Quand Vex s'effondra sur le sol, transpercée de part en part par le gigantesque Reiloran qui dirigeait l'assaut de l'Imperium, Keyleth, sous la forme d'un élémentaire de terre poussa un cri à fendre les pierres. C'était impossible. Ils ne pouvaient pas s'être portés à la rescousse de Vax seulement pour perdre Vex. Son premier instinct était de courir, de s'interposer entre Vex et le prochain coup, mais elle réalisa en un éclair qu'elle ne serait jamais assez rapide. Le Reiloran leva son arme une fois de plus, et une fois encore. Même à cette distance, Keyleth vit la lumière s'éteindre dans les yeux de Vex. Les lèvres de celle-ci bougèrent faiblement, sa main se tendit vers Percy. Keyleth ferma les yeux, des larmes de rage et de chagrin lui brûlant les yeux. Elle savait ce que Vex disait. «Je t'aime». «Ce n'est pas votre faute». «Sauvez mon frère». Keyleth aurait donné sa vie pour ne pas voir la souffrance, la colère et la résignation se répandre sur le visage aux traits figés de Percy. Pas un cri n'échappa à son ami, pas une larme, mais sur son visage Keyleth lisait la même douleur qu'elle avait ressentit en voyant Vax abattu devant elle dans le plus ignoble des pièges. C'était la même scène qui se rejouait, le même drame, les même lieux. Keyleth l'avait déjà vécu aux premières loges, paralysée et incapable de faire plus que cligner des yeux quand Vax avait été anéanti devant elle.

Ludinus et tous ses sbires allaient mourir pour ça. Maudits soient-ils pour employer les mêmes outils pour anéantir leurs esprits, mais s'ils croyaient y parvenir, ils se trompaient totalement. Keyleth n'avait aucun amour pour les dieux. Pour autant, elle ne les haïssait pas. Tout ce qu'elle demandait, c'était qu'ils la laissent tranquille et qu'ils lui rendent Vax. À côté, ils pouvaient répondre à toutes les prières qu'ils voulaient, elle n'en avait rien à faire. Il fallait bien que quelqu'un réponde aux prières des désespérés, et ce ne pouvait toujours être Vox Machina, les Mighty Nein ou les Hells Bells qui se porteraient à leur secours. Parfois, les mortels avaient besoin de sentir un souffle divin dans leur oreille pour se dresser à leur tour face à l'injustice, et ça ne la dérangeait pas. Par contre, les hommes capables de déchirer le monde et des familles heureuses pour satisfaire leurs rêves de grandeur et pour se mettre au sommet de la pyramide qu'ils avaient préalablement renversé méritaient seulement qu'elle trempe ses griffes dans les entrailles qu'elle leur aurait arraché. Les membres de Vox Machina aimaient à plaisanter en surnommant Percy «Percy Sans Merci». Ludinus et les siens allaient découvrir que Keyleth était plus que capable de mériter ce vocable.

Pendant qu'elle était encore hébétée par l'horreur, d'autres réagirent. Pike fit deux pas en avant, le visage serein à peine marqué d'une ride d'inquiétude sur le front. Seules ses larmes déjà séchées par la chaleur du désert trahissaient son tourment. Pour la première fois depuis très, très longtemps, Keyleth se surprit à joindre ses prières aux siennes.

Lumière Éternelle, si tu as jamais eu la moindre compassion dans ton petit cœur gelé de divinité, donne nous ce miracle. C'est ton petit cul arrogant qu'on essaie de sauver. Que Vex essaie de sauver.

Sa prière manquait de révérence ou d'adoration? Keyleth s'en tamponnait divinement. Si la Lumière Éternelle ne répondait pas à l'appel de Pike illico presto, Keyleth la transformerait elle aussi en un tableau d'art moderne à l'aide de ses griffes. Pike pouvait y mettre les formes si elle voulait. Keyleth préférait passer directement à l'avertissement sans frais.

Heureusement pour elles, la Lumière Éternelle ne faillit pas à son devoir cette fois. Une lumière dorée, plus vibrante encore sous l'intense soleil de Marquet, entoura sa prêtresse. Un rayon de soleil se déposa sur le visage ensanglanté de Vex, comme une caresse. Le corps de Vex tressauta. Elle ouvrit les yeux et les referma aussitôt, consciente qu'elle ne pouvait pas attirer l'attention des Reilorans sur elle dans l'état où elle était.

Keyleth relâcha le souffle qu'elle retenait. Merci, Lumière Éternelle, ou Reine Corbeau ou Père de l'Aube, qui que tu sois qui ai veillé sur elle. Ne la lâche plus du regard, ou c'est moi et Percy qui te retrouveront.

Elle ne laisserait pas la rage qui brûlait dans ses entrailles retomber. Keyleth était là pour détruire les forces d'invasion, anéantir le pont entre Ruidus et Exandria, et ramener Vax aux siens. Laissant à Percy le soin de se venger du Reiloran et de mettre Vex en sécurité, Keyleth changea de forme pour devenir un élémentaire d'air. Elle s'éleva entre les tours qui s'effondraient pour se mettre à la hauteur pour se poser sur l'escalier, face à la sphère tournoyante qui était l'homme qu'elle aimait. Elle était craquelé sous la pression que lui avait infligé Ludinus et l'Avant-Garde Rubis.

Pour la première fois depuis que l'assaut avait été décidé, Keyleth s'autorisa à se demander si Vax était encore vivant à l'intérieur. Quand la Reine Corbeau avait consentit à lui rendre visite, elle avait été incapable de lui dire s'il l'était, et c'était des semaines plus tôt. Et même s'il était vivant, dans quel état le récupéreraient-ils? Une étincelle de l'homme qu'elle aimait subsistait-elle seulement là-dedans, ou ne le sauveraient-ils que pour récupérer une coquille vide dont l'esprit avait été annihilé par des semaines de torture?

Toutes ces questions traversèrent l'esprit de Keyleth en un centième de seconde, puis elle passa à l'action. Soit elle sauvait Vax, soit elle abrégeait ses souffrances, mais elle ne resterait pas inactive une seconde de plus. Toujours sous sa forme d'air, elle se positionna gentiment autour de la sphère, puis repartit en arrière en l'entraînant avec elle. Les câbles qui gardaient la sphère prisonnière du dispositif tentèrent de la retenir pour continuer de soumettre Vax à sa torture, mais Keyleth se contenta de tirer plus fort. Un câble se rompit, puis un autre. Enfin tous cédèrent. La Clé du Malleus n'était plus.

