hylia? Avaient-ils de la gelée chuchu à la place du cerveau?

Elle avait désespérément besoin d'en échanger en tête à tête avec son chevalier. Mais elle avait aussi besoin d'un autre avis. D'un avis éclairé, de quelqu'un qui connaissait parfaitement les coutumes zoras et la logique tortueuse des alliances.

Aussi, une fois au pied de l'escalier principal, la princesse continua en direction du Grand Pont Zora, dédaignant l'auberge malgré l'heure tardive.

Surpris, Link lui emboîta le pas en sentant grandir en lui un mauvais pressentiment. La princesse garda le silence alors qu'ils croisaient les deux gardes qui veillaient assidûment sur l'entrée du domaine. Ceux-ci les regardèrent passer d'un air circonspect, mais ne les arrêtèrent pas. Link adressa un sourire rassurant à Byrotan, ami de longue date avec qui il avait fait les quatre cents coups dans son enfance, mais ne prêta qu'une très vague attention à Rémuse. Jeune recrue, elle avait encore le plus grand mal à accepter l'importance des traditions pour ses aînés et encore moins l'importance d'une alliance avec la princesse hylienne ressuscitée d'entre les morts. Elle ne portait sur Link, au mieux, qu'un vague intérêt militaire.

Une paire de minutes plus tard, Zelda ralentit devant l'échelle permettant d'accéder au grand lac. Elle s'apprêtait à descendre le premier barreau lorsque Link se dressa soudain en face d'elle et lui barra le chemin.

«Link! souffla la princesse en reculant d'un pas. Qu'est-ce que tu fais!?»

Pour toute réponse, le chevalier campa sur sa position d'un air réprobateur. Zelda, elle, jeta un œil rapide vers les gardes qui observaient la scène à la dérobée.

«Laisse-moi passer, s'il-te-plaît, réclama-t-elle avec inquiétude. Tout est déjà tellement compliqué, je n'ai aucune envie que les zoras se posent encore plus de questions…»

Le chevalier suivit rapidement son regard, mais ne bougea pas d'un centimètre.

«Link, grogna Zelda, laisse-moi passer. S'il-te-plaît.»

Il secoua la tête pour toute réponse, bien décidé d'empêcher la princesse à aller plus avant.

«Par toutes les déesses! s'emporta la jeune hylienne dans un murmure de colère. Si tu as quelque chose à dire, fais-le mais laisse-moi descendre avant!»

Link l'observa de haut en bas de son air impassible, puis hocha finalement la tête. Sans prévenir, il la saisit soudain par les hanches et se laissa tomber en arrière. Paniquée en sentant ses pieds quitter le sol, Zelda s'agrippa au chevalier de toutes ses forces en un couinement de terreur, fermant les yeux pour ne pas voir le vide, puis le sol qui se rapprochait d'eux à une vitesse effrayante. Une violente secousse lui coupa le souffle et une seconde plus tard, ses pieds touchaient le sol avec délicatesse, la paravoile s'affaissant autour d'eux avec une légèreté presque poétique.

La respiration saccadée, les membres tremblants, Zelda se détacha vivement de l'étreinte du chevalier… et le gifla.

«Ôdéesses! couina-t-elle d'une voix suraiguë, mortifiée, une main sur la bouche. Link, je… je suis désolée! Je…»

Elle se mordit la lèvre de culpabilité en voyant la rougeur naître sur la peau du jeune hylien. Elle tendit spontanément le bras vers la joue meurtrie, se récusa, puis pivota des talons. Intérieurement, elle se morigéna, s'efforçant de remettre de l'ordre dans son esprit chamboulé. Son cœur encore affolé se fracassait contre ses côtes comme un forcené et son souffle était erratique. Par Hylia, mais quelle mouche avait piqué Link? Elle avait cru mourir de terreur, était-il si inconscient?

Link, abasourdi, porta la main à sa joue encore chaude. Zelda était impulsive, voire capricieuse, mais jamais il ne l'avait vue lever la main sur qui ou quoi que ce soit. La violence n'était pas dans sa nature, elle lui était intrinsèquement étrangère – l'une des raisons pour laquelle il détestait la voir armée de pied en cape, d'ailleurs. Pour qu'elle en arrive à lever la main sur lui, il avait fallu que Zelda perde tout sang-froid, tout contrôle sur elle-même, et Link s'en savait l'unique responsable. Il avait clairement mésestimé l'impact que cette journée avait eu sur elle, combien elle se sentait acculée et épuisée. À ses yeux, elle lui semblait si forte, si infaillible, qu'il en oubliait aisément la fragilité qui y faisait pendant. Et lui, Link, n'avait rien trouvé de mieux à faire que de la confronter à ses peurs les plus primaires, celles nées de son combat centenaire contre le Mal en personne.

Stupide. Il s'était montré stupide.

«Pardonnez-moi, votre altesse», croassa-t-il d'une voix éraillée par la gêne.

Dans la pénombre bleutée des contreforts du domaine, la silhouette de la jeune hylienne se discernait difficilement, mais suffisamment toutefois pour qu'il distingue la tension résiduelle sur ses épaules. Après un soupir, elle s'accroupit sur le rivage et plongea ses mains dans l'eau sombre pour tenter d'en retirer les résidus sanglants. Elle ne supportait plus cette sensation poisseuse sur ses paumes.

«C'est moi qui suis navrée, Link, dit-elle d'un ton à la fois plaintif et distant tout en continuant à frotter. Jamais je n'aurais dû… Mais cesse de te cacher derrière nos titres, s'il-te-plaît. Nous avons largement dépassé les «votre altesse» et les «Messire Link», tu ne crois pas?»

Le jeune hylien accepta la remarque sans broncher. Il savait qu'il lui était toujours plus aisé d'admettre ses torts en tant que soldat qu'en tant que personne. Être le premier lui demandait seulement une meilleure performance. Le second en revanche…

Mais Zelda avait raison. Ils avaient dépassé tout cela depuis bien trop longtemps pour qu'il puisse s'y retrancher lorsqu'il était mal à l'aise.

«Je sais que tu voudrais que je me repose, poursuivit-elle en se redressant, mais dormir est un luxe que je ne peux m'offrir cette nuit.»

Link l'observa tandis qu'elle essuyait ses mains humides sur son pantalon noir et vérifiait leur propreté, une légère moue dégoûtée peinte sur ses traits fins. Il n'osa pas lui révéler qu'une trace rouge maculait encore son front, ni que ses cheveux emmêlés étaient parés de mèches plus sombres que leur teinte naturelle.

«Je ne te quitterai pas.»

La phrase frappa Zelda en plein cœur comme un coup de poignard, son accent bien trop intime la déstabilisant plus qu'elle n'aurait dû. Link n'avait décidément jamais conscience du pouvoir de ses mots, et encore moins de la résonance qu'ils pouvaient avoir.

«Je ne comprends pas pourquoi les zoras nous ont fait une proposition aussi insensée, bifurqua-t-elle en reprenant l'essuyage de ses paumes avec plus de vigueur, mais… Link, je ne peux pas l'écarter aussi facilement.»

Le jeune hylien écarquilla les yeux de stupeur. Zelda envisageait-elle sérieusement qu'il renie son allégeance envers elle? Qu'il puisse ne plus être son chevalier servant? Qu'il ne soit plus à ses côtés? Pourtant, ce soir-là, sur la terrasse de l'auberge… Elle semblait si décidée à le garder auprès d'elle que sans réfléchir, il avait pris ses paroles comme une promesse. À tort, visiblement.

«Ne crois pas que j'aime l'idée que tu rompes ton allégeance, poursuivit la princesse en rivant son regard vers l'obscurité aquatique. Au contraire. Mais… combien d'attaques allons-nous encore devoir repousser? Je suis si fatiguée de ne plus pouvoir faire un pas hors d'une zone gardée par des dizaines de soldats sans risquer ma vie à chaque instant… Pas toi?»

La neutralité du ton recelait une myriade d'émotions bien plus confuses et douloureuses, et Link s'en affola. Il aurait cent fois préféré affronter une tornade de pleurs ou une colère toute princière. Les autres sentiments, dissimulés, presque résignés, étaient trop posés, trop raisonnables, et leur signification, beaucoup plus effrayante.

«Je te protégerai», affirma-t-il avec toute la conviction dont il était capable.

