- Thorn, promettez-vous aujourd'hui, devant cette assemblée, de la soutenir, de la chérir et de marcher à ses côtés dans les brises printanières comme dans les tempêtes hivernales ?

Ses mains étaient moites, sa vue s'était brouillée, son rythme cardiaque était hors de contrôle, et c'est d'un lieu très lointain qu'il entendit sa propre réponse:

- Oui, je le promets.


Vingt-quatre heures plus tôt

Ses paupières étaient lourdes, si lourdes qu'il lui était presque impossible de les garder ouvertes. Il le fallait pourtant, dès que le noir se faisait, elle les entendait, encore et encore. Le bruit sourd d'un corps projeté sur un parquet, le craquement d'un os qui se brise, le battement furieux d'un cœur qui s'emballe en un rythme fatal. Ophélie se redressa, ouvrit grand les yeux et remonta ses lunettes comme si celles-ci étaient capables de clarifier son esprit.

Elle n'aurait su dire depuis combien de temps elle se trouvait dans cette salle d'interrogatoire. Sa fatigue était telle qu'elle n'aurait pas été davantage capable de donner le compte exact du nombre de gendarmes qui étaient entrés et sortis de cette pièce et à qui elle avait répété, inlassablement, la même histoire. Brigadier, adjudant, adjudant-chef, sous-lieutenant, lieutenant, … À chaque échelon de la hiérarchie, elle avait ressassé son récit jusqu'à ce qu'il perde tout son sens, jusqu'à ce qu'elle-même n'y croie plus. Et comment croire à tout cela, honnêtement ? Jamais elle n'aurait soupçonné que le baron Melchior, ministre des Élégances, était un agent de l'ombre au service de Dieu, qu'il avait orchestré le kidnapping de quatre personnes (dont ses propres cousins !) et qu'il était prêt à tuer pour empêcher la lecture du Livre de Farouk.

Quelques heures plus tôt, elle n'aurait pas pu imaginer qu'elle serait elle-même prête à se jeter dans la gueule du loup pour sauver Thorn. Leurs fiançailles rompues, elle aurait été libre de rentrer chez elle, loin du Pôle, loin des intrigues et des menaces de mort, loin de la cérémonie du Don … La vision de Thorn déboulant dans l'Imaginoir, la sensation qu'elle avait éprouvée en se blottissant contre lui, le son de sa voix rassurante au creux de son oreille quand ils attendaient les secours, … Un courant électrique lui traversa le corps alors que les souvenirs des dernières heures la submergeaient.

Oui, cette histoire était incroyable, mais elle devait y croire. Ils avaient démasqué le maître chanteur, sauvé Archibald, ils s'étaient retrouvés l'un l'autre, … Tout allait s'arranger: les gendarmes rattraperaient Melchior, Farouk pardonnerait à Thorn sa démission, … Quant au mariage, la perspective lui paraissait toujours irréelle, mais elle n'envisageait plus d'être séparée de Thorn. Combien de temps pouvait-on rester fiancés? Puisqu'il avait annulé leur mariage, peut-être devraient-ils à nouveau attendre neuf mois avant une nouvelle cérémonie, par respect pour les traditions Animistes?

Ophélie se demanda si son ex-fiancé était actuellement interrogé dans les mêmes conditions qu'elle. Connaissant sa patience, ça ne serait une partie de plaisir pour personne. L'inquiétude monta soudain en elle à l'idée que son impopularité à la cour ait pu lui valoir un traitement plus brutal. Elle-même n'oublierait jamais son premier séjour à la gendarmerie du Pôle …

Avec une ondulation somnolente, son écharpe sortit de sa léthargie et lui arracha un gémissement de douleur. Son coude avait doublé de volume. Elle n'eut pas le temps de s'appesantir sur les autres ecchymoses et coupures qui témoignaient elles aussi des réjouissances des derniers jours: de l'autre côté de la porte, quelqu'un déverrouillait la serrure.

Le gendarme strabique - désormais familier - inclina son étrange faciès à travers la porte avant de lui faire signe de le suivre. Il faudrait vraiment qu'elle lui demande son nom. Malgré le malaise qu'il provoquait en elle, il avait le bon goût de la sortir des situations délicates. Le gendarme la guida à travers le dédale de couloirs vers le bureau du lieutenant.

Ophélie reconnut la voix désabusée du lieutenant avant même de le voir :

- Merci d'être venue madame l'ambassadrice. J'avais de sérieux doutes, votre confirmation était essentielle.

Au détour de la coursive, Ophélie se trouva ainsi nez à nez avec Patience. La sœur d'Archibald répondit au lieutenant d'un ton léger, sans commune mesure avec la gravité qui l'avait affectée après l'enlèvement de son frère.