La sphère se brisa. Des ténèbres s'en échappèrent, que la forme d'air de Keyleth ne pouvait retenir. Avait-elle tué Vax? Une brume noir tomba doucement jusqu'au sommet de l'escalier, tournoyant dans tous les sens, puis se regroupant pour former une silhouette familière, d'abord éthérée, puis de plus en plus solide. Keyleth recommença à respirer.

Elle s'était réjouit trop vite. La seconde suivante, l'escalier s'écroula. Keyleth n'eut pas le temps de réagir, mais elle n'en eut pas besoin. Les épaules se tendirent d'une manière familière, le manteau d'ombre bougea et une paire d'ailes noires apparurent, maintenant Vax en l'air et l'empêchant de tomber trois mètres plus bas dans le nuage de poussière et de débris. Il poussa une inspiration, presque un râle, et sa main se tendit pour poignarder un Mangeur de Pensées qui passait à sa portée.

Ce fut comme si un ouragan entrait en action. Les ailes de Vax se fermèrent. Il plongea en piquet vers le Reiloran le plus proche et frappa, une fois, deux fois, trois fois. Aucun coup ne manqua sa cible. Les dagues, imbues de lumière dorée et imbibées de sang se retirèrent, laissant le corps retomber inerte. Plus loin sur le champ de bataille, Grog se tenait au-dessus du cadavre d'Ozo, couvert de sang. Un sourire vicieux quasi-identique s'affichait sur les visages de Vex et Percy, avant que le sourire ne se dissolve, remplacé par une myriade d'émotions trop intenses pour pouvoir être décrites quand ils virent Vax en pleine action.

Ce dernier s'envola à nouveau. Ses ailes s'ouvrirent, magnifiques sur le ciel d'un bleu d'azur après avoir été longtemps assombri par la magie impie du Pont Sanglant. Il tourna son regard vers Vex, couverte de sang mais tellement vivante, puis vers Keyleth. Dans sa forme d'élémentaire, Keyleth n'était rien d'autre qu'une bourrasque à peine visible, mais l'espace d'un instant, il lui offrit un de ces demi-sourires qu'elle avait presque oublié, à peine visible sous son masque à moitié brisé, puis il retourna la tête vers le champ de bataille, à la recherche de la prochaine cible, du prochain duel.

Keyleth se serait faite tuer pour une chance de le ramener et de le rendre à sa famille. Mais après avoir vu ce demi-sourire, après avoir vu la tension dans ses épaules et son état d'épuisement, elle su qu'elle survivrait à ce combat, parce qu'il n'y avait pas moyen qu'elle meure sans l'avoir touché, sans lui avoir dit tout ce qu'elle avait sur le cœur.

Le combat ne s'éternisa pas. On pouvait mettre un membre de Vox Machina à terre, mais pas abattre le groupe, pas tant que l'un d'entre eux restait vivant, pas quand ils avaient du feu coulant dans leurs veines à l'idée d'avoir sauvé Vax. Ils repartirent à l'assaut avec une vigueur qu'ils n'avaient pas ressentis depuis des années, pas depuis qu'ils avaient perdu Vax. Les derniers survivants fuirent à travers le désert. Ils n'y survivraient pas. Un ordre de Keyleth suffirait à s'en assurer. Mais pour l'instant, ce n'était pas à la vengeance qu'elle pensait, ni à la gestion d'une menace trop importante pour l'avenir pour la laisser en vie. Elle laissa ce soin à leurs troupes. Les Ashari, les mages et les guerriers étaient tout à fait capables de finir le combat, sans compter les anges et les démons venus en renfort pour sauver la peaux de leurs maîtres.

Keyleth n'avait d'yeux pour Vax. Elle se posa doucement près de lui. Une étrange émotion lui fit attendre que les autres accourent ou clopinent vers eux pour redevenir elle-même. Ils formèrent tous un demi-cercle autour de Vax. Personne ne dit un mot. Personne n'osait, comme Keyleth elle même n'osait pas, prendre Vax dans leurs bras. Comme elle, ils devaient craindre qu'il ne se dissolve dans l'air. Vex s'appuyait sur Percy. Impossible de dire si elle était à deux doigts de défaillir à cause de l'émotion ou de ses blessures, mais Keyleth n'en était pas loin elle-même.

Finalement, Vax ôta son masque. Des larmes montèrent aux yeux de Keyleth. Ses traits étaient marqués par la souffrance qu'il venait d'endurer. Ses yeux trahissaient sa peine. Et pourtant… au-delà de la douleur, c'était exactement le même visage qu'il avait quand ils avaient été contraints de lui dire adieu. Il n'avait pas changé d'un iota. C'était déstabilisant de le voir face à Vex et de constater qu'ils ne se ressemblaient plus comme deux gouttes d'eau. Il y avait sur le visage de Vex une maturité qui manquait à celui de Vax. Cependant, c'était les yeux de ce dernier qui semblaient les plus vieux. Keyleth y lisait une vie de mélancolie, de regrets, de désirs, d'amour accumulés qu'il n'avait pu offrir à ceux qu'il aimait et qu'il ne savait plus comment exprimer.

-Que faisons-nous maintenant?

La voix de Vax résonna dans le désert silencieux. Rauque, sans doute à cause de la torture endurée, elle évoquait vaguement le coassement d'un corbeau. Personne ne lui répondit. Keyleth entendait la moindre de leurs inspirations. Elle sentait une boule se coincer dans sa gorge, et des larmes menaçaient de couler de ses yeux, mais elle ne pleurerait pas. Elle refusait de pleurer.

Au fond, cela ne la surprenait pas qu'il ait été le premier à parler. Ils étaient encore trop choqués de le voir, trop inquiets de la suite, et lui avait oublié qu'il pouvait laisser parler l'émotion plutôt que le devoir. Il fallait bien que quelqu'un dise ce qui tournait dans leur tête à tous. Et puisque personne ne parlait, il fallait que ce soit Keyleth qui saute le pas.

-Rien n'a changé, n'est-ce-pas?, murmura-t-elle. Tu n'es pas de retour. Pas pour de vrai.

Vax inclina légèrement la tête sur le côté, comme un corbeau, ferma les yeux, inspira, puis les rouvrit.

