Le dessert se déroula dans une ambiance morose.
Les enfants, face au changement de comportement des adultes, avaient avalé leur gâteau en quatrième vitesse et, étaient allés se réfugier dans leurs chambres. Ils connaissaient très bien le caractère volcanique et changeant de leur mère, et celui de Chloé maintenant, pour savoir quand mettre les voiles. Question de pratique durant de nombreuses années. Le pauvre Antoine en ferait sûrement les frais…
Candice, quant à elle, était assise face à l'étang, les yeux dans le vague. Elle observait sans vraiment voir le panorama qui s'offrait à elle. Ses pensées allaient et venaient entre l'attitude très amicale d'Émilie envers Antoine, le comportement de ce dernier en direction de son infermière et, enfin ses propres sentiments. Elle n'arrivait pas à savoir ce qui l'avait dérangé le plus.
Le fait qu'Antoine ait pu manifester des sentiments pour une femme ? C'est vrai, qu'elle ne l'avait jamais vraiment vu flirter avec quelqu'un en deux ans, c'était la première fois qu'elle assistait à ça. Bien sûr, elle avait été plusieurs fois spectatrice des regards insistants de leurs collègues féminines de la BSU ou bien des témoins qu'il interrogeait. Mais jamais, en sa compagnie du moins, il n'y avait prêté attention. Candice était même flattée de faire équipe avec un aussi bel homme. Fidèle à elle-même, elle avait été tentée d'en savoir plus au sujet de la vie amoureuse du beau brun, ce dernier étant résolument secret. Elle s'était donc tournée vers son meilleur ami, JB. Mais ce dernier, loyal au possible, n'avait rien voulu lui révéler et lui avait dit d'aller demander au principal concerné ! Chose que Candice n'avait évidemment pas fait. A la place, elle avait questionné son amie Pascale, la légiste. D'abord réticente, cette dernière lui avait appris que dans le passé, ils avaient passé une nuit ensemble. C'était très bien mais, ni l'un ni l'autre n'avait donné suite. Mauvais timing et peur de l'engagement. Même si cette histoire n'avait rien donnée, elle avait pourtant ébranlé Candice. Pendant un moment, elle n'était plus arrivée à regarder dans les yeux les deux protagonistes sans avoir des visions d'eux deux en tête.
Le fait qu'Émilie soit clairement sous le charme d'Antoine ? C'était normal ! Antoine avait toutes les qualités qu'une femme rêvait de voir chez un homme : gentil, attentionné, beau, bien foutu, prévenant, protecteur, serviable, … et la liste pouvait s'avérer encore longue ! Il avait bien sûr ses défauts comme chacun : secret, de mauvaise foi, jugeur, … Mais comme Candice partageait avec lui les mêmes, elle ne lui en tenait pas rigueur. Les excusait presque. Tout cela formait un ensemble fort agréable qu'Émilie avait bien repéré.
Le fait qu'elle était clairement jalouse ? C'était peut-être la chose la plus difficile à accepter. Bon, Antoine était son co-équipier à elle, et son ami proche, mais elle pouvait clairement le partager. Elle le faisait bien avec JB, Pascale et Chrystelle ! Mais inconsciemment, elle savait que ce n'était purement amical et, que Chrystelle n'avait aucune chance avec lui. Avec Émilie, c'était autre chose. Elle voyait bien dans l'attitude d'Antoine que ce dernier n'était pas indifférent à son charme. Mais pouvait on le blâmer ? Émilie était jeune elle, jolie, énergique et gentille. Tout ce qui plaisait à un homme comme Antoine. Elle, qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui offrir ? Une femme de 42 ans avec des kilos en trop, les seins qui pendaient, de la cellulite, un ex-mari envahissant et surtout 4 enfants… Rien de très attirant pour un homme comme Antoine, épris de liberté. Mais, elle n'arrivait pas à s'ôter de l'esprit que c'était d'habitude à elle, qu'il faisait des compliments, qu'il distribuait des encouragements, qu'il plongeait son regard émeraude dans le sien… A elle ! Et là, il n'avait eu aucune attention pour elle. Seulement une, pour ses bonbons préférés, mais ça ne comptait pas. Elle mettait ça sur le compte de la politesse. Candice supportait-elle mal de ne plus être au centre de la vie d'Antoine ?