- C'est tout à fait normal Stefan, les membres de la Toile sont au service de la Citacielle comme tout un chacun.

En se posant sur Ophélie, les grands yeux bleus de Patience s'écarquillèrent sous l'effet de la surprise, puis reprirent une froide neutralité. Revenant au lieutenant, elle poursuivit :

- Souhaitez-vous que je l'interroge aussi?

- Ce ne sera pas nécessaire, leurs témoignages concordent. Puisque vous me garantissez que l'intendant ne ment pas –

- Je vous ai garanti qu'il disait la vérité, je ne peux pas affirmer qu'il ne ment pas par omission.

Effectivement, Ophélie ne doutait pas que Thorn ait omis de mentionner l'existence d'un Dieu et d'initiés capables de contrôler les esprits de famille. Elle-même avait soigneusement éludé le sujet.

- Quoi qu'il en soit, nous avons déjà trop abusé de votre temps, conclut le lieutenant Stefan, manifestement pressé de faire avancer ce dossier. Je vous remercie infiniment madame l'ambassadrice.

Ophélie n'y tint plus et s'immisça dans la conversation avant que la jeune femme ne s'éloigne :

- Comment va Archibald?

Patience la toisa à nouveau avec circonspection.

- L'ex-ambassadeur est en convalescence. Mais il survivra. Il n'a pas été en mesure d'étayer vos témoignages si c'est ce qui vous préoccupe.

- Non … Ce n'est pas … Je … Dites-lui simplement que je lui souhaite un prompt rétablissement, murmura Ophélie.

Patience répondit par un hochement de tête imperceptible et prit congé du lieutenant. Ce dernier regagna son bureau à grandes enjambées, Ophélie sur les talons. Elle s'immobilisa sur le pas de la porte. L'austérité de la pièce n'était égaillée par aucune illusion, seules de hautes armoires dissimulaient en partie les murs écaillés. Une multitude de classeurs et de registres s'empilaient sur leurs étagères, des années de rapports et d'enquêtes qui semblaient sur le point d'ensevelir quiconque tenterait de les déloger. Sur le seul mur libre, une carte de la Citacielle ponctuée de quelques épingles colorées se déployait sur un tableau en liège. Et dans le coin le plus sombre du bureau, la haute silhouette de Thorn se dressait. Il pivota d'un seul bloc vers Ophélie, et son cœur s'emballa aussi sûrement que sous l'effet d'une nouvelle illusion du baron Melchior. Elle sentit le regard de son ex-fiancé la balayer des pieds à la tête avec une distance toute médicale, s'assurant qu'elle n'avait subi aucun mauvais traitement. Lui-même arborait une lèvre fendue et le début d'un œil au beurre noir, signes que son interrogatoire avait été plus musclé que celui d'Ophélie. Écœurée par l'impunité sans limite des gendarmes, elle jeta un regard assassin au lieutenant qui avait pris place derrière son bureau.

- Entrez, grommela-t-il sans se soucier le moins du monde des états d'âme de ses témoins.

Ophélie n'aurait pas demandé mieux, mais la seule présence de Thorn avait eu pour effet d'assécher sa gorge et de lester ses pieds. Incertaine de pouvoir avancer, elle entreprit de faire un premier pas vacillant, puis un autre. Quelle était la distance appropriée entre deux ex-fiancés ? La seule distance dont elle voulait, c'était près, très près, blottie contre lui, protégée par son grand corps maladroit, comme elle l'avait été quelques heures plus tôt.

- Asseyez-vous. À moins que vous ne préfériez rester debout comme monsieur Thorn ? reprit le lieutenant d'un ton de plus en plus agacé.

Sans cesser de jeter des regards inquiets à son ex-futur-époux, Ophélie se laissa tomber sur la chaise la plus proche et faillit manquer sa cible, se rattrapant de justesse au bureau du lieutenant, provoquant la chute de sa lampe en laiton dans un vacarme embarrassant. Thorn eut un mouvement imperceptible avant de retrouver son immobilité, et un silence de plomb retomba sur la pièce. Le brigadier qui avait accompagné Ophélie était resté au fond du bureau, les bras ballants, aussi incongru qu'à son habitude. Il avait été rejoint par une demi-douzaine de gendarmes.

Ouvrant le dossier qu'il avait sous les yeux, le lieutenant annonça d'un ton morne:

- Bien, j'ai le plaisir de vous notifier qu'aucune charge n'est retenue contre vous pour les enlèvements et les meurtres qui ont conduit à votre arrestation dans l'Imaginoir de Madame Cunégonde. Vous pouvez tous deux signer le procès-verbal.

Thorn laissa échapper un rire dédaigneux.