-Non, reconnut-il d'un ton dépourvu d'émotions.

Keyleth aurait hurlé, si elle n'avait pas vu celle qui se cachait au fond de ses yeux.

-Combien de temps, avant que tu ne doive partir?

-Je ne voudrait rien tant que rester avec vous tous. Je n'ai pas un seul instant cessé de penser à vous. Pas un seul.

Vous êtes ma famille, ne dit-il pas. Et nous sommes la tienne, pas cette garce ailée, voulut rugir Keyleth, mais les mots restèrent coincés dans sa bouche.

-Alors reste, déclara Vex sur un ton de certitude qu'elle devait être loin de ressentir. Elle est distraite. Reste, au moins aussi longtemps que tu peux.

-Hé, avec ce combat, t'as une excuse, ajouta Grog avec un grand sourire. C'est pas comme si c'était pas important.

Keyleth aurait voulu sourire à sa remarque. Tout était toujours si simple pour Grog, mais le combat était terminé, le leur du moins. Qui pouvait bien savoir où en étaient les Hell Bells et les Mighty Nein, là haut sur Ruidus. Une pensée soudaine lui vint à l'esprit.

-Si la Reine Corbeau disparaît, qu'adviendra-t-il de toi?

Il mit quelques secondes à répondre, comme s'il avait besoin de se rappeler ce qui se passait. Ce n'était pas étonnant, pas après ce qu'il avait enduré.

-C'est drôle, murmura-t-il d'une voix atone, mais je ne voudrais pas qu'elle parte.

-D'accord.

Elle ferma les yeux pour contenir un nouveau flot de larmes qui menaçait de couler, et sentit tout de main une main trop froide se refermer sur la sienne. Keyleth se força à rouvrir les yeux et à sourire.

-Je serais toujours là, je suppose.

Si ta Reine Corbeau disparaît, je serais là pour recoller les morceaux, cherchait-elle à dire, mais elle était trop fatiguée pour trouver les mots. Le destin de la Reine Corbeau n'était pas entre ses mains, mais si Vax le voulait, elle se battrait pour elle. Mais pas ce soir. Keyleth était fatiguée. À la lueur douce qu'elle lit dans les yeux de Vax, elle sut qu'il avait compris, et qu'il la remerciait.

-La mort fait partie de la vie, murmura-t-il. Quand je dit que je ne voudrait pas qu'elle parte, je ne dit pas que je ne voudrais pas rester. Elle nous apporte un peu de gentillesse, au moment de notre départ. Ne te méprend pas. J'aspire à cette vie.

Un sanglot échappa à Keyleth. Il aspirait peut être à cette vie, mais il ne resterait pas. Elle le lisait dans ses yeux blessés.

-Quand ton service sera-t-il terminé?, gémit-elle. Quand ta dette sera-t-elle payée? Je dois supposer que ce ne sera pas de mon vivant, et je vivrait très longtemps.

Il cligna des yeux, mais ne répondit pas.

-Alors tu repart?, demanda Scanlan d'une voix alourdie par l'émotion.

Keyleth regarda autour d'elle. À vrai dire, elle avait presque oublié sa présence et celle des autres. Grog portait Pike sur ses épaules comme au bon vieux temps, mais son front était ridé et sa main tremblait en serrant celle de Pike. Pike elle-même ne cachait pas ses larmes. Ses tempes blanchissaient un peu. Scanlan se dégarnissait. Percy… Percy était vieux. Keyleth n'avait jamais réalisé, ou voulu réaliser à quel point il vieillissait. C'était son dernier combat, et un jour ce serait peut être Vax qui viendrait prendre son âme. Keyleth espérait que ce soit lui en tout cas, et pas la Reine Corbeau. Tous les yeux étaient humides, même ceux de Cerkonos et de Lieve'tel.

-C'est pour ça que vous êtes là, n'est-ce-pas?, demanda Keyleth à cette dernière. Que peut-on faire?

Lieve'tel n'eut pas le temps de répondre qu'un ange atterrit à quelques pas d'eux, un être de lumière et de métal presque trop brillant pour être regardé en face. C'était presque rassurant de voir à quel point Vax était différent d'eux, malgré sa nature.

-Champion, notre tâche est achevée. Nous nous rendons au prochain champ de bataille, Issylra, si ceux là-haut ne peuvent finir le travail. Viens.

Il s'envola à nouveau sans attendre de réponse. Les autres anges et démons ailés décollèrent à sa suite, tous volant vers le nord. Vax les suivit des yeux, mais ne s'envola pas. Ses pieds semblaient rivés au sol. Keyleth aurait voulu l'enfermer dans une gangue de pierre pour le garder près d'elle, mais elle ne le ferait pas. Il avait été tant de fois privé de son mot à dire qu'elle ne lui imposerait pas sa volonté à son tour, quelle que soit son envie.

-Serait-ce si mal si je restait?, murmura Vax de la même voix atone, les yeux fixés sur le vide devant lui.

-Les enfants voudraient pouvoir te rencontrer, déclara Percy, et voir à quel point nous avons embelli ton souvenir.

À travers les larmes qu'elle ne parvenait plus à retenir, Keyleth sourit. Comme elle, Vex se serait refusée à de telles manipulations, et pour les mêmes raisons qu'elle, mais Percy visait toujours au défaut de la cuirasse, avec ses amis comme ses ennemis.

Vax sursauta et pencha la tête comme s'il écoutait une voix invisible. Il porta lentement la main à son épaule, la gauche, car la droite tenait toujours celle de Keyleth. Une main de Percy se posa sur l'épaule de Keyleth, l'attirant à lui pour lui proposer son soutien comme il soutenait déjà Vex.

-Je continuerais à te servir, murmura finalement Vax. Ici, dans ce monde mortel, et jusqu'à sa fin. Merci.

Ces mots réveillèrent en Keyleth un espoir qu'elle n'osait pas laisser fleurir. Vax se retourna vers eux. Un voile semblait avoir disparu de ses yeux. Un peu de la souffrance que Keyleth y lisait un instant plus tôt avait disparue. Elle essaya de lui sourire, et n'y parvient pas.

-Mais qu'allons nous faire ensuite?, demanda-t-il d'une voix infiniment plus vibrante d'humanité.

-Ce qu'il faut faire, j'imagine, répondit Percy avec prudence.

