Quand Gordon décide que les garçons ne pourront pas fournir davantage d'efforts et de concentration malgré des coups de latte répétés sur la gueule et les bras et le dos, ce qui est peut-être inévitable vu la présence d'une femme décidément intéressante sur les lieux de leur raclée quotidienne qui vise à en faire des hommes, Bruce leur dit d'aller changer de chemise vite fait, on va servir une collation pour se remettre d'aplomb et pour discuter – et oui, lady Talia sera là aussi.

Renly démontre une rapidité et un enthousiasme à se changer avant ses neveux, on croirait pas qu'il vient de passer une bonne heure à remuer piteusement les bras pour donner l'impression qu'il veut maîtriser l'art et la manière de tenir correctement une épée sans se la planter dans le pied. Il aide même Tim à se rhabiller, ce que le brun plus petit apprécie moyen vu le manque de délicatesse de son oncle pas tellement plus vieux, mais Renly préfère admirer les habits que de se dépêtrer avec les boutons et les lacets, il laisse la besogne à la femme de chambre, ce fainéant, et Jason ne peut pas s'empêcher de le regarder un peu de travers à cause de ça.

Enfin, Jason comprend l'impatience de son oncle pas si grand. C'est que lady Talia a vraiment une mine curieuse, la tête de quelqu'un qui vient de dénicher la carte parfaite pour rafler le monceau de piécettes trônant au centre de la table de jeux, et qui attend le moment de la sortir pour enrager les autres joueurs convoitant le pactole.

Du coup, il se méfie un brin d'elle. Mais de l'autre côté – elle sourit, un vrai sourire qui n'est pas une mine polie servant à cacher ce qu'elle pense, les bien-nés s'y connaissent pour sortir ce sourire-là, des fois le fils de la sorcière des bois imagine qu'ils n'en ont pas d'autre. Et puis elle a lu des livres de stratégie, vu qu'elle se rappelle le contenu de celui que Renly aurait dû feuilleter, et une dame n'est pas supposée faire ça, du moins c'est ce que Jason a observé depuis qu'il est arrivé à Accalmie, quand une femme arrive à lire plus que trois lettres elle se contente de l'Etoile à Sept Pointes et d'accord, par endroits c'est du saignant comme avec Hugor de la Colline qui massacre les païens sans envie de se convertir, mais les évangiles pour la Mère et la Jouvencelle sont drôlement lourds sur la docilité et la gentillesse et la modestie. La guerre, on la dégote dans l'évangile du Guerrier, et ça veut bien dire que c'est une affaire d'homme.

Mais lady Talia, comme Tim l'a indiqué, est venue de Dorne, et là-bas ils sont bizarres à cause de la chaleur et des épices partout. Pour être franc, Jason est curieux.

Alors quand tout le monde est assis autour d'une table où sont disposés des carafes de lait remonté de la cave et de cidre à peine pétillant, il ne se retient plus et demande carrément:

« Dites, madame, vous avez fait long voyage depuis votre coin de Westeros. Vous devez avoir une sacrée raison pour couvrir la distance. »

Il peut sentir les gros yeux de Bruce dans son dos. Non, ce n'est pas poli, surtout quand on s'adresse à une dame de bonne naissance, surtout quand on est un bâtard dont la mère est une paysanne, mais vu les histoires qui courent sur le compte de la reine, Cersei Lannister qui a réussi l'exploit de se faire détester de Dickon – il charme n'importe qui avec son large sourire et sa joie de vivre, le fumier, de Cortnay Penrose aux marmitons aux marchants de passage, et il apprécie les gens en échange alors pour que sa réaction concernant sa propre tante par le mariage soit de tirer une gueule désapprobatrice, c'est une accusation qui vaut douze témoins jurant avoir vu la lionne blonde coucher avec le bouffon de la cour dans le lit du roi histoire de saccager complètement sa dignité – il vaut mieux voir d'emblée quelle espèce de femme elle est, cette lady Talia.

Elle fredonne bas dans sa gorge, un bruit amusé, pas vexé, bon signe ça.

« Généralement, offrir sa main à un seigneur suzerain est une excellente raison de ne pas confier la négociation du contrat nuptial à un intermédiaire, en effet. »

Renly recrache sa gorgée de cidre sur la table. Dommage, Dickon est assis juste à côté de lui, ça aurait été marrant qu'il se fasse arroser.

« Lady Talia ! » glapit Tim, ouvrant d'immenses yeux bleus. « Vous allez devenir notre belle-maman ? »

Jason… ne sait pas trop quoi penser de ça. Il a déjà une mère! Une qu'il aime, et qui l'aime, et qui n'est pas là car elle est une sorcière des bois et personne ne veut voir traîner une femme qui connaît les herbes pour avorter et nettoyer les plaies dans les environs d'un château, vu qu'ils l'accusent aussitôt de glisser des potions dans les puits pour que les agneaux naissent sans narines ni bouche ou pour que les locaux se retrouvent couverts de plaques de peau rouge et sèche qui démange en dépit de se gratter comme un chien galeux infesté de puces.

Maman n'est pas ici, et voilà cette dame, lady Talia avec ses yeux en forme d'amande et son sourire, qui arrive et veut s'installer, épouser Bruce, le père de Jason et Dickon et Tim. Se glisser dans leur famille, occuper une place restée vide parce que, avec trois bâtards qui ont chacun une mère différente, comment choisir, vraiment ?

Jason avale sa salive, une enflure brûlant soudainement sa gorge et menaçant de lui couper le souffle.

« C'est l'accord dont nous sommes en train de débattre » admet Bruce d'un ton égal, le ton d'un homme qui remarque sur les nuages dans le ciel et le risque de pluie pour l'après-midi. « Et non, Dickon, lady Talia n'est pas enceinte. »

« J'ai rien dit » proteste vertueusement l'aîné des bâtards Barathéon, fronçant vigoureusement le nez pour démontrer son désarroi.

« Tu le penses si fort que j'en ai les oreilles assourdies. »

« Ce sera un plaisir de vous avoir à Accalmie » gazouille Tim en regardant la dame par-dessous ses longs cils foncés. « Mais… pensez-vous que la princesse Arianne sera très fâchée contre moi, pour l'avoir privée de votre compagnie ? »

« La princesse serait plutôt rassurée, je gage » décrète la femme aux longs cheveux noirs soigneusement rassemblés dans un filet de perles d'ambre, « de savoir que son petit mari bénéficiera d'une conseillère en mesure de lui expliquer les détails subtils de la vie parmi les dunes de sable. »

« C'est tout de même une drôle de robe » marmonne Renly, plongé dans son étude des manches de lady Talia, ignorant sans gêne les autres participants de la collation.

Ils sont tous en paix avec la décision qui vient d'être annoncée, aussi simple et bête que le cuisinier préparant des betteraves en sauce et du ragoût pour le souper de cette nuit. Jason se sent désespérément seul, et voudrait bien s'enfuir en courant de la pièce, mais s'il fait ça Bruce va mal le prendre et lui infliger davantage de leçons d'étiquette avec Alfred et Cortnay Penrose, et lady Talia va s'en souvenir pour quand elle sera la dame d'Accalmie et autorisé à lui faire des misères parce que devant la loi, elle sera sa mère au lieu de Shaera la sorcière qui a visité Harrenhal au même moment que le sire d'Accalmie.

Elle lui manque tellement, mais il ne peut pas la voir, et ça lui donne envie de crier autant que ça lui coupe le sifflet. C'est juste horrible.

Jason veut juste se cacher sous ses draps et échapper à cette journée.