- Ravi qu'il ne vous ait fallu que quatre heures et vingt-six minutes d'interrogatoire et l'intervention de notre ambassadrice pour vous convaincre, ironisa-t-il.

- En réalité, c'est la confession du ministre des Élégances qui vous a mis hors de tout soupçon.

- Vous avez arrêté Melchior ? s'enquit Thorn dans un froncement de sourcils incrédule.

- Sa confession post-mortem, aurais-je dû préciser. Il s'est donné la mort et a laissé une lettre où il affirme être le seul responsable. Il prétendait défendre les intérêts du Pôle contre des éléments trop conservateurs. Un fou si vous me demandez mon avis … On ne peut jamais savoir ce qui se cache sous la boîte crânienne de ces nobliaux de la cour. Sans vouloir vous offenser, bien sûr.

Le regard de Thorn croisa brièvement celui d'Ophélie, mais son expression demeura indéchiffrable. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut en se dirigeant d'un pas décidé vers le bureau métallique :

- Bien, signons ce procès-verbal et partons d'ici.

- Mademoiselle Ophélie pourra rentrer chez elle, en effet. En ce qui vous concerne, vous devez encore répondre d'un autre chef d'accusation.

Les sourcils de Thorn se froncèrent plus qu'ils ne l'étaient déjà.

- Le contrat … devina-t-il.

- Notre seigneur Farouk est en route pour prononcer sa sentence, précisa le lieutenant qui avait maintenant l'air presque désolé.

Ophélie sentit ses poumons se vider sous l'effet de la panique. Aucun procès n'aurait lieu. La justice du Pôle allait laisser libre cours aux caprices d'un esprit de famille puéril, irascible et ombrageux. Pour sa part, Thorn ne paraissait pas s'en émouvoir outre mesure. Il signa le procès-verbal et tendit la plume à Ophélie avec flegme.

- Il est hors de question que je signe quoi que ce soit tant que vous n'êtes pas sorti d'affaire, s'insurgea-t-elle.

Thorn plongea son regard dans le sien. Appuyé sur le bureau, il était maintenant si proche d'elle qu'elle pouvait distinguer toutes les nuances de bleu et de gris dans ses iris. Il n'y avait rien de froid dans ces yeux-là.

- Ophélie, ça ne changera rien au problème, lui assura-t-il d'une voix beaucoup trop douce. Signez ce document et rentrez sur Anima avec votre famille. Vous avez été suffisamment mise à contribution dans cette affaire.

- Non! Ma décision est prise.

Elle marqua une pause pour retrouver un semblant de contrôle sur sa voix et endiguer les larmes qui lui montaient aux yeux.

- Je ne partirai pas tant que nous n'aurons pas parlé à Farouk. Ensemble.

- Mademoiselle, intervint Stefan, soyez raisonnable, il est fort probable que –

Le lieutenant n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un puissant brouhaha déferla dans le bureau dont la porte était restée ouverte, annonçant l'irruption de Farouk dans le commissariat. Il était accompagné de la quasi-totalité de sa cour, une myriade de courtisans agglutinant leurs fracs et leurs robes volumineuses dans les étroits couloirs pour avoir une chance d'assister au spectacle. À contre-courant des gendarmes affolés, Berenilde parvenait à se maintenir à flot au milieu de cette marée humaine :

- Je vous en prie, mon seigneur! Accordez un sursis à mon neveu. Songez à tout ce qu'il a déjà accompli pour vous dans le cadre de ses fonctions.

Farouk l'ignora superbement. Parvenu au seuil du bureau du lieutenant, il toisa l'océan de perruques qui l'entourait:

- Où est mon aide-mémoire?

Le jeune homme mit un certain temps à se frayer un chemin jusqu'à l'esprit de famille. Il émergea dans le bureau à bout de souffle.

- Je suis là, mon seigneur.

Le lieutenant Stefan s'était levé pour accueillir son prestigieux visiteur autant que pour repousser le flot de courtisans.

- Entrez seigneur Farouk. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je propose que vos suivants vous attendent dans le hall de la gendarmerie.

Une clameur indignée éclata tandis que Farouk paraissait étudier la question avec sa torpeur habituelle. Par-dessus cette cacophonie, Ophélie reconnut un accent familier.

- Laissez-moi passer! C'est ma fille! Elle n'a rien à voir avec ces carabistouilles, laissez-nous la ramener à la maison!

En plus de sa mère, Ophélie aperçut son père, son grand-oncle, sa sœur et sa tante se frayer un chemin à travers la foule indignée à coups de coudes et d'ombrelles. Elle n'eut pas loisir d'en voir ni d'en entendre plus. Le lieutenant refermait la porte de son bureau après y avoir fait entrer l'esprit de famille et son aide-mémoire.