-Issylra?

La nuit est vôtre, résonna soudain une voix dans la tête de Keyleth. Elle vit les autres sursauter. Ils l'avaient entendu, comme elle, et Keyleth sut ce que c'était. Un cadeau de la Reine Corbeau, peut être le dernier. Keyleth ferma les yeux et lutta contre les larmes. Une nuit? C'est tout ce qu'elle leur accordait? Une unique nuit, après trente ans à batailler contre le désespoir.

-Non, reprit Vex d'une voix ferme. La bataille peut aller se faire foutre. Tu es avec nous.

Les derniers anges et démons s'envolaient vers le nord. Vax sourit, serra plus fort la main de Keyleth et ne s'envola pas. Il y avait de l'incrédulité, et de l'espoir dans ses yeux quand il serra plus fort sa main tout en tendant l'autre à Vex. Elle s'empressa de la prendre. Une seconde plus tard, ils étaient tous pressés les uns contre les autres, respirant à l'unisson, enfin. Une nuit. Ils n'avaient qu'une nuit. Ils avaient au moins une nuit.

-Parlez-moi de mes neveux et nièces, demanda finalement Vax quand ils lui laissèrent enfin un peu d'air.

-Mieux encore, décréta Percy. Vox Machina a mené bataille aujourd'hui. Cette nuit, nous nous rentrons à la maison et on nous appellera quand on aura besoin de nous. Viens à la maison. Nous ne sommes pas prêts à nous battre encore. Laisse-nous nous reposer, même pour un jour.

Predathos ne leur en laisserait peut être pas tant, mais Keyleth n'accepterait pas de perdre une seule de ces secondes.

-Un jour, c'est tout ce que tu as?

-Je ne sais pas, chuchota-t-il. Cette nuit, au moins.

-Alors rentrons, chuchota Vex en le tirant à nouveau vers lui.

Leurs prières accumulées finirent par l'atteindre. Il hocha la tête, le regard toujours incrédule. Keyleth lui lâcha alors la main pour s'approcher de l'arbre crée par l'arc de Vex en pleine bataille. Une main sur la jeune écorce, elle commença à incanter le sort qui les ramènerait à la maison, tout en promettant à l'arbre de revenir l'aider à prendre racine malgré la foudre qui l'avait frappé et à apporter un peu de vie dans cette vallée dévastée par la folie des grandeurs des mages. Soudain, elle sentit deux mains lui entourer les épaules.

-On l'a fait, murmura Vex dans son oreille.

-On l'a fait, répondit Keyleth.

-Une nuit.

-Une nuit. Je pourrait avoir besoin d'un verre de vin.

-Prétendons que tout va bien, pour une nuit.

-Pour une nuit.

Vex siffla les autres pour leur indiquer de se tenir prêts et de courir. Six secondes plus tard, ils se tenaient sous le ciel de Blanchepierre. Ils étaient à la maison. Pas Zephrah, mais la maison quand même, et Keyleth redécouvrit soudain comment respirer sans sentir des pierres s'accumuler sur sa poitrine.

Ils remontèrent en silence la route menant de l'Arbre du Soleil jusqu'au château. À contrecœur, Pike et Scanlan quittèrent le groupe pour aller chercher leurs enfants. Ils ne voulaient pas quitter Vax, mais ne voulait pas priver leurs enfants de cette chance peut être unique, celle de partager avec leurs quasi-cousins la rencontre avec leur quasi-oncle.

Cassandra était éveillée quand ils arrivèrent au château. Elle poussa un cri, puis les dirigea vers le salon privé où Vox Machina se réunissait les rares fois où ils trouvaient le temps, puis entraîna Cerkonos et de Lieve'tel à sa suite pour leur trouver une chambre, ou au moins leur servir à manger avant qu'ils ne repartent pour Vasselheim. Percy les quitta à son tour pour aller réveiller les enfants, puis Grog partit à la recherche des cuisines. Vex et Keyleth restèrent seules avec Vax.

-Est-ce qu'ils vont m'aimer?, demanda Vax, soudain anxieux.

-Bien sûr qu'ils vont t'aimer, sourit Vex en essuyant les traces de ses larmes.

Elle enleva son armure qu'elle envoya derrière une tenture, puis enfila une nouvelle tunique afin que ses enfants ne réalisent pas qu'elle était passée à deux doigts de la mort. Avant qu'elle n'ait pu faire disparaître sa tunique imbibée de sang de la même manière, Vax l'attrapa au vol. Vex tenta de lui arracher, mais Vax s'y accrocha avant de lui jeter un regard horrifié. Keyleth détourna le regard et se tordit nerveusement les mains. Bien sûr que le Champion de la Reine Corbeau était capable de reconnaître sur le corps et les vêtements de sa sœur les traces d'une blessure mortelle.

-C'est ma faute, souffla Keyleth.

Vex se tourna d'une pièce vers elle.

-Non, déclara-t-elle avec une certitude que Keyleth était loin de ressentir.

-Si j'avais senti le piège…

-Nous en avons parlé cent fois. Non. Ce n'est pas ta faute.

-Mais si j'avais…

-Je savais aussi que c'était un piège, intervint Vax de sa voix rauque. Je suis venu quand même, contre ses recommandations. Je ne pouvais pas te laisser.

-Donc, c'est ma faute.

-La tienne? Ou la mienne d'avoir foncé malgré tout en sachant que je tombais dans le piège, sans deviner la forme qu'il prendrait, mais en sachant qu'il était là?

-Ce n'est de la faute de personne sauf de Ludinus Da'leth et de ses sbires, décréta Vex en montant la voix exactement comme elle le faisait avec ses enfants pour leur reprocher une bêtise. Bien sûr que tu y es allée, Keyleth. Tu ne faisais que ton devoir et rien ne laissait présager de ce qui allait se passer. Tu en as toi même convenu, face au récit d'autres survivants. Et bien sûr que Vax s'est lancé à ta suite. Il t'aime.

-Comme au premier jour, coassa Vax. Comme au dernier.

-Le sujet est clos, reprit Vex. Nous avons… nous n'avons qu'une nuit apparemment. C'est trop court pour gaspiller ses heures pour se disputer, non?

