Les deux longeaient désormais silencieusement cette grande route passante. Et lui suivait ses pas, s'interrogeant bien sur la finalité de leur marche qu'elle lui avait imposée. Alors même si la blonde semblait y aller à reculons, il fallait bien avouer que ses tripes l'encourageaient à poursuivre sa destinée. Et dieu sait que ce n'était pas situation facile…

Antoine la vit soudain ralentir pour prendre un chemin sur sa droite. Il lui emboîta le pas, avisant désormais une grille clôturée et imposante face à lui. Derrière, se dessinaient dans un ton solennel, quelques couleurs fleuries sur fond sombre et grisâtre… Une ambiance macabre voire douloureuse même… Il se stoppa, observé par Candice qui s'apprêtait à pousser la porte de sa main gauche.

«C'est là que tu voulais m'emmener ? s'étonna Antoine dans un sursaut d'hésitation.

- Oui… acquiesça-t-elle difficilement.

- Mais on n'est pas obligés tu sais… Enfin… Je…»

En réponse Candice attrapa sa main pour la serrer dans la sienne. Une confirmation silencieuse, en quelques sortes… Si, elle en était obligée. Depuis la veille elle le voulait. Comme un besoin essentiel à sa survie… Il fallait que son amoureux vienne ici, avec elle, devant lui. Et même si le rendez-vous ne sonnait pas très gai, elle se l'imaginait presque joli et salvateur… La porte grinça faisant envoler quelques corneilles qui semblaient résider sur les arbres qui entouraient ce cimetière avec protection. Là, Candice resserra sa poigne, puisant chez son compagnon toute la force dont elle nécessitait pour affronter ce bloc de pierre mutique. Leurs pas foulèrent les graviers et quelques allées plus loin, Jean-Jacques Müller gisait là, sans artifice. «Antoine, Papa… Papa, Antoine…» osa Candice dans un demi sourire. Le commissaire se crispa, bien peu habitué à ce genre d'ineptie. Bah oui! C'était un pragmatique lui, un terre-à-terre. Alors se retrouver là, à discutailler avec du marbre… Ce n'était clairement pas sa tasse de thé...

«Les fleurs sont belles, se contenta-t-il de relever avec gêne en glissant ses mains dans ses poches.

- Ouais, confirma Candice en frôlant les tulipes qui trônaient devant elle. Maman vient souvent entretenir sa tombe.

- Hum…

- Faut dire qu'ici, y a plus personne d'autre qui vient le voir… Après ce qu'il a fait…

- Je comprends, acquiesça-t-il durement en fixant l'écriture dorée avec douleur.

- Mais tu sais que t'es le premier garçon que je lui présente, quand même, sourit Candice en récupérant son bras droit contre elle.

- Ah oui ?

- Ouais… Personne n'avait le droit de… d'approcher sa princesse, comme il disait si bien… Il chassait tous les garçons qui s'approchaient de moi…

- Je suis flatté alors…

- Tu peux! Même Laurent n'a pas eu ce privilège, ajouta-t-elle fièrement. Puis là, on est sûr qu'il te chassera pas au moins…»

Antoine esquissa un sourire, faussement amusé par cette affirmation… Certes, son père n'était plus là pour lui imposer ses choix et ses obligations mais… finalement, ne l'avait-il pas un peu chassé à sa manière? Parce que sans lui et sans son côté sombre, peut-être seraient-ils déjà mariés et heureux depuis de bonnes années… Du moins, sans lui, peut-être leur mariage n'aurait-il pas été aussi peu certain qu'à cet instant-t, songeait Antoine avec agacement…

« Et puis de toute façon, même s'il t'avait chassé je l'aurais pas écouté… continua Candice plongée dans une intense émotion personnelle.

Antoine ravala sa salive, les lèvres brûlées par une question qui le titillait.

- Et… Tu crois qu'il aurait voulu que tu te maries avec moi ?

Émue, Candice jeta un œil à son chéri avant d'appeler ses bras en soutien. Elle se calfeutra dedans, réchauffé par son cœur battant.

- Tout ce qui lui importait c'était de me voir heureuse, alors… avec toi, je le suis…

- Donc peut-être que lui aussi est déçu par ce changement d'avis soudain…

Elle haussa les épaules, hésitante.