Stefan regagna son fauteuil et le vacarme des couloirs reflua pour ne devenir qu'un bourdonnement assourdi. Tous les yeux étaient maintenant fixés sur Farouk, lequel était absorbé par la lecture de ses propres notes.

- Je me souviens que mon intendant a démissionné. Qui est-ce?

- C'est monsieur Thorn, mon seigneur, lui indiqua son aide-mémoire en désignant l'intéressé.

- Et il a rompu un contrat qui nous liait, est-ce exact?

- Oui mon seigneur, acquiesça le jeune homme. En voici la copie.

Farouk se plongea laborieusement dans la lecture du fac-similé. Au bout d'un temps qui parut durer une éternité, il releva les yeux vers Thorn.

- C'est inacceptable.

Thorn se contenta de soutenir son regard sans bouger d'un millimètre.

- Ai-je rendu un verdict ? demanda Farouk en se tournant vers son aide-mémoire.

- Oui mon seigneur, vous l'avez consigné dans votre carnet.

L'esprit de famille tourna une page et lut d'un ton apathique :

- Pour trahison envers ses devoirs d'intendant et rupture d'un contrat avec un esprit de famille, Monsieur Thorn est condamné à la mutilation.

Si Ophélie n'avait pas été assise, elle se serait effondrée. Elle jeta un regard désespéré à Thorn pour constater qu'il avait seulement pâli, affichant une nuance à peine plus claire que sa carnation habituelle. La fureur et l'effroi redonnèrent à Ophélie suffisamment d'énergie pour bondir de sa chaise et s'époumoner :

- Je vous en supplie Monsieur Farouk, vous ne pouvez pas le condamner ainsi, vous ne comprenez pas –

La vague psychique qui s'abattit sur elle la réduisit au silence. De l'autre côté du bureau, le lieutenant s'était mis à saigner abondamment du nez et tentait d'endiguer le flot avec son mouchoir, sans pour autant parvenir à préserver le dossier de Thorn qui était maintenant maculé de taches rouge sombre. Ce dernier avait perdu sa placidité et observait la scène avec une expression d'horreur absolue.

Farouk dévisagea Ophélie comme s'il venait juste de remarquer sa présence dans la pièce.

- Vous êtes la liseuse?

- J'accepte la sentence, coupa Thorn. Quand sera-t-elle mise à exécution ?

Farouk ne daigna pas lui répondre et se rapprocha un peu plus d'Ophélie.

- Oui, petite Artémis, je vous reconnais. Si vous lisez mon Livre, j'accepte de reconsidérer la mutilation.

Ophélie n'eut pas besoin de regarder Thorn pour sentir ses griffes se hérisser. Elle aurait tout aussi bien pu l'entendre grogner. Elle repensa à tous les sacrifices qu'il avait consentis pour lui éviter de se retrouver dans cette situation bien précise.

Il ne lui fallut que quelques secondes pour prendre une décision avec une absolue certitude. Levant les yeux vers Farouk, elle répondit avec tout l'aplomb dont elle se sentait capable :

- Non, je ne lirai pas votre Livre. Mes ancêtres s'y sont essayés sans succès, le seul don de lecture ne sera pas suffisant. En revanche, je vous propose de reconduire le contrat. Monsieur Thorn n'y a renoncé que sous la menace du baron Melchior, votre lieutenant pourra vous le confirmer. Avec sa mémoire, la cérémonie du Don et suffisamment d'apprentissage, Thorn pourra tenir son engagement et lire votre Livre comme prévu, en novembre.

Farouk se tourna lentement vers Thorn, lequel fixait toujours Ophélie, médusé.

- Est-ce exact?

Contrairement à son habitude, Thorn avait perdu tout à-propos et fut incapable de donner la moindre réponse. Farouk ne parut même pas s'en apercevoir. Il se tourna vers son aide-mémoire:

- Préparez un nouveau contrat. Et je veux la signature de l'Animiste aussi. Si mon intendant n'arrive pas à lire le Livre, elle s'en chargera.

- Bien mon seigneur, acquiesça le Mirage en plongeant son nez dans le fac-similé. Euh … Le mariage était prévu pour demain, à onze heures. Dois-je maintenir cette date?

- Oui, j'accepte de reconduire le délai de trois mois, mais je n'attendrai pas un jour de plus.

Manifestement satisfait, l'esprit de famille tourna les talons. Parvenu au niveau de la porte, il s'immobilisa et sa tête pivota sur son axe avec un angle tout à fait dérangeant, jusqu'à rencontrer le regard de Thorn une dernière fois:

- Au fait, je n'accepte pas votre démission. Et toutes mes félicitations pour votre mariage.