La princesse secoua lentement la tête. «Tu n'es ni invincible ni immortel, Link. Suppa sait ce que tu vaux, surtout depuis Cocorico. As-tu remarqué qu'il attaque toujours avec suffisamment d'hommes pour espérer te faire crouler sous leur nombre? Tu ne pourras pas venir à bout du gang entier à toi tout seul. Pas en me protégeant, pas avec ce fou sanguinaire de Suppa à leur tête. Il n'est pas de la même trempe que Kohga, tu le sais aussi bien que moi.»

Les traits résolus, Link refusa l'argumentaire d'une dénégation frénétique, désespérée, mais Zelda ne le vit pas. Dans les reflets bleu-noir des eaux du Lac Zora, des images flottaient sous ses yeux. Celle de la plaine du fourneau antique couverte d'hyliens ensanglantés et gémissant, auxquelles se superposaient les souvenirs d'une vieille dame recroquevillée sur un parquet sombre. Celle d'une forme blonde vêtue de bleu évanouie dans une herbe piétinée par des centaines de gardiens. Et enfin, celle d'un manteau bleu nuit, déchiré et couvert de cendres, et à ses côtés, la couronne d'Hyrule. Brisée.

Zelda savait qu'elle était prête à tout sacrifier pour ne jamais revivre cela une nouvelle fois. Tout.

«Combien de gens seront encore blessés ou tués par ma faute si je ne fais pas le bon choix aujourd'hui? geignit-elle du bout des lèvres, plus pour elle-même que pour le chevalier. Combien… combien de morts devrais-je avoir sur la conscience pour simplement te garder à mes côtés?»

Les indicibles réponses s'écrasèrent entre eux comme un marteau à la forge de Nelto. En cet instant, Link et Zelda se tenaient à plus de deux mètres l'un de l'autre. Pourtant, c'étaient bel et bien ces simples questions qui creusaient un fossé entre eux.

«Je ne peux pas rejeter la proposition des zoras à moins de trouver une parade, Link. Mais je n'en ai pas. J'ai besoin d'eux pour espérer arracher la victoire à Suppa.

— Il y a des choses plus importantes que la victoire», souffla le chevalier.

Son cœur battait à tout rompre, incapable d'accepter que la princesse puisse sérieusement envisager de se séparer de lui, même pour des besoins aussi cruciaux. Mais la réponse de Zelda, désabusée, ne fut pas pour le rassurer.

«Peut-être pas cette fois.»

Le silence s'invita au milieu du lac sombre, seul convive qui n'était pas dérangé par les émotions qui agitaient les deux hyliens. Ils avaient tous les deux raison, et ils le savaient. Zelda n'imaginait pas reconstruire le royaume sans Link à ses côtés pour la protéger: elle n'accepterait jamais personne d'autre que lui à cette place. Mais ils ne pouvaient pas non plus rejeter la proposition des zoras au risque de n'avoir plus aucun allié face aux yigas. Le peuple aquatique avait un tel poids en Hyrule! Zelda n'était pas certaine que les autres tribus puissent se permettre de leur tourner ostensiblement le dos pour lui offrir leur soutien. Sa position était fragile et elle avait plus que jamais besoin de leur appui.

Et ce n'était que la partie rationnelle du problème, la partie émergée de l'iceberg.

Dans le silence qui s'éternisait, Link se rapprocha d'elle pour lui tendre un flacon rempli d'un liquide bleu turquoise. La princesse, qui lui tournait toujours le dos, jeta un regard perplexe par-dessus son épaule en l'entendant derrière elle. Son visage était marqué d'une panoplie de sentiments tous plus puissants les uns que les autres, le rendant indéchiffrable.

«Une remède tempo?» demanda-t-elle en s'en saisissant.

Link acquiesça. La situation était devenue si effrayante à ses yeux qu'il s'était finalement rangé à l'avis de la princesse. Inutile d'essayer de dormir dans ces conditions: il espérait de toute son âme que la Bibliothèque et Grenadoh détenaient LA solution. Celle qui les sauverait.

Jamais le sacrifice qu'il s'était juré de faire n'impliquait de quitter définitivement Zelda.

La princesse contempla l'objet en verre fin, la tempête de ses émotions un peu plus apaisée par le comportement pondéré de son chevalier. Il avait souvent cet effet sur elle, quand il n'était pas la cause première de ses désordres intérieurs.

Elle avala prestement la boisson dont le goût acide la fit grimacer, et rejoignit Link qui patientait sur le radeau de bois sombre. À peine eut-elle mis un pied à bord qu'il agita l'éventail korogu laissé à disposition sur le bateau de fortune. Le souffle ainsi créé gonfla la petite voile de l'embarcation pour lui faire fendre les eaux. Pendant la brève traversée, le silence environnant n'était interrompu que par le chuintement des nombreuses cascades autour d'eux et par les clapotis irréguliers de l'eau se heurtant aux rondins qui la cinglait. Mais ce ne fut qu'une fois rendue à proximité du pilier central que Zelda s'aperçut de son erreur.

«Link, tu peux faire demi-tour… soupira-t-elle en se frottant le front avec lassitude. Nous ne pouvons pas aller voir Grenadoh ce soir.»

Le jeune hylien cessa d'agiter sa feuille korogu et observa sa passagère d'un air surpris. Le radeau, quant à lui, poursuivit lentement dans son élan et vint heurter leur destination, comme un pied de nez à la princesse blasée à son bord.

«Nous n'avons aucun moyen d'ouvrir le passage, expliqua-t-elle en écartant les bras. Il faut avoir des écailles pour ça. Et aux dernières nouvelles, ce n'est pas notre cas.»

Il était impossible de passer à côté du sarcasme de ses derniers mots, mais le chevalier l'ignora. Il sauta sur la terre ferme, ses mouvements fluides accélérés par l'effet du remède tempo qu'il avait également avalé, et s'éloigna vers le gigantesque pilier luisant de la lueur bleutée de la gemme nox.

«Link? l'interpela Zelda en descendant à terre à son tour. Tu as entendu ce que je viens de dire?»

Le jeune hylien ne prêta aucune attention à la princesse. Une seconde plus tard, le passage tant désiré s'ouvrait sous son regard surpris. Link se retourna et lui montra sa main droite, munie du gant de son armure zora… couverte d'écailles.

Un franc sourire vint courir sur les lèvres de Zelda alors qu'elle le rejoignait, ses mouvements rendus presque flous par la rapidité induite par le remède. Fugacement, comme un rêve, Link sentit une bise légère se déposer sur la joue que la princesse avait giflé quelques temps auparavant.

«Plus jamais, Link, chuchota-t-elle doucement. Je te le promets.»

Déjà sa silhouette menue disparaissait dans les ombres de l'escalier, son murmure traînant dans la pénombre comme une fragrance parfumée.

Grâce à l'effet des potions tempo, les deux prodiges divisèrent par deux le temps nécessaire pour rejoindre la Bibliothèque zora. Une fois dans la salle de lecture, Zelda n'hésita pas une seconde avant de franchir la porte interdisant l'accès au public, se souciant peu que Jitato puisse se trouver de l'autre côté. Les conséquences du remède s'amenuisant, elle accéléra le pas en traversant les rayonnages, Link sur les talons, et se figea dès qu'elle aperçut la grande statue de la Déesse.

Devant elle se tenait le vieux Grenadoh, le dos voûté, les deux mains appuyées sur sa canne de bois noueux. Un petit sourire se dessinait au travers de son bouc soigneusement taillé.

«Je t'attendais, jeune fille, grinça-t-il calmement de sa voix éraillée par l'âge.

— Comment…

— Mes oreilles vont plus loin que les murs de cette bibliothèque. Ce n'est pas parce que le monde m'a oublié que je dois en faire autant, non?» ricana-t-il malicieusement.

De la pointe de sa canne, il désigna une pile de livres anciens et de rouleaux de parchemins posée sur une table. Les lueurs bleutées du feu antique jouaient étrangement avec le rouge de ses pupilles.

«J'ai réuni là tout ce dont tu auras besoin. Tu gagneras un peu de temps.

— Je ne suis pas venue pour consulter des livres», répondit la princesse en s'avançant.

Le vieux sheikah esquissa un sourire amusé, mais sans aucune surprise.

«Je ne vais pas te donner la réponse au dilemme qui se pose à toi, jeune fille. Il n'y a que toi pour prendre cette décision. Toi et ton chevalier.