- Toute façon c'est à cause de maman, lança-t-elle plus pour son père que pour son amoureux

Soudain, une brise de vent fulgurante souffla dans les cheveux de la blonde. Une vivacité étrange qui contrebalançait le calme ambiant qui régnait depuis le début de cet entretien. Et devant eux, le pot de fleurs se renversa, brisant le verre avec aisance. Candice en fut surprise et tombait de plus en plus dans l'irrationalité. La mention de sa mère avait-elle provoquée la colère de son père? Ou pire encore, c'était-il le signe de son opposition au mariage? Difficile à deviner dans ce réalisme inexact… Et la blonde en était restée pantoise, bien loin de l'agitation de son partenaire qui s'était précipité sur le vase à récupérer. Les tulipes changèrent de maison, rejoignant les chrysanthèmes qui n'avaient pas eu d'autres choix que de laisser un peu de place dans leur demeure. Il récupéra les morceaux de verre et annonça les déposer dans la poubelle postée plus loin. Elle acquiesça, suivant des yeux son compagnon s'éloigner doucement.

«Tu vois papa, je t'avais dit qu'il était parfait…

Le vent souffla à nouveau, persuadant Candice de la présence spirituelle de son père à ses côtés. Elle retrouva un semblant de lucidité et fixa le prénom face à elle.

Et c'est comme ça que tu aurais dû être avec maman aussi. Parfait…, lui reprocha-t-elle en ravalant ses larmes menaçantes. Ça nous aurait peut-être évité d'en arriver là…

- Ça va? entendit-elle derrière elle.

- Euh ouais, confirma-t-elle dans un sursaut.

- Je veux pas te presser mais, le vent se lève, j'ai peur que ça tourne à l'orage… Faudrait mieux pas s'éterniser ici…

- Ouais, accepta-t-elle dans un sourire. On y va…»

Candice se pencha pour caresser le marbre gris sous l'œil attendri d'un policier protecteur. Il enfonça à nouveau ses mains dans ses poches tandis que sa compagne se relevait pour quitter les lieux. Le couple foulait désormais le chemin dans le sens inverse de tout à l'heure. Et cette fois, leur marche semblait plus sereine… Pressé par le temps qui se gâtait, Antoine enclencha le pas rapidement, semant presque Candice dont les talons étaient soumis à l'épreuve de graviers instables. Il ouvrit le portail et le tendit à la détective qui se retourna pour le refermer. Soudain ses yeux furent happés par une silhouette face à elle. Au loin, au fond de cette allée qui lui semblait interminable, deux yeux ronds et bruns s'assuraient de la fixer, sourire aux lèvres.

«Papa…» souffla-t-elle de stupéfaction en distinguant un pantalon plein de cambouis et un pull tâché d'huile. La blonde s'immobilisa, envoutée par cette figure qui ne pouvait pourtant pas exister face à elle. Il acquiesça, sereinement. Et elle balbutia à nouveau, plongée dans l'incompréhension.

«Candice? Ça va? l'interpella Antoine face à son mutisme.

- Tu… Tu l'as vu? lui demanda-t-elle en détournant ses yeux vers lui.

- De? rétorqua-t-il en approchant le grille à son tour.»

Mais plus rien… L'homme avait disparu. Envolé! Comme par magie! Pourtant les choses lui avaient paru bien réelles! Elle en était certaine! Son père était là, debout, au loin et l'avait observé le quitter dans un sourire sincère et chaleureux. Cela avait été comme une annonce de départ enfin heureux! Le genre de ceux qu'elle avait toujours espéré… Et qu'elle n'avait finalement jamais eu...

«Rien… éluda-t-elle en scellant la grille de ses deux mains.

- T'es sûre que ça va?

- Maintenant, oui… acquiesça-t-elle en enserrant ses doigts dans les siens.

- Ok…»

Antoine se contenta de son sourire et entraîna dans sa marche une Candice souriante. Et cette fois c'était un vrai sourire. Pas un sourire de façade qu'elle avait plus ou moins collé sur son visage pour faire plaisir à ses proches. Et cette soudaine sérénité la poussait à verbaliser… Alors pour elle qui avait l'habitude d'intérioriser, les choses pouvaient paraître surprenantes…

«C'est ici que j'étais hier soir…, annonça-t-elle tout bas à Antoine. J'avais… J'avais besoin de lui parler…

- Je comprends…

- Ça faisait trop longtemps que je traînais des choses sur le cœur et… en fait, j'ai jamais vraiment eu le courage de l'affronter depuis…

- Ça veut dire que t'étais jamais revenue ici depuis tes seize ans?!

- Si… Une fois, quand je suis venue ici pour l'affaire Houdon là... Maman m'avait forcé à aller le voir mais, ça s'était mal passé… J'étais encore trop étouffée par cette haine que j'avais contre lui…

- Et hier, ça t'a fait du bien alors ?