Ce dernier, depuis sa discussion avec Chloé dans la cuisine, n'avait plus ouvert la bouche, ou alors pour des banalités, et se contentait de regarder sa cuillère tourner encore et encore dans sa tasse. Son morceau de sucre devait être parfaitement dissout. Il s'était également légèrement décalé d'Émilie, l'accoudoir de leur chaise ne se touchant plus. L'infermière devait forcément se demander quelle mouche avait dû le piquer !
Mais cette dernière n'en avait guère le temps puisque Chloé s'évertuait à lui faire la conversation. Partant du principe qu'elles évoluaient presque dans le même domaine d'activité, le soin à la personne, elle avait bombardé l'infermière de questions et de partages d'expérience. Enfin, partages était un grand mot, puisque Chloé lui laissait peu le temps d'ouvrir la bouche, passant instantanément à un autre cas. Syndrome de Cotard quand l'un de ses suspects s'était cru mort et venait se venger de ceux qui lui avaient fait du mal, ou bien celui de Capgras, quand un autre était persuadé que ses proches avaient été remplacés par des agents de la DGSE et qu'ils le surveillaient. Elle s'étendit particulièrement sur l'une de ses victimes atteinte du syndrome de Diogène. Ils avaient dû faire intervenir des pompiers et des déménageurs pour pouvoir enfin accéder au corps. Ce dernier, conservait tout et n'importe quoi dans son appartement : des piles de prospectus, des montagnes de livres qui s'élevaient jusqu'au plafond, des restes de nourriture qui dégageaient une odeur nauséabonde ou bien, des choses achetées en double, triple, quadruple, telles des gels douches, des éponges ou des boîtes de conserve. Avec Rocher, ils avaient finalement déterminé que le pauvre collectionneur avait été empoisonné via la livraison de ses repas. N'ayant plus de place pour accéder à sa cuisine, il se faisait midi et soir livrer ses repas. Et c'était tout bonnement sa fille qui avait mis le poison dans le repas par le biais de son petit ami, pizzaiolo. Elle ne supportait plus de voir son père ainsi et enrageait de se voir délaissée.
Soudain une sonnerie de téléphone retentit dans cette ambiance chargée en tensions. C'était celui de Chloé, Rocher voulait son avis. Candice, malgré elle, sourit doucement en voyant son amie s'empresser de répondre et quitter rapidement la table. Incorrigible Chloé, elle n'avouera jamais que ses sentiments pour Rocher étaient plus que professionnels, et qu'ils étaient réciproques. Rocher l'avait déjà appelée ce matin. Peut-être était-il incompétent et se raccrochait-il aux idées de la criminologue ? Candice en doutait car pour travailler avec Chloé, il fallait tenir la cadence. Avoir du répondant et de hautes capacités.
Ce fut le bruit de la libération pour Émilie. Elle profita de cet intermède pour annoncer son départ. Elle était fatiguée par les questions incessantes de Chloé, par la distance de Candice et par le volte-face d'Antoine. Comment un homme si charmant, avenant et enthousiasme avait pu se refermer comme une huitre et ne plus prononcer un mot ? Que lui avait dit Chloé dans la cuisine ? Car elle n'était pas bête, elle avait bien vu que son attitude avait changé après son passage en cuisine. Il ne répondait plus à ses sollicitations, se contentant de hocher la tête ou de marmonner quand elle lui parlait, et s'était aussi éloigné d'elle physiquement. Elle ne pouvait plus le toucher, effleurer son épaule ou bien son bras. Elle creuserait ce brusque changement d'attitude dans deux jours, lors de sa prochaine visite. D'ici là, il faudrait tenir, ne pas se ronger les sangs en se posant mille et une questions. Car mine de rien, elle était charmée par cet homme et, petit à petit, ressentait autre chose qu'une conscience professionnelle.
« Bon… je vais y aller moi … tenta Émilie d'une petite voix. Encore merci Candice de m'avoir accueillie parmi vous ce midi. Et Antoine, on se voit lundi matin ! lança-t-elle plein d'entrain en direction d'Antoine.