— Je ne veux pas que vous me donniez une réponse, Grenadoh, je veux juste… comprendre.

— Quoi donc?

— Comprendre pourquoi Doréfah et le sénat nous font une offre pareille, répondit la princesse en écartant les bras d'un air désappointé. Ce matin, je n'étais qu'une petite princesse sans envergure qui devait faire ses preuves, et voilà qu'ils veulent nous donner une des plus prestigieuses distinctions de la tribule soir venu ! Tout en sachant que je ne peux l'accepter, par-dessus le marché!»

Lasse, elle se laissa tomber sur une des chaises attenantes, et se passa une main sur le visage. Ses traits étaient de plus en plus marqués par la fatigue qui l'écrasait sous son poids, bien qu'elle le nia. Link, inquiet, fronça les sourcils et se rapprocha silencieusement de sa princesse.

«C'est parce que tu ne prends pas en compte la fragilité de la position de Doréfah, répondit le vieux sheikah en s'asseyant sur une chaise attenante à la sienne. Tu sais que depuis la mort de Mipha, la descendance royale est fortement compromise. Après tout, zoras et hyliens partagent la même croyanceau sujet du sang béni par leurs déesses.

— Ce n'est pas une simple croyance, Grenadoh, s'hérissa Zelda. Le sang royal est transmis uniquement par les femmes, j'en suis la preuve vivante. Ma mère détenait le Pouvoir du Sceau, tout comme l'ensemble de mes aïeules.

— Mais rien ne le prouve concernant les zoras, rétorqua le vieux sheikah, mutin. Mais laissons là ce passionnant débat théologique. Avec la mort de Mipha, Doréfah est en posture de faiblesse. Il n'a plus de descendante féminine pour perpétuer la lignée, qui repose alors sur son unique fils, le Prince Sidon, et l'espoir que celui-ci ait une fille un jour. Et tu sais comme moi combien les naissances zoras sont longues et hasardeuses. Tiens, mange ce que t'as donné ton chevalier, ça t'aidera peut-être à faire fonctionner un peu mieux tes méninges.»

Surprise, Zelda tourna la tête vers le jeune hylien qui se tenait à présent de l'autre côté de la table d'étude, puis son regard dériva sur le torchon qu'il avait posé sur le bois ouvragé. Elle le déballa et y découvrit une paire de boulettes aux champignons. Au même moment, son ventre lui rappela qu'elle n'avait rien mangé depuis le matin même. Reconnaissante, elle adressa un sourire à son cuisinier personnel, avant de reporter son attention sur le vieux sheikah.

«Je sais comment fonctionne la royauté zora, Grenadoh, reprit-elle comme s'ils n'avaient pas été interrompu, mais je ne vois pas en quoi faire de moi ou de Link un membre honoraire de la tribu va aider Doréfah dans ses problèmes de descendance.»

Elle mordit dans l'une de ses boulettes et se figea quelques secondes lorsque l'arôme se répandit sur sa langue. De la truffe max. Link pensait vraiment à tout pour prendre soin d'elle. Par Hylia, ce qu'elle regrettait de s'être laissée emporter ainsi sur la berge! Il fallait qu'elle trouve un moyen de se racheter auprès de son chevalier, demander son pardon ne suffisait pas. Il méritait bien plus d'égard que ce qu'elle lui accordait.

À croire qu'il s'agissait d'un éternel problème entre eux.

«Tu prends le problème dans le mauvais sens, jeune fille, répondit Grenadoh en secouant la tête. Doréfah ne peut pas, dans sa position, imposer son point de vue au sénat. Il ne peut donc pas, par exemple, envoyer son fils combattre à tes côtés si le sénat s'y oppose. Il demeure un roi très respecté, mais tout ce qui peut mettre encore plus en péril la descendance royale est forcément tranché par l'assemblée. Par contre, si ton chevalier devient membre honoraire, personne ne pourra plus l'empêcher.

— Mais comment a-t-il fait pour convaincre le sénat de prendre une pareille décision?

— Il n'a pas eu besoin de le faire. Le titre de membre honoraire dépend exclusivement de la compétence royale, pas de l'assemblée. Il a seulement eu l'élégance de les prévenir avant, et de leur faire croire que sa décision n'était pas totalement prise.»

Zelda hocha la tête, comprenant davantage ce qui s'était joué sous ses yeux quelques heures auparavant. En particulier la réaction des membres du sénat.

«Cela ne règle pas notre problème, malheureusement, soupira-t-elle. Connaissez-vous le contenu précis du serment d'un membre honoraire, Grenadoh? Doréfah m'a indiqué que je le trouverais ici.»

Le vieillard pointa à nouveau la pile d'ouvrages à ses côtés, d'un mouvement du menton cette fois.

«Le parchemin du dessus. Tout le reste, ce sont toutes les fois où il a été prononcé, et ses conséquences. La jurisprudence, si tu veux.»

Zelda goba la dernière bouchée de sa boulette, s'épousseta les mains en se relevant et s'empara du parchemin mentionné. Dans des gestes très précautionneux, elle entreprit de le dérouler sur l'une des tables et invita Link à se rapprocher d'elle. Le papier paraissait très ancien, ayant été graissé avec soin à de nombreuses reprises afin de lutter contre la sécheresse du temps. Il était recouvert d'une belle écriture manuscrite en langue zora, les lettrines soigneusement ouvragées et décorées. Plusieurs croissants de lunes s'entrecroisaient dans une liane de vigne vierge en une bordure artistique et délicate.

«Le titre de membre honoraire de la tribu Zora, commença-t-elle à lire, consiste en l'adoption officielle et entière d'un membre extérieur par la tribu, l'y affiliant au même titre qu'un natif. Il est accordé, sur prérogative royale, à des personnes ayant rendu un service vital ou soutenu la communauté zora sans en tirer de bénéfice personnel. L'adoption s'effectue lors d'une Célébration des Cascades, où l'adopté prononce le serment suivant:«Moi, (se nommer), au nom de la cascade qui s'écoule depuis les hauts plateaux, je remets à la tribu mon âme, ma conscience et ma lame, afin qu'elle lui serve et me protège; au nom de la rivière source de vie qui sinue dans son lit, je remets à la tribu mon courage, mon amour et ma loyauté, afin de protéger sa culture, ses arts, sa tradition et ses terres; au nom du lac éponyme dans lequel la tribu est née, je renie mes anciennes allégeances et jure de ne plus en sceller aucune qui ne soit contraire à mon cœur, à mon âme, et à mes vœux envers la tribu. Moi, (se nommer), au nom de Nayru, Déesse des Eaux et de la Sagesse, je fais le serment de demeurer à jamais dévoué par-delà le temps, les épreuves, la douleur, la maladie et la mort à son peuple, la Grande tribu des Zoras.» Il est hors de question que Link prononce ce serment», réagit immédiatement Zelda d'un ton inflexible.

Pour toute réponse, Grenadoh leva un sourcil amusé et glissa son regard sur le chevalier, demeuré un pas en arrière de sa protégée. Celui-ci secoua la tête à la négative pour répondre à la question muette de l'érudit.

Un sourire se dessina progressivement sur le visage ridé du vieillard, ses yeux brillant d'intelligence alternant d'un hylien à l'autre.

«Grenadoh?» s'enquit Zelda, un peu perdue face au comportement étrange de son ami.

Le savant explosa soudain dans un bruyant éclat de rire sous le regard perplexe des deux hyliens. Sa voix rauque se répercuta en écho sur les murs de la bibliothèque tandis qu'il s'esclaffait. Interloqués, Link et Zelda échangèrent un coup d'œil inquiet, se demandant si le vieil érudit, à force de vivre seul, n'avait pas un peu perdu l'esprit.

«Par Hylia, s'exclama Grenadoh une fois à peu près calmé, tant de naïveté me rappelle ma jeunesse! Allons donc, pour en revenir à ce serment, vous devriez savoir que tout propos aussi solennel soit-il ne peut pas être infaillible. Celui-ci ne fait pas exception. Il a des failles, à vous de les trouver et de voir si vous pouvez, ou si vous voulez, les exploiter.»

Il se releva péniblement, son sourire amusé toujours juché sur ses lèvres fripées.

