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Chapitre 97


Je me souviens d'avoir pensé que les yeux n'ont pas d'âge, et que l'on meurt avec ses yeux d'enfant, toujours, ses yeux qui un jour se sont ouverts sur le monde et ne l'ont plus lâché.

Le rapport de Brodeck, Philippe Claudel


Rachel avait perdu le décompte des jours. Elle anticipait l'avenir comme un long ruban noir infini ; demain et après-demain, elle aurait toujours faim et froid et aucun soleil ne se lèverait, elle resterait dans cette cellule sordide, sous terre, à attendre la mort. Il lui semblait absurde d'espérer, même si elle espérait encore ; elle aurait cessé d'espérer entièrement, elle se serait abandonnée à cette résignation si ses geôliers n'avaient pas eu des visages familiers. Chaque fois qu'ils entraient, le passé la frappait en pleine figure, faisant craquer ses vertèbres. Les premières fois qu'Andrew Wilkes et Edern Avery étaient entrés dans sa prison, elle les avait suppliés à s'en écorcher la voix. Elle avait eu du mal à comprendre que les adolescents qu'elle avait connus étaient morts et que des bêtes cruelles avaient revêtu leurs peaux.

Mais Rachel n'avait jamais été sotte, elle avait fini par se résigner et ne plus rien demander.

Ce jour-là, c'était Andrew Wilkes qui lui avait apporté un plateau. Il s'était assis et lui faisait la conversation alors qu'elle avalait sa soupe. Malgré son apparence peu engageante – il sentait l'alcool, ne s'était pas rasé et ses vêtements semblaient sales et usés – il restait son tortionnaire préféré.

— Le pays est terriblement blanc dehors. Si tu avais vu ça, une telle tempête... Mes sœurs étaient ravies, ce matin. Surtout la plus jeune. Elle faisait des anges dans le jardin quand je suis parti.

Rachel ne put réprimer un gloussement méprisant. Wilkes était un idiot et un monstre. Oser lui parler de ses sœurs, comme s'il ne tenait pas une fille emprisonnée dans une cave...

— Je sais que tu me détestes, reprit Wilkes. Tu te dis que ce serait bien fait pour moi si un malade torturait l'une de mes sœurs, lui faisait subir ce que tu es en train de subir. Mais crois-moi, Rachel, la situation pourrait être bien pire pour toi.

Il avait raison. Elle n'avait pas été blessée ni violentée. On s'était contenté de la jeter dans ce trou noir et le temps s'était arrêté. Elle avait entendu, à certains moments, les horreurs qui se déroulaient quelque part dans les souterrains, non loin de sa cellule ; elle avait entendu et elle avait prié pour que rien ne vînt la chercher. Certaines fois, lorsqu'elle se réveillait d'un sommeil difficile et qu'elle se tenait encore au bord du réel, toute trempée de songes, elle se disait que lorsqu'elle retrouverait sa liberté, elle constaterait qu'il ne s'était écoulé que quelques minutes et elle reprendrait sa vie, exactement comme les héros de ses livres favoris. Ses parents ne se seraient même pas aperçus de son absence, il n'y aurait pas eu de molosse mort dans la maison, aucune troupe de mangemorts n'aurait saccagé sa chambre. Hélas, plus le temps passait, moins l'idée d'une réalité alternative lui semblait plausible, et plus l'espoir de s'échapper s'amenuisait.

— Tu as juste à attendre encore un peu et tu verras, tout finira bien pour toi, reprit doucement Wilkes.

Ses yeux s'étaient perdus dans le vide tandis qu'il jouait avec sa baguette.

— Comment un ivrogne comme toi pourrait-il le savoir ?

Elle avait pris l'habitude de l'appeler ainsi, pour déverser sa haine. Andrew était bien le seul qu'elle osait insulter ; elle avait l'intime, stupide et inexplicable conviction qu'il ne lui ferait rien. Il lui offrit un rictus incertain.