Keyleth hocha la tête, toujours sans les regarder. La honte était quelque chose de difficile à maîtriser, même quand elle savait que Vex avait raison. Soudain, deux paires de bras se refermèrent sur elle, et ses sanglots se transformèrent en rire. Elle leur rendit leur étreinte. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas pu se retrouver enfermée entre leurs quatre bras, à l'abri de tous les dangers.

-Pas de disputes, chuchota-t-elle. Pardon, Vex.

-Je ne promet rien pour les disputes, protesta Vax. Vax'ildan Fredrick de Rolo? À quoi pensait Percy?

-Qu'il était incapable de rien refuser à sa femme quand elle hurlait de douleur en mettant au monde son quatrième enfant. Et moi, après six heures de labeur je ne pensais plus clairement, mais je ne regrette rien.

-Et vous espériez que je me montre en me faisant un coup pareil.

-Et nous espérions que te te montre, reconnut Vex en souriant. Si tu dois te moquer, moque toi de Scanlan et Pike pour avoir nommé leur fils Wilhand'ilan. Le pauvre Wax n'a pas mérité ça et ses parents ont décidé du nom à l'avance, eux.

-Ils avaient bu?

-Tellement bu. Quoi qu'il en soit…

Une cavalcade l'interrompit. Les enfants arrivèrent, et Vex n'était qu'à moitié changée. Elle jeta sa tunique imbibée de sang dans les bras, de Vax, qui la fit tomber par terre. D'un coup de vent, Keyleth l'envoya rouler sous le canapé le plus proche.

Il était temps. Les deux battants de la porte s'ouvrirent et tapèrent contre le mur.

-Maman!

Vex ouvrit grand les bras pour enlacer ses cinq enfants. Percy se joignit à cette étreinte d'un pas plus lent. Ses mains tremblaient un peu. Pas étonnant. Il avait fallu un miracle pour qu'ils sortent tous vivants de cette dernière aventure. Keyleth s'était longtemps demandée pourquoi les chefs des Ashari n'intervenaient pas plus souvent dans les affaires du monde. Ils avaient tous été des aventuriers, ils avaient fait leur Aramanté. Maintenant, elle comprenait pourquoi ils se retiraient et laissaient à de plus jeunes qu'eux le soin de sauver le monde. Ils avaient trop de responsabilités, trop de personnes qui comptaient sur eux, d'enfants à protéger. Plus jeune, Keyleth n'avait rien à perdre. Puis elle avait tout perdu et maintenant elle avait trop à perdre. C'était à Orym et d'autres de prendre le relais à présent. Keyleth se contenterait de lancer l'impulsion et de protéger ceux qui lui étaient chers. Sa famille. Son peuple. Elle aurait toujours un faible pour les aventuriers, mais son temps à courir les routes était terminé.

À côté d'elle, Keyleth sentit Vax se tendre de plus en plus. Elle lui prit la main et reçut en retour un sourire nerveux.

-Ils vont t'adorer, promit Keyleth.

-Tu es sûre? Ils ne me connaissent pas.

-Bien sûr que si. Tu es dans toutes quasiment toutes les histoires de leurs parents.

Il fronça les sourcils.

-Je ne voulais pas laisser planer une telle ombre sur leur enfance.

-Ce n'était pas une ombre, promit Keyleth. Juste des souvenirs doux-amer à partager, pour qu'ils sachent pourquoi parfois leur mère était triste, ou pourquoi elle souriait en les voyant manifester tes traits les plus remarquables. Ils n'ont jamais été comparés à toi, et tu n'as pas été hissé sur un piédestal. Mais, de tous les oncles et les tantes qu'ils n'ont jamais eu l'occasion de connaître à cause du destin ou des Briarwood, tu es leur préféré. Par contre, si tu veux dépasser Cassandra dans leurs cœurs, tu auras des efforts à faire.

-Et te dépasser, toi?

-Je ne suis pas leur tante.

Vax renifla.

-Menteuse.

-Pas par le sang.

-Et depuis quand le sang seul fait la famille chez Vox Machina?

Il avait raison, mais depuis sa mort, Keyleth avait du mal à se sentir membre à part entière de Vox Machina et des familles des uns et des autres. D'après Pike, c'était le traumatisme qui s'exprimait ainsi chez elle. Toujours d'après Pike, elle finirait par guérir, mais trente ans après, c'était toujours la même douleur qu'elle ressentait, juste… assourdie. Elle chercha une réponse qui ne le ferait se sentir coupable de l'avoir abandonnée, mais les mots ne lui venaient pas.

Vex la tira de cette situation délicate en se retournant vers eux, tout sourire comme Keyleth ne l'avait pas vue depuis longtemps.

-Les enfants, voici mon frère, Vax. Vax voici…

-Vesper, Wolfe, Leona, Freddy et Gwen récita-t-il tout en les désignant tour à tour. Le repas préféré de la journée de Vesper est le petit-déjeuner, avant qu'elle ne doive endosser ses responsabilités. Leona aime chasser et préfère la chasse au faucon, Wolfe n'aime pas, mais aime pouvoir passer ces moments seul avec sa mère et sa jumelle, Freddy veut se faire son propre chemin qui ne soit pas celui de ses aînés et est vexé de ne pas avoir encore trouvé quelque chose qui l'appelle, Gwen est une petite fouineuse qui va rendre ses parents chèvres un jour prochain.

Même Vesper, du haut de ses trente ans, écarquilla les yeux. La mâchoire de Gwen faillit tomber par terre.

-Ça veut dire… que tu sais qui a cassé le vase de grand-père?

Elle se trémoussa nerveusement, se dénonçant sans s'en rendre compte.

-Je le sais… mais je ne le dirais pas, répondit Vax avec un clignement d'œil autant adressé à ses neveux et nièces qu'à leurs parents.

-Vous nous avez-vu grandir alors, oncle Vax'ildan?, demanda Vesper.

-J'ai gardé un œil sur la situation aussi souvent que je l'ai pu, mais j'ai raté beaucoup de choses. Par exemple, qui a été puni pour l'histoire du gâteau aux pêches?

Trois bouches s'ouvrirent, avides de raconter l'histoire. Keyleth lâcha la main de Vax et le laissa se faire submerger par les questions de ses neveux et nièces, déjà conquis par leur oncle, exactement comme elle l'avait prédit.