«Je vous ai ramené toute cette lecture pour vous inspirer, poursuivit-il en désignant à nouveau le tas d'ouvrage. Pour ma part, je vais continuer à arpenter mes étagères pour voir si je n'ai pas omis un évènement ou deux qui pourraient vous être utile.»

Sans attendre de réponse, Grenadoh s'éloigna en direction des hauts rayonnages qui étaient devenus sa maison, ses épaules s'agitant encore d'un léger rire tandis qu'il marmonnait.

«Hihihi! Elle est bien bonne celle-là… Huhuhu…»

Les deux hyliens échangèrent un nouveau regard interloqué, incapables de discerner ce qui pouvait amuser le vieillard à ce point. Zelda reporta ensuite son attention sur la haute pile d'ouvrages qui tanguait à côté d'elle, et saisit quelques livres les uns à la suite des autres pour en déchiffrer la couverture. Grenadoh semblait avoir parcouru les cinq derniers millénaires pour leur apporter un peu de matière. Le problème, c'était qu'elle ignorait totalement ce qu'elle devait y chercher. Ce fut donc d'un air peu convaincu que les deux hyliens prirent chacun un ouvrage au hasard, et s'attablèrent à leur lecture.

Les heures qui suivirent s'écoulèrent avec la lenteur d'un lithorok mal réveillé. Les prodiges feuilletaient pages après pages d'un air las en quête de «quelque chose». Plus le temps passait, et plus la première opinion de Zelda se confirmait. Le serment était d'une limpidité extrême: Link devait renier tout ce qui le reliait à Hyrule, elle y compris, ni plus, ni moins. Il n'y avait aucune faille là-dedans.

Elle s'efforçait d'adopter la voix de la raison et de considérer diplomatiquement cette éventualité, mais tout son être s'y opposait violemment. Elle avait même la sensation, incertaine cependant, que la Déesse elle-même grognait de mécontentement dans les limbes de ce sommeil de plus en plus profond dans lequel elle disparaissait. Ce dur rappel la faisait à nouveau tanguer sur ses résolutions. La Déesse la quittait progressivement, emmenant avec elle tout son pouvoir. Repousser l'attaque d'Elimith l'avait épuisée, alors même que la sphère n'avait réclamé qu'un dixième du Pouvoir qu'elle avait autrefois contrôlé. Cela posé, Zelda savait qu'elle devait vaincre les yigas au plus vite, tant qu'il lui restait encore quelques gouttes de lumière en elle. Et elle avait plus que jamais besoin des zoras pour le faire.

Link, quant à lui, lisait les documents d'un air vague et peu concerné, simplement pour répondre au besoin de la princesse de «faire quelque chose». Pour lui, la situation était parfaitement claire: un serment était un serment, et il ne prononcerait pas celui-là. Les zoras n'avaient pas besoin de lui. Sa place était aux côtés de la princesse, il le sentait dans toutes les fibres de son corps depuis qu'il avait croisé le regard perdu d'une petite fille dans ce même domaine plus d'un siècle en arrière. Il était cependant parfaitement conscient des enjeux cachés derrière cette alliance: il fallait trouver une parade pour gagner le soutien zora malgré tout. Seulement, il doutait que la réponse se trouvât dans des récits héroïques datés de plusieurs millénaires.

La bibliothèque zora ne disposant d'aucune ouverture sur l'extérieur, seule la lumière bleutée des flammes issues du fourneau antique les éclairait, immuable, invariable. Dans cette atmosphère particulière, il était difficile d'évaluer le passage du temps avec justesse. Mais lorsque Grenadoh finit par réapparaître à l'issue de son errance littéraire, Link savait que la matinée était probablement déjà bien entamée, là, au dehors. Il leur restait si peu de temps!

«Et bien et bien… je vois que les évènements ont fini par rattraper au moins l'un de vous deux», indiqua le vieillard avec un sourire espiègle en venant dans sa direction.

Intrigué, Link jeta un coup d'œil dans son dos et s'aperçut que Zelda avait fini par tomber d'épuisement sur le livre qu'elle feuilletait quelques instants plus tôt.

«En réalité, ça m'arrange bien, reprit Grenadoh. Ne la réveille surtout pas et suis-moi, j'ai trouvé quelque chose qui pourrait t'intéresser.»

Les sourcils froncés, Link se leva et emboîta le pas au sheikah non sans glisser un dernier regard à la princesse assoupie. Ils contournèrent le fourneau antique avec la lenteur du poids des ans, le chevalier prenant son mal en patience. Grenadoh ne s'arrêta qu'une fois certain de ne plus être visible de la dormeuse de l'autre côté.

«As-tu lu attentivement le serment de membre honoraire, jeune hylien?» demanda-t-il alors d'un air mystérieux.

Le chevalier hocha la tête, attendant la suite.

«Qu'as-tu compris au sujet des futures allégeances?

— Que toutes celles qui ne concernent pas la tribu sont interdites, répondit Link d'un air sombre, puisqu'il s'agissait précisément de la partie la plus épineuse.

— Ce n'est pas tout à fait vrai, rétorqua Grenadoh d'un air mutin. Rappelle-toi, uniquement celles qui sont contraires à ton cœur, à ton âme et à tes vœux envers la tribu.»

Il planta ses pupilles rouges dans celles du chevalier. Leur couleur dérangeante déstabilisait davantage son interlocuteur que ce qu'il voulait bien laisser voir. Malgré ce regard insistant, Link ne comprenait pas du tout où il voulait en venir.

«La nuance est d'importance, jeune hylien, précisa l'érudit, ses yeux l'implorant de saisir ce qu'il ne disait pas. C'est même LA plus importante.»

Voyant que Link demeurait toujours aussi statique, Grenadoh soupira d'un air contrarié et sortit de sa tunique un vieux livre au cuir rouge usé qu'il lui tendit. Link s'en saisit d'un air prudent et observa la couverture. Il était intrigué par le titreinscrit en lettres d'un or passé, presque effacé: «Les différentes allégeances au sein du Royaume d'Hyruleà travers les siècles ».

«Peut-être que ceci t'aidera à y voir plus clair, poursuivit le vieillard. La page 283 en particulier est assez intéressante, je trouve.»

De sa manière un peu brusque, le sheikah mit fin à la conversation en pivotant soudain des talons. Il s'éloigna, laissant le chevalier en plan aux côtés de la statue, le livre serré entre ses mains moites.

«Tu n'as pas été le seul dans cette position, jeune hylien, poursuivit Grenadoh sans se retourner. Mais dis-toi bien une chose: un monarque malheureux n'a jamais aidé un peuple à se construire.»

Alors que le dos voûté s'évanouissait peu à peu dans les rayonnages, Link demeura figé. Il essaya un instant de comprendre le sens des propos sibyllins du vieux sheikah, puis abandonna, réalisant qu'il n'avait probablement pas les clés nécessaires pour cela. Précautionneusement, il ouvrit donc le livre de cuir rouge dans un craquement, le feuilleta jusqu'à trouver la fameuse page 283, et s'y plongea.

«Votre altesse!»

Le cri, incongru, raisonna dans le Temple du Savoir et fit sursauter le chevalier. Le cœur battant, il interrompit sa lecture et contourna le fourneau au pas de course pour rejoindre Zelda. La princesse se tenait droite à côté de sa chaise renversée et ses yeux verts encore voilés de sommeil se braquèrent sur lui dès qu'il apparut.

«Mais où étais-tu passé?» s'exclama-t-elle.

Link désigna du menton le vieil érudit dans son dos. Elle hocha la tête sans le questionner davantage, l'air un peu hagard: toute son attention était rivé sur le zora qui venait en courant dans leur direction dans un cliquètement d'armure.

«Votre altesse, souffla Sébass en arrivant à leur hauteur. Je vous cherchais. Le roi Doréfah vous attend dans la salle du trône.

— Déjà? paniqua Zelda. Mais quelle heure est-il?

— Midi, votre altesse.

— Midi? Mais je n'ai –

— Allons-y,» l'interrompit Link d'une voix calme.

La princesse braqua ses yeux ébahis sur lui. La réponse du chevalier ne parvenait pas à se faire un véritable chemin dans son esprit. Comment avait-elle pu s'endormir à un moment aussi important? Mais surtout, combien de temps avait-elle dormi pour que tout se précipite de la sorte à son réveil?