— Tu as raison. Qui sait, après tout ? Qui sait ?

Il semblait particulièrement sombre aujourd'hui, absent. Sa peau était pâle, un peu jaunie ; il avait l'air de quelqu'un de malade et de désespéré.

— Pourquoi est-ce que tu fais tout ça ? demanda subitement Rachel. Tu étais riche, non ? Tu étais bon élève. Tu aurais pu devenir n'importe quoi. Au lieu de ça...

Elle avait beaucoup réfléchi et s'était convaincue que la raison pour laquelle ses geôliers ne se cachaient pas d'elle était qu'ils comptaient lui ravir ses souvenirs à la fin de sa captivité. C'était la seule explication possible qui n'impliquait pas sa mort.

— Au lieu de ça, je suis un criminel ? Je ne sais pas, Rachel. Il y a eu un moment où j'ai cru que je pourrais devenir exceptionnel, moi aussi.

Rachel n'était pas sûre de saisir ce qu'il voulait dire.

— C'est devenu tellement compliqué, Rachel, tellement compliqué. Et après tout... J'imagine que je peux te le dire aujourd'hui. Il n'est pas là. Il n'y a que toi et moi. Tu veux un secret ? Disons que j'ai provoqué quelque chose de grave, très grave. Et que si ça se sait... Je n'aurai plus nulle part où aller.

oOo

Les lumières. Cela faisait un moment qu'Aidlinn les surprenait le soir, le long de la côte. Elles semblaient provenir d'une procession de petites lanternes, tenues par des silhouettes encapuchonnées. La première fois, elle se tenait simplement au coin de sa fenêtre, incapable de fermer l'œil, surveillant rêveusement la progression du mince croissant de lune lorsqu'elle les avait aperçues. Elle avait cru à une hallucination – aucune âme n'était censée errer sur les terres de Kaerndal Hall – mais elle les avait revues, certains soirs ; parfois, elles étaient là plusieurs soirs de suite, brillant faiblement comme des lucioles quelques longues minutes avant de s'évanouir, parfois la nuit restait opaque pendant au moins une semaine.

La curiosité avait lentement tracé un chemin dans son esprit : au début, elle avait trop de choses à penser, mais l'interrogation avait continué de serpenter entre ses soucis, tandis que ceux-ci mouraient ou se tarissaient ; désormais, elle prenait beaucoup plus de place.

Elle n'avait pas osé en parler à quiconque, elle avait peur qu'on la traitât de folle. Après tout, qui, par ces nuits glaciales et venteuses, s'aventurerait si près des falaises ?

Cette nuit-là, elles s'égayaient de nouveau sur l'épais manteau de neige, semblant la narguer. Il était trois heures du matin, le palais était momifié dans une épaisse torpeur. Pourtant, quelque chose avait bien dû la réveiller.

Elle sortit prudemment dans le couloir, sa baguette éclairée à la main. Rien ne bougeait, il n'y avait que les ombres impénétrables des meubles. Elle regarda sur sa droite, remonta des yeux le corridor qui menait à la chambre d'Evan. La porte était close, aucune lumière ne filtrait. Elle décida de descendre par un passage secret, emprunta le petit escalier de service étroit, taillé pour les elfes et leurs chargements, et se retrouva dans un petit cabinet d'étude – c'était le passage qu'elle et Evan avaient utilisé lors du bal des Rosier, plusieurs années auparavant. Elle aperçut le balcon désert par la porte vitrée, imagina un instant la silhouette fantomatique de Lothaire Selwyn qui l'attendait, puis se ravisa et se retrouva dans le couloir principal du rez-de-chaussée. Tout semblait endormi, aucune lueur ne trahissait une quelconque présence vigilante. Elle se faufila dans le couloir, retenant sa respiration à chaque pas, ses souliers s'enfonçant dans l'épais tapis couvrant le parquet. Les portes défilaient interminablement, closes et muettes, leurs arabesques luisant faiblement ; elle sentait un léger courant d'air qui s'enroulait autour de ses chevilles, mais le palais était si froid que cela aurait pu être son imagination.