Elle se sentait de trop, sans parvenir à trouver le courage de s'éloigner. Peu à peu, le stress du combat et d'avoir vu Vex tomber lui revenait en plein dessus. Elle finit par se laisser tomber dans un fauteuil à l'autre bout de la pièce. Cassandra, revenue et repartie en toute discrétion, avait laissé à manger sur la table à côté. Keyleth mangea un peu, puis se recroquevilla sur le fauteuil et ferma les yeux. C'est à peine si elle entendit Grog, Pike, Scanlan et leurs enfants entrer dans la pièce et se joindre à la discussion. Keyleth songea vaguement qu'ils étaient trop épuisés pour aller chercher Velora, ou pour qu'elle ramène sa mère pour qu'elle rencontre enfin l'homme que Keyleth pleurait depuis si longtemps. Même si elle avait la force, elle n'était pas sûre de vouloir le partager avec plus de monde, pas quand ils avaient si peu de temps. D'ailleurs, il fallait qu'elle se lève et qu'elle les rejoigne, mais la colère, la peur et les retrouvailles avec Vax l'avait laissé dans un état d'hébétement dont elle avait du mal à se remettre. Elle ferma les yeux malgré elle et s'endormit.

Une caresse de la main de Vex sur son épaule la réveilla. Keyleth cligna des yeux, redressa la tête, et réalisa que la pièce était à moitié vide et que la nuit était tombée. Percy discutait doucement avec Vax dans l'encadrement d'une fenêtre et les autres mangeaient les derniers restes du plateau tout en riant bruyamment. On aurait presque pu croire qu'ils étaient trente ans plus tôt, si ce n'étaient les rides et les cheveux blancs des uns et des autres. Vex plaça un bol de chocolat chaud dans les mains de Keyleth et s'assit en équilibre sur le fauteuil et se mit à lui caresser les cheveux. C'était agréable, tout comme la chaleur de la boisson dans ses entailles. Keyleth n'avait pas réalisé qu'elle avait froid à ce point.

-Où sont les enfants?

-Couchés. C'était une soirée pleine d'émotions pour eux, mais Vesper s'est portée volontaire pour mettre les plus jeunes au lit, et les plus grands vont continuer leur conversation ailleurs.

Keyleth secoua la tête.

-Quand je pense que les jumeaux ont presque vingt ans… L'âge de partir à l'aventure.

-Ce n'est pas des jumeaux que je me méfie pour ça, mais de Freddie, et surtout de Gwen. Heureusement, j'ai encore un peu de temps avant qu'ils ne me causent des palpitations cardiaques. Mais ce n'est pas d'eux dont je viens parler. Pourquoi reste-tu à l'écart?

-Je ne voulais pas m'immiscer…

Vex renifla.

-T'immiscer dans une réunion de ta propre famille?

-Je sais à quel point Vax et toi comptez l'un pour l'autre. C'est la seule nuit que nous avons avec lui et je ne voulais pas être égoïste. C'est ton frère.

Des larmes perlèrent aux yeux de Vex.

-Idiote. C'est mon frère oui. Est-ce que je suis contente de l'avoir à nouveau à mes côtés, même pour une nuit? Oui. Bien sûr que oui. Et est-ce qu'il nous manque autant à toutes les deux? Bien sûr! Mais la différence, c'est qu'avec cette nuit, j'ai déjà eu tout ce dont je pouvais rêver: parler une dernière fois à Vax, m'assurer qu'il va bien, et le voir parler avec mes enfants. Trente ans se sont écoulés pour nous deux, Kiki, mais la différence, c'est que moi j'ai construit une vie. J'ai eu cinq enfants, et mon souhait le plus cher pendant toutes ces années, à part les voir grandir pour devenir meilleurs que moi, c'était que leurs regards brillent différemment quand je leur parlait de Vax, qu'ils brillent comme les yeux de personnes qui l'ont connu et qui comprennent pourquoi je tiens tant à lui. Je pouvais leur parler de Vax tout ce que je voulais, le leur décrire, leur parler de l'intonation de sa voix, de sa manière de sourire et de ses pires défauts, mais…

-Ce n'était pas pareil.

-Non. Avec mes histoires, ils se sont fait une image de Vax, mais ce n'était pas une image réelle. Maintenant, quand je raconterais nos histoires, ils auront sa voix en tête, et son regard. Et ça, c'est tout ce que je pouvais espérer. Maintenant, je vais partager son souvenir avec eux, pas leur transmettre la mémoire d'un disparu qui ne veut pas dire grand-chose pour eux. Maintenant, ils vont pouvoir l'aimer comme moi et pas pour l'amour de moi. Et ça… ça n'a pas de prix.

Elle essuya rageusement ses larmes et se força à sourire. Les yeux de Keyleth s'imbibèrent aussi de larmes. C'était à se demander comment il y en avait encore à l'intérieur de son corps.

-Mais ça ne veut pas dire que tu dois t'effacer comme si tu ne comptait pas, reprit Vex après s'être mouchée. La situation est différente pour nous deux. Moi j'ai construit une vie ici, un foyer. J'ai eu Percy et les enfants pour me tirer du lit les jours où c'était trop difficile. Mais toi?

-J'avais de quoi m'occuper l'esprit, protesta Keyleth. Zephrah, Tal'Dorei…

-D'accord, mais pendant toutes ces années, as tu été autre chose que la Tempête?

-Je… Oui, bien sûr.

-Quand?

-Avec vous. Quand j'ai retrouvé ma mère. Et…

Keyleth s'interrompit. C'était difficile de trouver des moments où elle avait vraiment été elle même.

-Tu as eu ton devoir pour t'occuper, mais ce n'est pas pareil, reprit Vex en lui prenant la main. J'ai construit une vie, et même si je perds à nouveau Vax, j'aurais toujours Percy et les enfants. Toi… tu va te retrouver comme avant, avec seulement le devoir pour t'occuper. Alors non, ce n'est pas pareil. J'ai déjà retiré de cette soirée ce que je pouvais en retirer d'important. C'est ton tour maintenant.

-Tu es sûre?

-Mortellement sûre, et je te garantis que les autres diraient la même chose si tu prenais le temps de leur demander. Je peux aller me coucher ce soir et me lever demain sans regrets. Je vais pleurer plus cette semaine que ces dix dernières années, mais j'aurais Percy et les enfants. Si toi tu allais te coucher maintenant, tu aboutirais à quoi, à part à te faire encore plus mal? Ne te condamnes pas à une vie de regrets, s'il te plaît. Prends ce que tu peux cette nuit, et tu verras demain. Cette nuit, sois égoïste. Pour toi. Pour Vax.