Avant qu'elle n'ait pu trouvé une répartie, Link emboîtait déjà le pas à Sébass et enjoignait la princesse de les suivre d'un regard équivoque. Zelda secoua la tête pour tenter de se ressaisir. Elle se sentait groggy, comme hors de son corps. Pour elle, une minute à peine s'était écoulé entre le moment où elle avait fermé les yeux et celui où Sébass avait fait irruption. Depuis, tout s'était accéléré. Elle avait envie d'ordonner au monde d'arrêter de tourner le temps qu'elle retrouve ses esprits. Et Link qui paraissait si sûr de lui, quelle décision avait-il pu prendre entre temps, par toutes les déesses d'or?

Tout ce qu'elle put faire, ce fut de rejoindre les deux guerriers qui déjà, franchissaient les portes de la bibliothèque. Il était midi, Doréfah les attendait. Elle réalisa qu'elle n'avait même pas pris le temps de se changer depuis la veille au matin. Ses habits étaient encore tâchés du sang des villageois d'Elimith. Elle qui avait pris tellement soin de son allure depuis son arrivée, la voilà qui se présentait à nouveau dans cette tenue de chef des prodiges couverte de sang, pour la troisième fois en moins d'une semaine.

À quel moment avait-elle perdu le contrôle au juste ?

Plusieurs heures plus tard, alors que minuit approchait, Zelda se posait encore la question sans pour autant trouver de réponse. Elle lâcha les pans de sa robe royale étincelante et s'accouda au parapet. Son regard s'égara sur le Grand Pont Zora dont l'alignement d'arches brillait dans la nuit, puis sur les falaises escarpées en arrière-plan. Dans son dos, la fête battait son plein, musique et cris de joie retentissant dans l'atmosphère paisible du domaine. Elle en occulta le bruit sourd sans difficulté. Elle savourait d'être enfin parvenue à se retrouver seule, pour la première fois depuis son départ de la bibliothèque. En réalité, elle aurait voulu s'isoler suffisamment pour pouvoir s'époumoner tout son saoul, crier, hurler encore et encore toute sa peine, toute sa douleur, hurler à en perdre la voix. Mais tout ce qu'elle avait pu obtenir, et encore, au prix de gros efforts et de beaucoup de patience, c'était ce bref instant de solitude. Elle s'en contenterait.

Zelda avait l'horrible impression d'être prise dans un monstrueux tsunami qui la chahutait en tous sens sans s'inquiéter de la briser. Cette fois pourtant, elle se retint d'appeler la Déesse en elle: elle craignait un nouvel échec qu'elle n'était pas sûre de pouvoir supporter.

Du moment où elle s'était réveillée en sursaut sur sa chaise, tout était allé de mal en pis. Elle ne réussissait pas encore à réaliser toutes les conséquences de ce qu'elle venait de vivre. L'image de Link, superbement vêtu de son armure zora qui s'agenouillait devant Doréfah en récitant le serment de membre honoraire lui brûlait encore la rétine. La simple évocation de ce souvenir fit naître des larmes traîtres aux coins de ses yeux. Il l'avait fait. Link l'avait abandonné aussi simplement que ça, sans la consulter, sans même chercher à lui expliquer.

Entre le moment où il avait accepté la proposition du roi et celui où il avait prononcé ce serment maudit, il ne s'était écoulé qu'une heure. Une toute petite heure durant laquelle elle n'avait pas pu lui parler, trop occupée à revêtir sa tenue royale pour cette cérémonie qui la dépassait, trop sonnée pour s'imposer et chercher à le confronter. Il n'était même pas venu dans sa chambre pour l'aider à lacer sa robe. Que Kodah le fasse à sa place l'avait blessée, et pas seulement parce qu'elle ne l'aimait pas.

Sa voix n'avait même pas faibli. Link avait récité ces mots, ces mots qui le séparaient définitivement d'elle sans trembler, sans réagir. Le stoïcisme incarné. Link, dans toute sa rectitude militaire. Et Zelda, debout à côté du monarque zora, avait respecté son rang, impassible, pendant que son cœur saignait. Elle avait joué le jeu, fait semblant d'être d'accord. Comme si la décision avait été prise à deux et non unilatéralement, en la reléguant à une opinion négligeable. Elle avait souri, avait même applaudi le chevalier. En réalité, elle mourrait d'envie de se jeter sur lui et de le frapper encore et encore de toutes ses forces jusqu'au sang.

Elle avait passé le reste de la journée avec l'étrange sensation d'être totalement dissociée. Son corps s'agitait, se mouvait, souriait, alors qu'elle se sentait mourir à l'intérieur d'elle-même. Ce n'était malheureusement pas une sensation qui lui était étrangère. Elle avait si bien appris à faire semblant à la cour que mettre ce masque de courtoisie était presque devenu une seconde nature. Mais même à l'époque, il y avait toujours eu… quelqu'un. À l'époque, elle avait tout d'abord eu Impa, avec qui elle échangeait des regards de connivence durant ces soirées fastidieuses et fausses. Ensuite… Ensuite, il y avait eu Link.

Aujourd'hui, il ne restait plus personne pour l'épauler.

Elle reconnaissait que la Fête des Cascades était une cérémonie grandiose, surprenante et splendide. Une de ces fêtes où elle aurait pu s'amuser dans d'autres circonstances. Son corps l'avait même peut-être fait d'ailleurs, elle ne s'en souvenait plus trop.

Après l'énonciation de ses vœux dans la salle du trône, Link avait été porté à bout de bras par la petite foule rassemblée au son de l'hymne zora entonnée à plein poumons par le peuple en liesse. Zelda avait suivi sagement, s'arrêtant tout en haut des marches, les mains jointes, pour observer la scène sans en perdre une miette. Le jeune hylien avait terminé son périple dans les mains de ces vieux amis Byrotan et Octavieh. Sans vergogne, les deux zoras l'avaient jeté dans le vide depuis l'une des cascades qui s'écoulaient de la place en contrebas de la salle du trône. Quelques secondes plus tard, Link était réapparu en un jet puissant à l'opposée en un splendide salto avant, fluide et souple comme un saumon. Son armure zora brillait comme les écailles d'une truite arc-en-ciel tandis qu'il replongeait dans les eaux situées tant de mètres plus bas.

À ce moment-là, Zelda avait trouvé Link beau. Beau et libre. Libre d'elle.

Au son des instruments à cordes et des chants entonnés par le Chœur du Domaine, les plus hardis des nageurs s'étaient lancés à sa suite dans une compétition spectaculaire. Des dizaines de zoras s'étaient jetés dans le vide, plongeant puis remontant chacune des cascades dans des figures toutes plus épatantes les unes que les autres, traversant le lac en contrebas en réalisant les acrobaties les plus artistiques. Le tout formait une chorégraphie délicate où se mêlaient grâce et prouesse technique, laissant les spectateurs éblouis et ravis.

Zelda, du haut de la salle du trône, avait ri, applaudi, s'était exclamée à maintes reprises devant une figure particulièrement osée et intrépide. Puis elle avait rejoint le reste de la foule plus bas, et bien malgré elle, avait suivi des yeux la course folle du petit hylien qui rivalisait sans peine avec celles de ses grands partenaires aquatiques. Pendant tout ce temps, la princesse s'efforçait de ne surtout, surtout pas penser à cette phrase de Doréfah prononcée au terme de la cérémonie dans l'espoir de la rassurer.

Malgré sa nouvelle allégeance, Link demeurait libre de la suivre au fil de ses pérégrinations hyliennes s'il le souhaitait, bien qu'il ne soit plus son chevalier servant.

Plus son chevalier servant.

Elle essuya prestement une larme de sa main gantée, déboussolée. Zelda ignorait jusqu'alors combien ce lien lui était précieux, combien il comptait pour elle. Elle réalisait qu'inconsciemment, il signifiait que Link serait toujours là, que, comme il l'avait si souvent promis, il ne la quitterait pas. Insidieusement, il signifiait également qu'elle avait un pouvoir sur lui, et si injuste que cela paraisse, cela la rassurait. Link ne pouvait pas l'abandonner sans qu'elle le décide, comme tant d'autres l'avait fait avant lui.

Mais il l'avait fait quand même.

Link avait choisi d'autres chaînes, sans douter, sans sourciller, sans même essayer de lui parler. Elle croyait vraiment compter davantage que ça pour le chevalier. Au moins, cela réglait définitivement cette question restée en suspens depuis Euzero quant à la place qu'il souhaitait prendre auprès d'elle.