Le hall aurait dû être surveillé, mais il était désert et, dans l'obscurité, il avait perdu de sa magnificence pour paraître seulement grand et vide. Elle entrouvrit la grande porte, qui n'émit aucun son en pivotant, et aussitôt l'haleine glacée de la nuit l'enroba. Elle fit quelques pas, s'arrachant au palais. Aucune trace ne souillait la neige blanche. Elle eut peur, soudain, d'être observée par ce qui pouvait rôder dans le bois, ou par ce qui pouvait se tapir dans le parc, hors de sa vue. Elle allait rentrer quand une silhouette derrière elle la fit sursauter :

— Qu'est-ce que tu fais dehors ?

C'était Rosier. Elle sentit ses mains chaudes sur ses épaules tandis qu'il la ramenait doucement à l'intérieur. Elle savait qu'il allait l'orienter vers sa chambre, alors elle se dirigea d'elle-même vers l'aile est, vers son salon personnel. Elle vit, en passant, que le bureau de Rosier était allumé, mais ne fit aucun commentaire. Elle garda le silence, tandis qu'il la suivait en soupirant doucement. Ils firent sonner un elfe, qui leur amena du thé, tandis que Rosier allumait lui-même un feu dans la cheminée. Le silence s'étira, troublé seulement par le gargouillement des radiateurs qu'il avait allumés.

— J'ai cru voir quelque chose, c'est pour ça que je suis sortie.

Elle se sentait obligée de se justifier, et elle allait continuer, mais elle eut une hésitation.

— Tu travaillais et je t'ai dérangé, n'est-ce pas ?

— Ce n'est pas grave, dit simplement Evan.

Il avait fini sa tasse et se levait déjà.

— Tu es en sécurité ici, tu peux être tranquille.

Il lui tendit la main et elle la saisit, se levant à son tour, mais refusa ensuite de la lâcher et la porta à sa joue, le cœur accéléré par son geste – elle était toujours nerveuse quand il s'agissait de le toucher, comme si Rosier n'était toujours pas son fiancé, comme s'il restait ce jeune homme inaccessible qu'elle ne connaissait pas encore. Mais elle avait passé tellement de temps à ses côtés, n'avait-elle désormais pas fait le tour de ce qu'il y avait à savoir ? Par quels tours secrets arrivait-il encore à lui refuser l'accès à tant de portes sur sa vie ?

Il retira sa main un peu trop fermement pour elle et battit en retraite, prêt à quitter la pièce. Cette dérobade arracha Aidlinn à sa torpeur, fit ressurgir ce qui sommeillait en elle : cette frustration cupide, ce ressentiment déraisonnable, cette peur effrénée dont Rosier continuait à être le jardinier malgré lui. La fatigue leva le barrage ; elle fit quelques pas rapides jusqu'à la fenêtre, alors que les larmes lui venaient aux yeux – des larmes longtemps refoulées, des témoins précieux de sa honte et de son impuissance.

— Pourquoi est-ce que tu as demandé ma main ? dit-elle subitement, entre ses dents, comme une bête refusant de lâcher un os.

Elle vit, dans le reflet de la fenêtre, Rosier se tourner vers elle, surpris et exaspéré.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il était devenu tellement patient avec elle, mais cette patience était pire encore, douloureuse, insupportable. Elle aurait voulu qu'il se mît en colère et révélât son jeu ; au lieu de ça, il semblait constamment la prendre en pitié, lui pardonner ses excès, comme si elle n'était qu'une pauvre petite chose frêle et condamnée.

Il ne semblait pas comprendre – ou feignait de ne pas comprendre que c'était à cause de lui. Elle aurait voulu lui expliquer l'étendue de l'insatisfaction qui la rongeait et l'affaiblissait.