- Euh oui à lundi… Rentre bien, répondit Antoine sans même lever le regard.
- Bonne soirée Émilie, ajouta Candice d'un air absent »
C'est ainsi que l'infermière partit discrètement, sans qu'aucun des deux policiers n'y prennent garde, ou du moins ne s'y intéressent. Ils se retrouvèrent donc tous les deux autour de cette grande table vide, sans échanger aucun mot ni aucun regard.
Candice ne voulait pas être la première à prendre la parole. Car elle pensait que c'était à Antoine de commencer et de s'excuser pour son attitude d'aujourd'hui. Mais sachant qu'il ne le ferait pas, car il n'avait, après tout, rien à se reprocher, si ce n'est avoir passer un moment avec une jolie fille, elle ne voulait pas décharger toute sa rancœur sur lui. Puisque si elle se lançait, elle lui dirait des mots forts et violents, qu'elles regretteraient une fois sortis de sa bouche. Des mots où elle se dévoileraient et qui changeraient pour toujours leur amitié. Elle mourrait d'envie de lui expliquer qu'il l'avait blessée, qu'à cause de lui, elle s'était sentie humiliée, triste et jalouse. Que ça la mettait hors d'elle de le voir conter fleurette à une autre qu'elle et que ça l'énervait d'autant plus de ressentir de tels sentiments. Des sentiments qu'elle ne comprenait pas et qu'elle n'arrivait pas à admettre. A admettre tout simplement qu'ils étaient sous-jacents, présents depuis longtemps.
Antoine, quant à lui, fixait le fond de sa tasse comme si le marc de café qui y restait allait lui donner la marche à suivre. Comme si, les formes abstraites marrons allaient lui indiquer quoi faire et quoi dire à Candice. Tout un tas de pensées, toutes plus décousues les unes que les autres tournaient et retournaient dans sa tête. Il savait très bien qu'il avait été con et qu'il était allé trop loin. Qu'il avait non seulement blessé Candice, mais également Émilie. Deux femmes qui n'avaient rien demandé et qui ne méritaient pas ça. Ces méthodes, c'étaient les méthodes de l'Antoine d'avant. Celui sans attache, sans sentiments, papillonnant de femme en femme sans jamais ouvrir son cœur et s'attarder. Il avait suivi ce rythme de nombreuses années avant l'arrivée de Candice dans la brigade. Bien sûr, il avait déjà aimé, était déjà tombé amoureux. Bien sûr que son cœur avait battu la chamade pour quelqu'un et que ça aurait pu être du sérieux. Mais, il n'avait pas été prêt à s'engager, à se caser, à construire quelque chose à deux. Trop secoué par son éducation solitaire, son besoin de liberté avait eu raison de son couple. Marqué par cet échec, il avait noyé sa tristesse dans des soirées jusqu'au bout de la nuit à boire et à flirter plus que de raison. Mais tout ça, c'était avant Candice. Sans s'en rendre compte, il y avait eu un avant Candice Renoir et un après Candice Renoir. Petit à petit, il avait commencé à s'éloigner des endroits glauques où il passait ses nuits, au profit de moments entre collègues ou bien de soirées chez lui à dessiner. Bien sûr, il s'octroyait toujours une ou deux nuits de débauche, à la suite d'une enquête difficile ou bien quand la solitude devenait trop pesante. Et le matin même, cuvant le whisky de la veille, il se maudissait intérieurement d'avoir flanché. Mais Antoine Dumas était humain. Sa rencontre avec Candice lui avait fait passé l'envie de ces paradis artificiels, pour elle, il avait envie d'être un homme meilleur. Pourquoi ? Il ne le savait pas, mais c'était ancré au fond de lui et il sentait que c'était ce qu'il devait faire. Et si Candice ne s'en apercevait pas, tant pis, il le ferait pour lui.
« Candice… je voulais m'excuser … tenta Antoine d'une petite voix.
- Antoine, si tu m'en veux pas, cette journée m'a achevée. Je vais aller me reposer dans ma chambre. A plus tard.
- Ok … repose toi bien Candice, répondit Antoine écrasé sous le poids de la culpabilité »