Ô par Hylia comme son cœur saignait, comme elle avait mal!

La détestable ironie de la situation ne lui échappait pas mais elle s'en moquait. Que Link ait pu agir dans l'intérêt d'Hyrule afin de sceller une alliance vitale avec les zoras ne suffisait pas à atténuer sa douleur. Grâce à lui, elle qui était en si mauvaise posture la veille était parvenue, en l'espace de quarante-huit heures à peine, à redorer son blason auprès du peuple hylien et à obtenir la faveur du peuple zora. Lorsqu'elle lancerait la chasse aux yigas, Sidon serait à ses côtés, avec la bénédiction officielle du sénat et de son père. Malgré tous les obstacles qui se dressaient devant elle, Zelda, la princesse irresponsable sans terre et sans richesse, était parvenue à rallier trois tribus sur quatre à sa cause. Ne restait plus que les piafs.

Peu de victoires lui avaient parue plus amères que celle-ci. Jamais encore elle ne s'était sentie aussi seule, aussi abandonnée. Ce soir ou demain, elle entamerait la dernière étape de son périple et Link serait à nouveau à ses côtés, comme avant… Et pourtant plus rien ne serait pareil. Sa présence, si évidente, si rassurante, si éternelle en quelque sorte, aurait le goût du temporaire et de l'incertitude. Pour la première fois, il serait à ses côtés par choix, et non par devoir. Elle réalisait soudain avec un profond dégoût d'elle-même que cela l'insécurisait totalement.

Pour la première fois, Link serait libre de la quitter si elle le décevait une fois de trop.

Plongée dans ses tourments, elle eut la soudaine conviction de ne plus être seule, mais elle ne se retourna pas. Depuis tout ce temps, elle connaissait sur le bout des doigts la façon dont son corps réagissait lorsqu'il était là, et sa venue était loin d'être une surprise. Mais elle devait se ressaisir. Si, dans les premières heures, elle avait cherché à le voir pour obtenir une explication, elle avait passé le reste de la journée à le fuir comme un crachat de lézalfos. Sa proximité lacérait trop son cœur en miettes.

Fermement ancré sur ses jambes pourtant tremblantes, Link scrutait le dos de la Fille d'Hyrule d'un air indéchiffrable. La colère et la douleur émanaient d'elle par vagues brûlantes, mais il ne trouvait rien d'autre à faire que de rester immobile et d'attendre. La journée avait été particulièrement forte en émotion, tant positives que négatives, mais une seule pensée l'avait obnubilé pendant tout ce temps: se retrouver le plus vite possible en tête-à-tête avec elle. Cette obsession ne l'avait pas quitté, ravivée à chaque regard blessé qu'elle posait sur lui, et encore davantage quand il la perdait des yeux dans la foule aquatique aux milles couleurs. À présent qu'il y était, il ignorait ce qu'il pouvait dire ou faire pour apaiser le courroux légitime de la jeune hylienne. Il savait qu'elle ne serait probablement ni conciliante, ni compréhensive. Une Zelda blessée était avant tout une Zelda butée, peu encline à la conversation et encore moins à la patience.

Et il était parfaitement conscient que ses actes portaient le sceau d'un coup de poignard dans le dos.

«On n'en a jamais parlé», retentit doucement la voix de la princesse dans l'obscurité de la nuit.

Bien qu'intrigué, Link ne bougea pas d'un cil, n'osant pas se rapprocher de la silhouette féminine. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle aborde le sujet aussi frontalement, et encore moins d'une voix si monotone, si inexpressive. Comme si la jeune hylienne était tellement blessée, à bout de force, qu'elle avait baissé les bras et observait les évènements avec un retrait émotionnel qui n'avait rien de rassurant. Comme si elle n'était plus vraiment là, trop brisée pour pouvoir continuer. À cette idée, Link sentit la panique lui nouer les entrailles. Avait-il à nouveau présagé des forces de Zelda? Avait-il commis l'irréparable, posé le dernier acte qui avait anéanti celle qui lui semblait si indestructible?

«Tu te tenais précisément à cet endroit, poursuivit-elle. Accroupi sur ce parapet, avec ces grands yeux bleus plein de curiosité rivés sur moi. Comme si tu n'avais jamais vu un autre hylien de toute ton existence.»

Réalisant à quel moment Zelda faisait référence, la panique de Link se transforma brutalement en une honte cuisante. Son déshonneur d'autrefois était encore tellement vivace qu'il semblait dater d'hier. Les méandres qui avaient amené la jeune hylienne à évoquer leur première rencontre à cet instant précis demeureraient à jamais un mystère pour lui, mais il salua sa bonne étoile. Si Zelda amorçait d'elle-même cette discussion, peut-être était-elle plus encline à l'échange qu'il ne l'avait craint de prime abord.

«Je t'ai cherché, tu sais, souffla-t-elle sans se retourner, levant les yeux sur le ciel étoilé. J'ai demandé à Mipha qui tu étais et je lui ai dit que je voulais te rencontrer. Tu m'avais intriguée.»

Elle secoua légèrement la tête à la négative, et le ton de sa voix prit soudain une étrange teinte d'amusement ayant des accents de tristesse.

«Elle m'a dit que tu te cachais et que tu refusais de te montrer. Je lui ai demandé ce qui pouvait bien t'effrayer à ce point, mais elle ne m'a jamais fourni la moindre réponse.»

Link sentit sa gorge se nouer, la gêne de ces instants peu glorieux accélérant les palpitations de son cœur. Il savait qu'il ne pouvait ni mentir, ni se taire. Seule une honnêteté sans fard lui permettrait peut-être de renouer un brin de confiance avec la princesse. Dans ces circonstances, c'était presque inespéré.

«De toi, avoua-t-il d'une voix rauque.

— De moi!?»

Zelda se retourna sur le coup de la surprise, son visage abandonnant brièvement la neutralité triste et distante qui le parait depuis qu'il avait prononcé ses vœux.

Link hocha la tête, ses pieds rivés au sol. Il hésitait encore entre faire un pas vers elle et prendre la fuite, mais la princesse reprit prestement sa contemplation du paysage alentours, annihilant ainsi son cruel dilemme. Il riva son regard sur ses bottes pour tenter d'y trouver les mots adéquats. Ses mains, dans son dos, se serraient nerveusement l'une l'autre. Il savait qu'il marchait sur un fil, et que le ravin qu'il longeait était un véritable abysse. Un seul mot de travers, et il tomberait.

«Je n'étais pas digne», souffla-t-il finalement.

Zelda fronça les sourcils en entendant cette phrase devenue presque coutumière. Toujours cette vieille obsession de la dignité, celle qui les séparait encore aujourd'hui. Enfin, elle pensait que c'était ce qui les séparait, à tort, au vu des derniers évènements. À cette pensée, elle ressentit soudain un sursaut de colère, un sentiment si familier et si rassurant qu'elle s'y lova toute entière pour étouffer sa douleur. Link ne l'avait pas seulement abandonnée. Il l'avait trahie.

«Tu avais raison, claqua-t-elle sur un ton glacial. Tu ne l'étais probablement pas.»

Link reconnut avec dépit cette déclaration pour ce qu'elle était: la preuve de son échec à saisir l'opportunité d'apaiser le courroux de la princesse. Par Hylia, il n'avait jamais été doué avec les mots, qui croyait-il leurrer en essayant d'échafauder des stratégies compliquées?

«Je ne t'ai pas trahi», lança-t-il avec la sensation de se jeter dans le vide sans paravoile.

Zelda serra des dents, exécrant la facilité avec laquelle Link lisait dans ses pensées.

«C'est à s'y méprendre pourtant, piqua-t-elle avec mépris.

— Tu l'envisageais.

— L'envisager et le faire sont deux choses radicalement différentes! affirma-t-elle froidement en pivotant des talons. Tu aurais pu… Non, tu aurais m'en parler avant de te déclarer devant Doréfah! Pourquoi, Link? Dis-moi seulement pourquoi tu as fait ça?»

Link glissa un regard aux alentours, sur la fête qui se poursuivait derrière eux, sur les zoras qui discutaient à quelques mètres. Il ne pouvait pas lui dire ça, , en public. Ils devaient être seuls.