En devenant sa fiancée, elle s'était mise à vivre une sorte de rêve éveillé, traversée chaque matin par un étrange émerveillement, qui, malgré toute la beauté du palais, la quiétude enchantée des salles, la diligence pieuse des elfes, se muait progressivement en amertume.

Il lui semblait qu'elle avait raté le grand tournant de son existence. On lui avait préparé le plus beau jour de sa vie avant qu'elle ne fût prête et voilà qu'il était gâché par le doute qui subsistait, indélébile, au milieu du tableau de son avenir. Elle avait l'impression qu'on lui avait planté un poignard dans le cœur.

— J'aurais aimé que tu me demandes ma main parce que tu le voulais, et non pas pour me protéger, avoua-t-elle, finalement, douloureusement.

Elle ne savait comment elle avait eu la force de le formuler à voix haute. C'était tellement important pour elle de lui expliquer pourquoi le grand rêve de sa vie tombait en morceaux, incomplet, après sa réalisation.

— Bien sûr que je le voulais. Et je veux aussi te protéger.

Il avait répondu vite, par automatisme, désormais habitué à leurs joutes verbales tortueuses, anticipant les déplacements de sa fiancée sur l'étrange échiquier qu'elle ne pouvait s'empêcher de dresser, encore et encore.

— Ce n'est pas pareil.

— Je te promets que ça l'est.

Les promesses de Rosier étaient les plus belles bouffées d'espoir que l'univers pouvait lui offrir. Et pourtant, Aidlinn n'arrivait pas à le croire. Elle le connaissait assez pour savoir qu'il avait, en quelque sorte, le sens du sacrifice. Elle ne saurait jamais s'il l'aimait assez, s'il l'aurait aimée sans la guerre, sans la force phénoménale des circonstances ; ou peut-être devinait-elle, justement, qu'il ne l'aurait pas assez aimée. Elle vivrait avec cette question irrésolue pour le restant de ses jours, avec cette hantise de n'être qu'un substitut qui s'était trouvé au bon endroit, au bon moment. Ne serait-elle jamais rien de plus ?

Elle se retourna pour lui faire face, toujours triste, blessée, les larmes perlant au coin de ses yeux. Elle était prête à pleurer parce qu'elle était déjà certaine de la réponse, que la vérité serait insoutenable.

— Est-ce que tu m'aurais demandé en mariage, sans tout le reste ?

Il affichait une sérénité souveraine ; elle sentait qu'il comprenait sa souffrance instinctivement, même s'il ne parvenait pas à la rassurer – peut-être n'y avait-il aucun moyen de le faire. Peut-être devrait-elle vivre toute sa vie hantée par ce qui aurait pu être, ou par ce qui n'aurait pas été.

— Sans la nécessité de nous protéger de Voldemort, ajouta-t-elle, comme il restait silencieux.

Il fit un pas vers elle.

— Bien sûr, avec le temps. Je ne sais pas ce que tu veux que je te dise.

— Je voudrais que tu me dises que tu m'aimes, souffla-t-elle, le cœur prêt à s'arrêter.

C'était la première fois qu'elle osait le lui dire. L'atmosphère se détendit légèrement, Rosier franchit la distance qui les séparait. Il sourit, d'un air vague, et eut un rire bas en lui embrassant le front, comme si elle était une enfant et qu'il était maintenant rassuré sur l'étendue de son caprice.

— Quelle différence cela fait-il, que je le dise ou pas ?

— C'est toute la différence.

Il se contenta de l'étudier, ses beaux yeux mordorés par les lampes parcourant son visage, mais il ne répondit jamais. Quelque chose percuta soudain une fenêtre, les faisant sursauter. Rosier se précipita pour ouvrir. C'était un parchemin noir, en forme d'oiseau, légèrement brûlé aux extrémités. Il atterrit dans la paume d'Evan, qui le déplia avec empressement.

— Que se passe-t-il ? demanda Aidlinn, qui sentit tout de suite que quelque chose n'allait pas.

