Lune, éclaire mes pensées


La lune était suspendue bien haut dans le ciel, éclaboussant la campagne de ses froids rayons. Les étoiles jouaient à chat, s'aidant des nuages vagabonds pour se dissimuler à leurs sœurs. De temps à autre, l'une d'entre elles filait sa route, semblant répondre au vœu de quelque observateur éveillé sur la surface de la Terre.

Toute la maisonnée respirait la tranquillité.

Il était l'heure.

Sherlock se coula hors de son lit, veillant à ne rien heurter dans le noir. Hors de question d'allumer la lumière pour se guider. C'est ce que font les idiots. Et idiot, il ne l'était pas. Il était intelligent. Très intelligent, même. Quoi qu'en dise son frère. Il était sûrement jaloux, de toute façon, jaloux car c'était lui le plus petit, le préféré de leurs parents.

Ses pieds nus, tièdes, ne faisaient presque pas de bruit sur le sol recouvert d'une moelleuse moquette.

De son lit au corridor, trente-deux pas.

Du corridor au palier, quatre-vingt-seize pas.

Un pied devant l'autre, guidé par un petit rayon lunaire s'égarant dans leur maison, le brun avançait dans le couloir. Nulle précipitation ; la nuit ne faisait que commencer.

Il faillit abandonner au niveau de la porte de son frère. Sherlock savait pertinemment qu'il ne pourrait pas tromper bien longtemps sa vigilance.

Mais il essayerait tout de même. Retint son souffle en passant devant la chambre de Mycroft.

S'entourant de précautions, s'immobilisant pour écouter les bruits du sommeil, il rejoignit l'escalier avec une lenteur toute étudiée.

En équilibre sur ses talons, le garçon prit tout son temps pour descendre les marches, s'aidant de la rampe pour ne pas imposer au vieux bois la totalité de son poids.

Il se devait de redoubler de prudence au rez-de-chaussée. Le moindre heurt résonnerait dans l'immense silence régnant en maître sur les lieux.

D'abord, la porte. Mummy croyait qu'il n'avait pas encore trouvé la nouvelle cachette de la clef. C'est bien pour ne pas lui faire de la peine qu'il prétendait ne pas avoir remarqué le cirage séché maculant le métal. Le brun tâtonna sous le banc de l'entrée, fouilla à l'aveuglette dans la boîte à bricoles de son père. Se piqua la main sur quelque chose d'aigu. Entre les ciseaux de jardinage, la pelote de raphia, et les innombrables petits pots de cirage, la clef reposait au milieu des chiffons à lustrer.

Muni du précieux sésame, le garçon pesa le pour et le contre de prendre ses chaussures. Il préférait être pieds nus, mais quand son frère le retrouverait - car ce dernier finirait par le rejoindre - il ne serait pas content du tout. Et Sherlock n'aimait pas quand Grand frère n'était pas content de lui. Il se sentait très petit et très stupide dans ces moments-là.

Va pour les chaussures. Et pour le patelot, tant qu'à faire. Qu'est-ce qu'il ne fallait pas faire pour rassurer sa famille alors qu'il était tout à fait capable de prendre soin de lui-même. Peuh.

Tant bien que mal, maugréant sous son souffle, il parvient à décrocher son manteau de la patère, s'aidant du banc.

Et sortit.

Sur le porche, le cadet Holmes enfila soigneusement ses chaussures, s'asseyant pour ajuster les lacets comme Grand frère le lui avait montré.

L'air vivifiant fonça sur lui, promenant ses ailes fraîches sur chaque centimètre carré de peau à découvert qu'il négligeait de protéger. Le col de sa chemise de nuit, ses mains sans moufles, ses chevilles découvertes, ses joues exposées, tout cela prit une grande gifle de la part du vent qui flottait entre les arbres.

Frissonnant - une sensation ni bonne ni mauvaise - Sherlock inhala profondément l'air de la nuit, s'imbiba de la senteur des arbres centenaires, s'ouvrit aux mille petits bruits et crissements de la faune nocturne.

Il prit un moment pour s'ajuster à la température extérieure. Fit quelques pas dans l'allée, laissant la porte derrière lui.

Se tournant vers son objectif, il se tenait parfaitement immobile, laissant le paysage glisser pour lui. De cette manière, le garçonnet voyageait loin, très loin, là où Mummy ne voulait pas qu'il s'aventure seul.

Il était temps de se mettre en route.

Une lumière tremblotante se déplaçait derrière lui, de haut en bas, à travers la maison.


Glissant entre les arbres, à la dérobée, le cœur cognant fort, un peu foufou d'aller si vite. La tension, la crainte d'être surpris rendait l'aventure nocturne dix fois plus délicieuse.

S'enhardissant à trottiner droit devant lui, cessant de se cacher de l'oeil opaque de la lune, il se projeta au bout de la clairière, là où Grand frère avait caché l'été précédent un trésor de pirates à son intention. Il pouvait découvrir encore, et encore, et encore, le coffret. Comme si c'était la première fois qu'il suivait les indices. Et cette fois, il ne se trompait pas. Il réussissait du premier coup. Ce soir, le trésor serait un coquillage rare à ajouter à ses spécimens.

Il déposa ses chaussures sur une souche, notant mentalement l'endroit pour venir récupérer son bien. Le besoin de sentir sous ses pieds le sol ferme jonché de plantes soyeuses était plus fort que sa raison chuchotant de conserver la protection des semelles.

L'herbe fraîche et humide dévalait la colline sous ses pieds. Piétinant la grasse verdure à chaque pas, il apprécia le froid brusque qui s'emparait de ses jambes pour tenter de le faire trébucher, ses muscles gourds de l'exposition forcée aux éléments.