Keyleth hocha lentement la tête. Elle finit lentement sa boisson tout en échangeant de furtifs regards avec Vax. Vex avait raison. Keyleth pouvait pleurer toute la soirée le fait qu'elle ne retrouvait Vax que pour le perdre à nouveau, ou elle pouvait profiter de chaque seconde de sa présence. Elle n'avait déjà que trop attendu pour ça.

Reposant le bol d'un geste décidé, elle se leva et alla droit à Vax, qui parlait toujours avec Percy. Elle essaya de trouver quelque chose à dire, mais si Keyleth était douée pour déchiqueter ses ennemis, elle l'était nettement moins pour trouver les mots justes. À la place, elle se contenta de saisir la main de Vax et de le tirer vers la porte. Des rires et des sifflements les accompagnèrent.

À peine arrivée dans le couloir, Keyleth se retrouva plaquée contre le mur. Vax la serra tout contre lui et plaça sa tête tout contre son cou pour inspirer profondément. La tête se mit aussitôt à lui tourner. Son cœur se mit à battre à toute vitesse.

-Ton parfum… murmura-t-il d'une voix rauque. J'avais oublié ton parfum.

Keyleth inspira à son tour. Avec le temps, le souvenir de l'odeur de Vax s'était un peu effacé dans sa mémoire, mais elle était sûre qu'elle avait changé. Il sentait toujours le cuir, mais il y avait autre chose, une odeur de terre fraîchement remuée, et encore autre chose derrière, quelque chose d'indéfinissable. Sa peau était froide, comme s'il venait de rentrer à l'intérieur après avoir marché dans un blizzard. Keyleth referma ses mains sur sa cape et l'attira plus près d'elle. Il bougea pour accompagner son geste, exactement comme il le faisait avant. Ils retrouvèrent en un instant des instincts qu'elle croyait avoir oublié.

-Tu es là, ressentit-elle le besoin de dire à voix haute entre deux baisers. Tu es vraiment là.

-Oui. Pour cette nuit seulement, mais je suis là. Je suis à toi.

-Je ne vais pas vouloir te laisser partir, prévint-elle en retenant à nouveau ses larmes.

Vax vint cueillir ses larmes d'un doigt avant de les presser contre son cœur.

-Je ne vais pas vouloir partir.

-Alors reste. Qu'est-ce qui t'en empêche, maintenant que tu es là? Elle te doit bien ça après ces mois de torture que tu viens de subir.

Vax soupira et s'écarta d'elle pour s'appuyer contre le mur. Toute la fatigue qui avait disparu de son visage pendant la soirée était revenue.

-Elle serait en droit de venir me chercher et de me forcer à rentrer.

-Mais elle n'en aura pas besoin. Au matin tu seras parti, n'est-ce pas?

-Nous avons tous les deux un devoir à accomplir, répondit-il sur un ton de regrets. Mais non, elle n'en aura pas besoin. Je sais ce que je dois faire, et ce n'est pas un devoir que j'accomplis de force.

-Vraiment?

Keyleth n'avait pas pu cacher le doute dans sa voix. Vax rit doucement.

-Ce serait plus facile si c'était le cas, n'est-ce-pas? Si j'étais un prisonnier forcé de travailler pour une maîtresse indigne de mes services. Des fois je l'aurais voulu, au moins au début. Je voulais lui en vouloir, mais… je sers une cause dans laquelle je crois, Kiki. J'ai vu des choses… Tu n'imagines pas le nombre de personnes qui cherchent à s'emparer du pouvoir sur la vie et la mort pour en abuser. Ludinus n'est qu'une personne parmi des centaines d'autres que la Reine Corbeau a dans son viseur, des centaines de menaces à surveiller ou détruire s'ils commencent à estimer que la vie d'une personne n'est rien par rapport à leurs rêves de grandeur. Tu n'imagines pas à quel point la frontière entre la vie et la mort est fragile. Même si Predathos est libéré ce soir, même si la Reine Corbeau disparaît, il y aura toujours cette frontière à protéger, des personnes qu'il faudra aider à la traverser. C'est important. Et je serais toujours là pour le faire.

-Je comprends.

-Désolé. C'est de toi que je tiens ce sens du devoir. Je… Je suis désolé, Kiki.

-Ne t'excuses pas. Je sais pourquoi je suis tombée amoureuse de toi. Pourquoi je ne t'ai jamais oublié.

-Des fois, j'aurais voulu que tu le fasses. Que tu passe à autre chose, à quelqu'un d'autre.

-J'aurais pu. Même encore l'autre jour, il y avait cet Elfe Noir, un fan absolu de poésie ashari. Je crois que je n'aurais eu qu'un mot à dire et…

Elle s'interrompit. Elle avait tenté d'alléger l'atmosphère, mais elle vit le visage de Vax se figer et une lueur de peur apparaître dans ses yeux.

-Tu devrais, souffla-t-il à contrecœur. Je n'aime pas ça, Kiki, te voir souffrir comme ça, te voir t'isoler et rester seul. Cette nuit c'est l'exception, mais demain… Je te jure que ça ne me ferait pas mal. Je veux juste te voir heureuse, même avec un autre.

Sa bouche disait ça, mais ses yeux hurlaient qu'elle lui briserait le cœur, qu'elle était un des derniers liens qui l'unissait à la vie, avec Vex. Incapable de parler, Keyleth se contenta de secouer la tête. Elle vivrait un millier d'années et serait toujours incapable de l'oublier et d'en aimer un autre, et lui serait incapable de renoncer au devoir qui le définissait depuis si longtemps, alors où est-ce que ça les laissait? Ils restèrent un moment là, silencieux et appuyés contre le mur, jusqu'à ce que la porte du salon ne s'ouvre, laissant passer les têtes de Vex et de Scanlan.

-Je le savais!, cria la première. Qu'est-ce que vous faites encore là? Dégagez! Trouvez-vous une chambre, un jardin,un toit, mais ne restez pas juste là dans le couloir. C'est soit répugnant, soit pathétique.

-Pour l'instant ça semble surtout pathétique, ajouta Scanlan. Vous avez besoin de conseils pour vous rappeler comment on s'y prend?