- Ouais, sourit-elle tendrement. Je crois que… qu'il fallait que je lui dise ses quatre vérités en fait. J'ai fini par lui dire que je lui en voulais et qu'il aurait dû accepter de se soigner plutôt que de faire ça… Mais que le passé, on pouvait pas le rattraper et… voilà…

- C'est bien! Ça t'a libéré…

- Ouais…

- Mais… Comment dire… bégaya-t-il d'hésitation, Stanislas m'a dit que… que vous étiez partis en Belgique. Mais il m'a rien dit de plus... Qu'est-ce qu'il s'est passé là-bas?

- Bah on y est allés parce qu'on venait de retrouver la maison de Menaux, l'escroc, tu sais... Sauf qu'évidemment, je me suis retrouvée face à ma mère mais… ça s'est mal passé…

- Elle t'a pas cru?

- Elle a même pas voulu entendre parler de ça! Elle m'a accusé de ne vouloir que son malheur… Alors que c'est tout l'inverse, en plus… Mais comme d'habitude, elle est butée et cherche pas à comprendre...

- Hum… soupira-t-il de fatigue face au comportement égoïste de Magda. Et… Pour nous, tu lui as dit?

- Bah oui! Je venais pour ça surtout…

- Et alors? Qu'est-ce qu'elle t'a répondu ?

Elle rigola jaune avant de détourner le regard vers l'horizon.

- Elle m'a ri au nez.

- Pardon?!

- Il paraît que je suis incapable d'aimer quelqu'un à cause de mon père, que je suis instable aussi… Et que dans tous les cas, ça servait à rien parce que ça durerait pas…

- Ah oui quand même…, encaissa-t-il difficilement. Mais rassure-moi, tu l'as pas cru?

Candice tiqua, hésitante.

Ok… Donc je comprends mieux ce rejet soudain…

- Ça a pas été facile à entendre, ça...

- Et qu'est-ce que tu comptes faire?

- Je sais pas… Je… J'crois que j'ai besoin de temps…

- Ouais…»

Du temps... ironisa-t-il intérieurement. C'était pas comme s'ils en avaient plus, du temps… Et à quinze jours du jour-j, tout semblait finalement bien compromis. Alors même s'il comprenait mieux d'où venaient ses angoisses, Antoine avait du mal à encaisser. Et plus jamais le policier ne voulait avoir affaire à sa belle-mère, car tout était de sa faute, définitivement.

«Et nous, qu'est-ce qu'on fait maintenant?

- Comment ça?

- Bah… T'es venue là pour l'annoncer à ta mère, c'est fait et peu concluant. Puis l'affaire Menaux, c'est réglé…

- Bah pas tellement!

- Donc tu comptes encore te mêler de cette histoire?

- Je… J'en sais rien… Mais je suis avec mon oncle et j'ai encore envie de profiter de lui. Je me disais qu'on pouvait peut-être passer le week-end ici et rentrer dimanche soir…

- Je sais pas Candice. Je dois récupérer Suzanne ce week-end et l'équipe est sur une grosse affaire aussi...

- T'es d'astreinte?

- Nan mais… Je les ai plantés quand même. Puis normalement on avait des rendez-vous avec ma mère pour la cérémonie. On devait déjeuner avec les enfants aussi pour parler du mariage et…

Candice lâcha sa main en soufflant intérieurement.

Quoi?

- Rien… soupira-t-elle. Je te demande juste de me laisser ce week-end ici avec eux. Si tu veux pas rester avec moi, tu peux rentrer à Sète et je te retrouve dimanche. C'est pas grave…

- Donc c'est moi qui dois leur annoncer qu'on annule tout?!

- Non! Je m'occuperai de tout ça à mon retour.

- Vraiment?

- Je te promets… Laisse-moi juste ce week-end pour réfléchir et dimanche soir on en rediscutera calmement.

Perplexe, Antoine se figea avant de détourner le regard d'agacement.

S'il-te-plaît, força-t-elle en enserrant sa taille.

- Ok, finit-il par accepter en réceptionnant ses lèvres sur les siennes.

- Merci, souffla-t-elle tendrement.»

Antoine encaissa à nouveau, faisant preuve de conciliation et bienveillance envers sa femme qui mettait sa patience à rude épreuve. Heureusement que c'était l'une de ses qualités…! Mais il ne fallait pas trop en abuser… Et désormais, lui aussi hésitait. Rester ici pour la soutenir quitte à se froisser avec le reste de la famille qui s'occupait du mariage? Rentrer et les aider à préparer un potentiel mariage dans l'espoir qu'elle se résigne à un oui final dans quinze jours? Les choses étaient complexes… Et sa seule certitude c'était qu'ils arrivaient à la voiture et s'apprêtaient à rentrer chez Paul qui devait les attendre avec impatience.