À la lueur blafarde de la lune, le garçon se guida entre les bosquets, une idée germa dans sa cervelle. Il voulait voir un animal, n'importe lequel. Après quelques hésitations, il se décida pour une biche. Qu'importe si les cervidés ne pouvaient pas être aussi proches du domaine, habituellement. Il pouvait tout. La forêt était son royaume. Sherlock n'avait pas besoin d'amis. Il n'avait peut-être même plus besoin de son frère, maintenant qu'il était un grand garçon intelligent.

La clairière tranquille abritait plusieurs biches couvant des yeux leur progéniture ensommeillée. Elles regardaient le garçonnet s'approcher peu à peu, leur regard paisible ne reconnaissant guère de menace de sa part. Il avait très envie de caresser les petits faons mais savait bien que cela poserait un problème aux mamans biches. Alors, il se contenta de s'asseoir à quelque distance et de regarder tout son soûl.

Tout en réfléchissant à sa prochaine expédition, il dût se secouer deux ou trois fois pour ne pas céder à la lassitude de son corps, le traître, pour lequel une trop longue pause était un piège. Refusant de s'endormir en plein air, Sherlock se décida à quitter les biches. Après un dernier au revoir, et une promesse de revenir plus souvent, il s'élança entre les rochers moussus. Refaisant le chemin en sens inverse, il décida de tester son mental.

Quand il se lança à l'assaut d'un arbre offrant de bonnes prises, Sherlock réalisa qu'il aurait dû s'écorcher les mains à plusieurs reprises. Le temps d'attraper la pensée au vol, et ses petites mains picotaient, marquées d'éraflures. Quand il s'estima suffisamment haut perché, il tendit tout son corps.

Il n'y avait plus à hésiter. Il pouvait le faire. Le grand saut, l'attrait du vide. Et il se laissa basculer en avant. Une pointe de panique glissa sourdement entre ses côtes, alors même qu'il réalisait toute la teneur de son geste. La chute libre, cligner des yeux et le sol se rapproche -

Sherlock !


« Sherlock ?... »

La voix de Grand Frère vient briser sa contemplation émerveillée. Il se déplaçait sur les ailes du vent. La nuit déroulait ses rubans soyeux, semés de minuscules étoiles, masqués par les brumes émergentes. Le garçon réintégra lentement, paresseusement, son corps frissonnant, assis quelque part entre les jardinières, avec la porte à quelque mètres dans son champ de vision. Il aurait dû voir s'allumer la lumière à l'étage, là où son frère résidait, s'il n'était pas si absorbé par son jeu. Un vague sentiment de honte l'envahit.

« Je n'ai pas tes yeux de chat, tu sais.

, répondit-il platement. » Comptant sur le clair de lune pour guider Mycroft. Lune, ne cligne pas de l'oeil.

Ledit grand frère, vêtu à la hâte, un peu essoufflé, descendit le perron et vint se mettre à sa hauteur.

« Sherry, qu'est-ce que tu fais dehors à une heure pareille... encore ? Ma parole, mais tu es glacé ! continua le rouquin. » Ce disant, il arrangea le patelot mal fermé du plus petit.

« Il y a une raison pour les boutons des vêtements, petit frère.

— Ça m'embête ?

— Protéger, rectifia Mycroft. Que faisais-tu ?

— Je ne sais pas. »

Il réfléchit un peu. Ce n'était pas assez pour lui faire comprendre.

« Je m'ennuie jusqu'au matin.

— Tu es supposé dormir, la nuit. Tu ne peux pas t'en rendre compte.

Si. » Un accent de détresse pointait dans ce "si". Le non-dit flottait devant sa figure - m'ennuie, m'ennuie, m'ennuie ! Il eut un geste agacé pour l'en écarter.

« Les étoiles descendent plus bas si je réfléchis, reprit Sherlock. »

Il réfléchit encore.

« Je suis allé me promener là-bas. Pour mieux voir. »

Mycroft le regardait intensément, sans mot dire.

« Très loin, ajouta-t-il avec un rien de défi dans sa voix mal assurée. » Le cadet Holmes réalisait peu à peu qu'il commettait une erreur en se confiant ; et s'il passait pour plus fou encore qu'on ne le chuchotait déjà dans les réunions de parents d'élèves ?

Mais Grand frère ne dit rien pour cette fois. Il se contenta d'hocher la tête.

Mycroft soupira, le soulevant à bout de bras.

« Tu veux boire quelque chose de chaud ?

— 'sais pas.

— Donc c'est oui. s'amusa l'aîné Holmes. »

Il souleva de terre son cadet, d'un geste machinal qui trahissait une longue habitude. S'assura que le brun ne pouvait pas tomber quand il lui faudrait ouvrir la porte d'une main.

« On rentre, avant de finir emportés par le vent d'Est ?

— On rentre, accepta docilement Sherlock. Parce que t'as froid.

— Parce que je ne veux pas que tu attrapes du mal, corrigea Mycroft. »

L'un contre l'autre, cheminant vers leur foyer, l'aîné courbant le dos sous le souffle du vent s'intensifiant. Un vent venu de l'Est, un vent porteur d'un Ailleurs, chuchotant bien des choses. S'essoufflait à les déraciner, ce qu'il réservait aux deux frères Holmes leur vie durant.

Dans une clairière, de l'herbe foulée et aplanie, tiède encore, comme si une bête s'était là couchée.


N.d.A. : Merci d'avoir lu !

Date de rédaction : 2014/06.