Rosier ne lui répondit pas, mais il agita sa baguette et un grand aigle bleu indistinct surgit dans la pièce et s'envola par la fenêtre, plongeant dans les ténèbres.

— C'était Rodolphus. Il y a eu une embuscade. Oskar Barker est mort et Mulciber a été touché. Il faut que j'y aille. Ils ont besoin d'autres remèdes.

— Ils n'en ont pas à...
— À l'hôpital ? ironisa Rosier.

— À Hayton Hold ou...

— Ils l'ont ramené chez lui, je vais y aller.

Rosier partait déjà au pas de course vers son bureau. Elle le rejoignit et le regarda fouiller dans une armoire, au milieu de plusieurs flacons. Il en sélectionna plusieurs, les rangea dans une sacoche en cuir. Ce fut seulement lorsqu'il enfila son manteau qu'elle eut le courage de parler :

— Je viens avec toi !

Rosier lui lança un coup d'œil voilé.

— Tu es sûre que c'est ce que tu veux ?

— C'est aussi mon ami.

Étrangement, il n'opposa pas d'autre résistance.

oOo

Ils arrivèrent devant l'immeuble de banlieue londonienne où Mulciber vivait. La rue était déserte, noire, poisseuse. La neige recouvrait le socle des poubelles, mais elle avait été souillée par de nombreuses empreintes au sol, et se rapprochait davantage de la boue. Ils s'engouffrèrent dans un hall miteux, aux boîtes aux lettres éventrées, empruntèrent un escalier jusqu'au troisième étage. La porte d'un appartement était entrouverte et un bourdonnement inquiet provenait de l'intérieur.

Quatre mangemorts attendaient dans le petit salon, les visages inquiets, murmurant à voix basse. Aidlinn reconnut son frère ainsi qu'Edern, qui tournait en rond, les bras croisés, et les deux frères Travers, assis sur un canapé orange. La moquette au sol présentait une longue traînée de sang qui plongeait vers la chambre.

— Severus est déjà arrivé ? demanda immédiatement Rosier.

À peine lui eut-on répondu par l'affirmative qu'il s'enfonça dans le couloir. Isaac prit Aidlinn dans ses bras. Il semblait épuisé et boitait légèrement.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? C'est Evan qui t'a dit de venir ?

Elle ne répondit pas, car un cri d'agonie monta du couloir et Avery se rua à sa source, tandis que les frères Travers échangeaient un regard sombre. Aidlinn voulut suivre Edern, mais Isaac la retint, le visage fermé.

— Attends, attends une seconde, il faut que tu comprennes...
— Mulciber est aussi mon ami !

Aidlinn essayait de regarder par-dessus l'épaule d'Isaac qui lui bouchait le passage.

— Je sais, je sais. Mais laissons-leur quelques minutes, veux-tu ? Evan a amené un nouvel antidote, il se pourrait que ça marche, mais nous devons...
— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Isaac semblait embarrassé.

— La blessure de Mulciber n'est pas normale, Aidlinn. Il ne va pas bien du tout.

Une certaine note dans le ton d'Isaac fit immobiliser Aidlinn. Elle connaissait bien cette inflexion, pour l'avoir entendue dans les pires moments ; c'était une inflexion qui lui retournait l'estomac, l'inflexion que son frère prenait lorsqu'il lui annonçait un désastre.

Les voix s'intensifièrent dans la chambre. Aidlinn entendait Ettie sangloter, Edern jurer tout haut, Rogue distribuer les ordres. Au bout de quelques minutes, elle n'y tint plus et força le passage.

La chambre, plongée dans une lumière crue, sentait fort le désinfectant et le sang.