Il se prit un geste grossier de la part de Vax. La porte se referma, mais Keyleth devinait qu'au moins deux paires d'oreilles étaient collées derrière la porte. S'ils ne se bougeaient pas rapidement, ils allaient avoir droit à de nouvelles remarques, que Keyleth n'était pas sûre de pouvoir supporter comme elle le faisait jadis. Elle se tourna vers Vax et déglutit. Elle n'avait pas été aussi nerveuse avec lui depuis un sacré bout de temps.

-Et maintenant?, demanda-t-elle d'une toute petite voix.

-Je ne veux pas me disputer, murmura Vax.

-Moi non plus.

-C'est une chance que je ne pensais pas avoir un jour, une chance unique. Je ne veux pas la gâcher par de l'amertume.

-Moi non plus.

Ils restèrent les bras ballants à se regarder. Keyleth maudit le temps écoulé qui rendait les choses si difficiles. Parler n'aidait visiblement pas à casser cette distance. Le seul moment où tout avait été normal entre eux, c'était quand il l'avait embrassée. Elle lui prit à nouveau la main. Il la serra aussitôt comme si c'était une bouée de sauvetage. Keyleth réalisa soudain à quel point ses mains tremblaient quand il la touchait, comment ses épaules se crispaient et son regard se faisait soudain presque terrifié, et son cœur se brisa un petit peu plus. Vax n'avait plus l'habitude d'être touché. Il ne savait plus ce que c'était que d'être vivant. Elle en avait mal pour lui, et elle avait honte de s'être forcée à rester distance comme ça, comme si cela pouvait la sauver d'un cœur brisé au matin. Cette nuit n'était pas pour elle, elle était pour lui.

-Viens, souffla-t-elle. Suis-moi.

Elle l'entraîna dans les étages, pas vers sa chambre, mais vers le jardin clos adossé au bureau de Vex. Personne n'y viendrait à cette heure tardive. Une fois la porte refermée, elle se pressa à nouveau contre lui et le sentit trembler des pieds à la tête. Cela la raffermit encore un peu plus dans sa décision.

-Je veux que tu me promette quelque chose, souffla-t-elle.

-D'accord, promit-il d'une voix plus rauque encore.

Le désir dans sa voix envoya des décharges électriques dans le corps de Keyleth, mais elle posa une main sur son épaule pour l'empêcher de bouger.

-Demain matin, je ne veux pas que tu me réveille. Je veux que tu partes sans un bruit, sans même m'embrasser. Parce que si je sais que tu es encore là, je vais essayer de te retenir, et ça nous fera juste du mal à tous les deux. Je veux que tu ne te retournes même pas pour me regarder. Ne te fais pas plus de mal que je ne veux t'en faire. Promets, d'accord?

-D'accord.

Keyleth sourit tristement. Il ne tiendrait pas parole. Vax se sentait toujours obligé de se faire du mal, quand il se sentait coupable. Mais, si elle s'interdisait d'être en colère pour la nuit, lui n'avait pas le droit de se sentir coupable, et c'était à elle de l'en empêcher. Heureusement, elle connaissait par cœur le meilleur moyen d'empêcher Vax de penser.

Elle se pencha pour l'embrasser. Il se tendit à nouveau vers elle en tremblant et répondit avec une maladresse inhabituelle à son baiser. Keyleth n'avait embrassé personne depuis qu'elle l'avait perdu, mais les réflexes lui revinrent plus vite. Un baiser fit place à un autre, puis encore un autre. Enfin, à bout de souffle, Keyleth s'écarta. Vax poussa un gémissement de protestation.

-Je suis là, le rassura-t-elle. Je ne vais nulle part.

Elle prit un moment pour étudier son visage, chercher la moindre ride qui indiquerait que le temps s'était écoulé en lui, en vain. Le seul signe de changement en lui était l'étrange lueur dans ses yeux, ces yeux qui n'étaient plus ceux d'un mortel mais qui hurlaient les souffrances par lesquelles il venait de passer. Elle aurait voulu qu'il ferme les yeux. Elle ne voulait plus jamais les lâcher du regard.

-Tu me regardes comme si j'étais un rêve mais je n'en suis pas un, lui sourit-il faiblement. Je suis toujours le même, Kiki.

Elle lui rendit son sourire, sans dire que c'était une partie du problème. Les mots ne lui étaient d'aucune utilité cette nuit, aussi arrêta-t-elle d'essayer de parler. En silence, elle commença à ôter les attaches de son armure. Vax se retourna vers elle, cherchant à l'embrasser à nouveau. Déséquilibrés, ils tombèrent dans l'herbe. Keyleth se cogna le coude contre une racine. Vax se redressa avec de la mousse dans les cheveux. Sans trop savoir pourquoi, elle se mit à pouffer. En souriant, Vax cueillit une fleur dans le buisson le plus proche et la colla derrière son oreille.

-Je t'aime, souffla-t-il.

Keyleth plaça une main sur ses lèvres. Il essaya aussitôt de la saisir pour l'embrasser.

-Je t'aime, répéta-t-il avec une sincérité désarmante.

-Ne le dis pas. Montre-le moi.

Avec un sourire familier qui atteignit enfin ses yeux, Vax la saisit par les hanches pour l'attirer à lui et l'allonger sur la mousse. Keyleth leva la tête pour lui permettre d'embrasser plus facilement sa gorge et la naissance de ses seins, et adressa un merci silencieux au destin qui le lui rendait pour une nuit, même s'il avait fallu pour ça qu'il passe par la plus effroyable des tortures, puis elle cessa de penser au lendemain.

Les rayons du soleil la réveillèrent au petit matin. Keyleth garda les yeux fermés et tendit l'oreille, mais elle ne surprit pas même un bruit de respiration aux alentours. Avec un pincement au cœur, elle se força à ouvrir les yeux et à regarder autour d'elle. Vax n'était nulle part en vue, mais des petites fleurs avaient poussé autour de là où Keyleth s'était endormie, et une plume de corbeau reposait sur sa cape.

-Oh Vax, souffla-t-elle. Tu n'as pas pu t'empêcher de te retourner, pas vrai?

Elle ramassa la plume d'une main tremblante et la serra contre son cœur. Même si elle n'aurait jamais rien d'autre, elle aurait au moins le souvenir de cette nuit. Hélas, elle craignait que cela ne suffise jamais à combler le vide qu'y avait laissé Vax, une fois de plus.