Il secoua la tête, tout en étant certain que la princesse ne se montrerait pas complaisante.

«Quel dommage, lâcha-t-elle d'un ton acide. En même temps, si ton explication a la même valeur que tes «je ne te quitterai pas», tu peux t'abstenir.»

Piqué au vif, le chevalier fronça des sourcils et planta ses pupilles bleus dans celles de la princesse.

«J'irais chez les piafs avec toi.

— Comme c'est chevaleresque de ta part!

— Je ne te quitterai pas, répéta-t-il d'une voix plus ferme où pointait la colère, chose excessivement rare.

— À qui veux-tu faire croire ça, Link!? explosa Zelda. À toi ou à moi!? Ouvre les yeux, par Hylia! Tu viens de jurer allégeance à un autre peuple, tu as publiquement renié tous tes anciens serments y compris et surtout celui qui te reliait au peuple hylien! Celui qui te reliait à moi! Tu n'es plus mon chevalier servant, tu comprends ça? Tu ne l'es plus!»

Ses derniers mots s'étranglèrent dans sa gorge tandis qu'une brutale montée de larmes l'assaillait par surprise. Refusant de se donner en spectacle à celui qui lui faisait si mal, elle se détourna prestement et s'appuya sur la balustrade où un jeune Link lui était apparu il y a si longtemps. Une journée banale qui, elle l'avait cru, avait été le début de quelque chose, et qui finalement n'était rien de plus qu'un mirage.

Elle se raidit sous la caresse du souffle chaud du chevalier dans sa nuque, et la sensation de son corps si proche lui provoqua un frisson le long de sa colonne vertébrale qu'elle aurait été bien en peine de décrypter. Tout comme elle était incapable de définir si elle voulait qu'il se rapproche davantage ou qu'il s'éloigne. Sur la défensive mais trop brisée pour pouvoir réagir, elle s'agrippa au garde-corps à s'en blanchir les jointures des doigts.

«Je ne t'ai pas tra –

— Eh bien, votre altesse, intervint une voix derrière eux, je crois que des félicitations s'imposent!»

Link se recula prestement, la mort dans l'âme. Zelda, elle, se retourna vivement pour accueillir le vieux Klavieh qui venait à leur rencontre. Se raclant discrètement la gorge, elle s'efforça de reprendre ses esprits et d'occulter les émotions qui la ballottaient comme un fétu de paille. Elle était soulagée que Link ait repris ses distances. Sa proximité ne l'avait jamais autant dérangée qu'en cet instant.

«J'opterai plutôt pour des remerciements, répondit-elle dans un sourire forcé. Sans vous pour soutenir ma position et murmurer à l'oreille de Doréfah, je n'aurais certainement pas obtenu le même résultat.

— Les négociations sont peu de choses, votre altesse, balaya Klavieh d'un geste négligent de la nageoire. Un simple jeu où l'on teste les limites de son adversaire. C'est lorsqu'il s'agit de prendre une décision que les choses sérieuses commencent.»

Il s'arrêta devant les deux hyliens, ses petits yeux noirs les scrutant l'un l'autre ainsi que l'espace qui les séparait. En vue de la célébration, il avait troqué sa traditionnelle tenue d'ecclésiastique pour un tissu blanc aux bordures bleues drapé autour de son corps couvert d'écailles. La broche sur sa poitrine qui maintenait la toge en place était sculptée du symbole des trois croissants de lune, désignant ainsi sa charge au sein du sénat aquatique.

«J'avoue que je craignais que vous refusiez la proposition de Doréfah, votre altesse, expliqua-t-il. Je savais qu'il s'agissait d'un grand sacrifice pour vous que d'abandonner votre chevalier, mais nous n'avons pas trouvé d'autre solution. J'admire votre abnégation en la matière. À tous les deux.»

Incapable de prononcer une réponse cohérente, Zelda se mordit l'intérieur de la joue et se contenta de hocher la tête. Que Klavieh se doute des sentiments qu'elle nourrissait envers son chevalier n'était pas une surprise: son comportement à Euzéro, alors que Link était inconscient, était aussi claire qu'une pancarte pour qui voulait voir. Et Klavieh lui avait rendu visite tous les jours.

Qu'il sache ce que ce sacrifice leur avait coûté, et qu'il tienne à le leur faire savoir, était honorable. Cela ne rendait pas la chose plus facile à accepter pour autant.

Zelda détourna le regard sur le paysage. Elle savait que Link la détaillait sans fléchir, toujours positionné un pas derrière elle, comme à son habitude. Elle refusa de tourner la tête vers lui, refusa de le voir vêtu de son armure zora au grand complet. Déjà qu'elle n'aimait guère la symbolique de cette tenue auparavant, à présent elle l'abhorrait. À ses yeux, elle représentait à elle seule le fossé qui s'était creusé entre eux en l'espace de ces quelques heures décisives.

Le vieux zora se rapprocha et se posta à ses côtés, fixant le paysage depuis le parapet.

«Je voulais surtout vous présenter personnellement mes regrets les plus sincères, votre altesse, reprit-il. Je n'imaginais pas, en venant vous demander de vous rendre à Elimith l'autre soir, que les conséquences en seraient si dramatiques. Cela me servira de leçon et vous pouvez compter sur moi pour rappeler cette expérience aux sénateurs chaque fois que cela sera nécessaire. Je ne remettrai plus jamais en question vos décisions.»

Au mal-être de la princesse s'ajouta alors un voile de honte. Par Hylia, elle n'avait pas besoin de ça! Elle n'avait aucune envie de se rappeler la véritable raison pour laquelle elle avait fui tout contact avec son peuple. Aucune épreuve ne lui serait-elle donc épargnée ce soir?

Mais Klavieh était un être si droit, si intègre qu'il était venu se repentir en personne. Pouvait-elle vraiment se réfugier dans ce prestigieux portrait, si faux? Lui laisser croire qu'elle était meilleure qu'elle n'était vraiment?

Dire à voix haute ce qui la rongeait tout bas lui réclamait des forces qu'elle n'était pas sûre d'avoir. Elle n'avait même pas eu le courage d'en parler à Link… avant. Mais avait-elle le choix si elle voulait conserver l'amitié de Klavieh et continuer à se regarder dans une glace?

«Même si je savais que les yigas risquaient de surveiller Elimith, murmura-t-elle, résignée, ce n'est pas ça qui m'a retenue.»

Le zora lui jeta un regard en coin, interloqué. Link, quelques pas en arrière, s'efforça de se faire plus discret. Sans en avoir parlé, il se doutait de ce que la princesse s'apprêtait à révéler. Et il n'était pas certain que sa présence, dans les circonstances actuelles, fut la bienvenue.

Les yeux rivés sur ses doigts fins, Zelda soupira profondément avant de prendre la parole d'un air sombre.

«Selon Impa, un monarque n'est que l'hôte de son peuple. Ils le nourrissent, l'hébergent, le payent, en échange d'une protection et d'une gouvernance juste. Tel est le contrat que ma famille a signé avec les hyliens il y a des millénaires.

— C'est une vision très humaniste et très moderne de la monarchie, votre altesse, répondit le zora d'un air concerné. Suivre cette voie sera tout à votre honneur. Mais en quoi cela vous empêchait de vous rendre à Elimith?»

La princesse laissa échapper un rire sans joie, son regard se perdant un instant dans la danse éternelle des astres.

«Le sénat s'est montré très explicite, pourtant. Je suis la Princesse Zelda. Celle dont l'incompétence est responsable de la destruction du Royaume d'Hyrule et de la mort de milliers d'innocents. Avec un tel bagage, comment assurer aux hyliens que je suis prête à remplir ma part du contrat?

— Vous êtes la Princesse Royale et vous avez vaincu le Fléau, argumenta le vieux prêtre avec conviction. Vous avez déjà rempli votre devoir de protection, et personne ne doute que vous vous emploierez à une gouvernance juste.

— Personne, Klavieh? répéta Zelda, les sourcils levés. Avez-vous déjà oublié les kyohis? Avez-vous déjà oublié les paroles de Meryth?»

Le zora haussa les épaules d'un air dédaigneux. «Les kyohis ne sont que des créations de Suppa, et Meryth… Meryth ne s'est jamais remis de la perte de Mipha.

— Dont je suis responsable aux yeux de tout Hyrule.