Mulciber n'avait jamais été aussi livide qu'il l'était à présent, étendu sur un grand lit à baldaquin. On avait disposé plusieurs oreillers afin de lui redresser le buste, sa poitrine se soulevait à peine sous sa chemise. Il ne semblait pas souffrir, grâce aux calmants qu'on lui avait donnés et qui s'étalaient en désordre sur la table de nuit, mais ses pupilles avaient encore l'éclat fou de la douleur et de la confusion. Ses doigts moites se contentaient de reposer, écartés sur les draps. Rogue et Edern s'affairaient autour de sa jambe bandée – ou de ce qu'il en restait, mais malgré tous les soins, les flacons de potions ouverts et renversés sur le parquet et les draps tout autour, le sang continuait d'envahir les bandes de tissu blanches, continuait de former une flaque sur le matelas.

C'était comme si le temps avait soudain ralenti pour Aidlinn ; elle voyait Ettie qui pleurait au chevet de Mulciber, impuissante, les mains jointes, Rosier qui tendait un nouveau flacon à Rogue et qui aidait à découper le bandage pour verser les précieuses gouttes sur la blessure ouverte, béante, et les yeux de Mulciber qui s'éteignaient petit à petit, comme si l'étincelle de vie, précieuse, omniprésente, qui les avait toujours habités, finissait par s'éclipser par la porte de derrière. Elle sentait à peine la main d'Isaac sur son épaule, qui l'enjoignait à faire demi-tour. C'était comme si elle se sentait chuter du haut d'une tour, encore et encore, sans toucher le fond.

Elle vit le moment exact où Mulciber cessa de respirer, entendit vaguement les hurlements d'Ettie, assista impuissante, à Edern qui se jeta sur lui pour entamer un massage cardiaque. En arrière-plan, Rogue secouait la tête en direction de Rosier, qui, les mains vermeilles, se contentait de serrer les bandages souillés entre ses mains.

Et il y avait du sang, beaucoup de sang, du sang sur la moquette, au pied du lit, sur les vêtements de Mulciber, une grande tache sur le matelas et les draps...

Et Aidlinn, pleurant, se répétait que ça ne pouvait pas être en train d'arriver, Mulciber n'était pas en train de mourir, qu'elle allait se réveiller dans son lit d'un moment à l'autre et retrouver Evan dans son bureau pour lui apporter son courrier – parce que tout ça n'avait aucun sens.

Au bout d'un temps infiniment long et court, Jaurel tira Edern en arrière, toujours acharné sur le thorax brisé de son ami. Ils luttèrent un bref instant, Edern hurlant à Jaurel de le laisser reprendre. Puis le champ de vision d'Aidlinn fut obscurci par Rosier, grand et les avant-bras ensanglantés, qui la poussa dans le couloir.

— Isaac, Ettie est en train de faire une crise de panique.

Aidlinn se retrouva assise dans le petit salon, à écouter les lamentations et les cris provenant de la chambre. Sous le choc, elle se sentait sale, comme si elle avait assisté à quelque chose qu'elle n'aurait pas dû voir. Rosier, à côté d'elle, ne disait rien. Il finit par se laver les mains à l'évier de la cuisine, consciencieusement, frottant vigoureusement sa peau avec le bloc de savon jaune. Lorsqu'il revint à côté d'elle, elle se nicha contre lui et attendit, attendit, fixant la vieille lampe au plafond qui se balançait légèrement. Les premiers rayons apparaissaient derrière les fenêtres, dispersant l'encre bleue de la nuit.

Edern finit par sortir de la chambre, le visage ravagé par une grande révolte. Il s'attarda sur Aidlinn et Evan quelques secondes, la poitrine tremblante de rage, espérant peut-être un signe de leur part qui ne vint pas, puis il sortit de l'appartement.

Lorsque l'aube se leva définitivement sur la ville, l'appartement était redevenu silencieux et Thomas Mulciber était mort.


Bonjour/Bonsoir !
Très heureuse de pouvoir poster un chapitre ! :)
Merci beaucoup à Rhum et LRose90 pour leurs reviews sur le dernier chapitre. Je dédie ce chapitre à MarlyMckinnon pour son anniversaire ! (Désolée, il n'y a pas trop d'Edern...)

À bientôt, j'espère...