— Ce qui est erroné, argua-t-il en levant un doigt, tel un professeur. Ganon en est responsable, pas vous.»

Zelda secoua la tête de dépit. «J'en porte ma part aux yeux de tous, Klavieh, c'est un fait.

— Aux yeux de tous, ou surtout des vôtres?

— Ce n'est pas...! s'emporta la princesse d'un ton où perçait le désespoir, pivotant vers lui. Je… Ce n'est pas important. Enfin, si, mais c'est… Ce que je veux dire, c'est que… que…»

Elle se tut, se mordant l'intérieur de la joue pour refouler ses larmes. Elle ne voulait pas pleurer une nouvelle fois ce soir. Elle détestait avoir des spectateurs de son mal-être, de sa souffrance. Or Klavieh l'avait déjà vu trop souvent fragile, trop souvent prête à se briser. Comment avoir foi en elle si elle ressemblait autant à une brindille sur le point de céder?

Quant à Link… Link, elle ne voulait plus rien lui donner. Mais elle n'avait pas d'autres choix que de le laisser écouter.

Elle ferma les yeux, s'efforçant d'occulter sa présence.

«J'avais peur, Klavieh, avoua-t-elle d'une voix sourde. Peur… d'affronter le rejet des hyliens… Les autres peuples, c'est une chose, mais les hyliens… Mon propre peuple… Je ne pouvais pas. Alors je voulais… je voulais leur prouver. Leur prouver ce dont j'étais capable avant de…»

Sa voix s'enroua et une larme s'échappa malgré elle. Elle l'essuya d'un geste agacé et souffla pour tenter de recouvrer l'empire d'elle-même. Une main, couverte d'écailles rêches et pourtant douce, se posa sur son épaule en un geste bienveillant et paternel. Et contre toute attente, Zelda l'accueillit sereinement.

«Peut-être le temps vous permettra-t-il d'être moins dure avec vous-même, votre altesse… Je l'espère de toute mon âme. Et je prierai Nayru tous les jours pour cela.»

Touchée, Zelda lui adressa un sourire de remerciement, puis laissa son regard se perdre sur les montagnes de Lanelle qui les encerclaient.

«La vue est splendide n'est-ce-pas?» s'enquit le vieux zora d'un ton badin, sa nageoire délaissant l'épaule de la princesse.

Zelda apprécia ses efforts pour détourner son esprit des tourments qui la hantaient. Mais comment pouvait-il savoir que la seule présence de Link l'empêcherait de se détendre? Conciliante, elle suivit son regard vers le Grand Pont Zora qui se dressait dans la nuit noire, et sur les silhouettes sombres et luisantes des falaises.

«Savez-vous qu'il s'agit du seul endroit dans toute la province zora où l'on peut admirer deux ouvrages simultanément? poursuivit Klavieh d'une voix où raisonnait l'amour de sa contrée. Voyez, vous pouvez distinguer au loin la lueur des gemmes qui ornent le tablier du Grand Pont Larutho, alors que les gorges étroites qui le séparent du pont d'Orlène les dissimule l'un l'autre. Quant au pont d'Ingogo, non seulement il est beaucoup trop éloigné, mais en plus il n'est pas réellement de facture zora.

— Le pont d'Ingogo n'a pas été construit par votre peuple?» s'enquit Zelda dans un effort de curiosité.

Le vieux zora secoua la tête à la négative, un léger sourire flottant sur sa bouche aux lèvres presque inexistantes.

«Nous en avons seulement dessiné les plans, répondit-il. À l'époque, la construction du Grand Pont Larutho s'est avérée beaucoup plus complexe que prévue. Sa hauteur ne permettait pas de construire un pilier central pour soutenir le poids du tablier. Et plus le temps passait, plus sa construction se révélait gourmande en matériaux dont il fallait faciliter l'acheminement. Alors le roi, le prédécesseur de Doréfah, a demandé l'aide des gorons. Ils étaient les seuls capables d'imiter aussi parfaitement notre architecture.

— La ressemblance est troublante», confirma Zelda.

Elle était ravie de détourner son attention sur des choses plus légères pour s'aérer l'esprit, sans compter qu'elle raffolait de ce type d'anecdotes qui pullulaient en Hyrule. Pour cette raison, elle adorait discuter avec les plus anciens, seuls détenteurs de ce type de vérité que personne n'avait pris la peine de consigner quelque part. À part peut-être dans la Bibliothèque Zora, tout compte fait.

«C'est loin d'être un cas unique au sein d'Hyrule, poursuivit le prêtre. Rien que parmi les constructions hyliennes, vous devez savoir que le Pont d'Hylia a bénéficié du concours goron, et que l'amphithéâtre et le rempart qui protège le Plateau du Prélude sont quant à eux entièrement de leur fait.»

Il poussa un profond soupir de douce quiétude sans détourner son attention de la contemplation béate de sa province adorée.

«Je n'ai rien contre la coopération de deux peuples à des vues artistiques et architecturales. Je trouve même qu'associer les compétences de chacun est une preuve de sagesse et d'humilité admirable. Un peu comme ce que vous faîtes pour réussir à reconstruire votre royaume, en allant chercher les talents de chacun de vos alliés. Admirable. Cela ne pose un problème que si l'une des deux parties s'octroient le travail de l'autre à mauvais escient, le recopie à son propre compte, par exemple. Mais ça ne s'est jamais vu en Hyrule, que Nayru soit bén –

— Qu'est-ce que vous avez dit?» l'interrompit Zelda, le dos droit et le regard alerte braqué sur son vieil ami.

Link, qui écoutait la diatribe du zora d'une oreille, sentit le changement de ton et se concentra sur l'échange. Quelque chose venait d'interpeler la princesse, quelque chose qu'il avait raté… Mais quoi? Il se maudit de ne pas être plus attentif.

«Et bien, hésita le zora, décontenancé, que ça ne s'est jamais vu en Hyr –

— Avant ça.»

Klavieh se racla la gorge, mal à l'aise face à l'impatience manifeste dont faisait preuve la jeune hylienne.

«Que la coopération ne posait un problème que si l'un vole le travail de l'autre, le recopie par exemple…»

Zelda ne répondit pas, ses yeux verts plongés dans des réflexions intérieures sous le regard perplexe de ses interlocuteurs. Aucun des deux ne comprenait ce qui avait pu attiser l'intérêt de la princesse de la sorte: l'ensemble de la conversation ne formait qu'un commentaire banal et sans grande importance.

«Klavieh, savez-vous où se trouve Doréfah actuellement? demanda-t-elle tout aussi soudainement.

— Il s'est retiré voilà quelques temps déjà, votre altesse. La session parlementaire prolongée ne lui a pas permis de beaucoup se reposer ces derniers jours…

— Avez-vous la possibilité de le réveiller?

— Je suppose, si cela est urgent mais –

— Et Sidon?»

Le vieux zora fronça les sourcils d'un air perdu, incapable de suivre le fil des pensées de la jeune hylienne. Link, pour sa part, notait que Zelda semblait prise d'une sorte de frénésie euphorique, ses traits concentrés et ses yeux brillants ayant effacé toutes traces de fatigue.

«La dernière fois que je l'ai vu, répondit le prêtre de son air perdu, le prince tentait de trouver un moyen de se libérer de ses deux prétendantes habituelles. Je crois qu'il les trouve un peu trop téméraires…

— Voulez-vous bien les faire venir tous les deux dans la salle du trône, s'il-vous-plaît, Klavieh? demanda la princesse en commençant à se diriger vers la place principale d'un pas pressé. J'ai besoin de consulter le roi et son fils le plus vite possible.

— Mais, votre altesse, il est si tard… Cela ne peut pas attendre demain?»

Zelda secoua la tête à la négative sans ralentir son allure. Rien que l'idée de passer une nuit de plus au sein de ce domaine où tout s'était compliqué la rendait nauséeuse. Elle voulait fuir cet endroit, et vite.

«Non, je dois quitter le domaine dès ce soir. J'ai déjà perdu beaucoup trop de temps.

— Mais par quel miracle voulez-vous que je convainque le roi et son fils de venir s'entretenir avec vous à une heure pareille?»

La princesse s'arrêta brutalement au milieu de l'allée centrale et se tourna vers le vieil ecclésiastique. Un léger sourire victorieux flottait sur ses lèvres fines.

« Dîtes-leur seulement que je sais où trouver les yigas.»