Suite à cet après-midi, les jours sont passés avec un sentiment de retour à la normale. Je me surprends à me réhabituer peu à peu à leur présence, comme si tout ce qui s'était passé n'était qu'un mauvais rêve. J'ai décidé de laisser derrière moi cette idée stupide que Paul est un loup, de me convaincre que mon esprit m'avait simplement joué un tour.

A chaque fois que je me rends chez Emily, elle m'accueille toujours avec un sourire bienveillant. Leah reste fidèle à elle-même, râleuse mais attentive tandis que les garçons apportent leur lot habituel de rires et de défis absurdes.

— Il est en grande détresse, m'explique Leah en me ramenant à la réalité. Ce n'est pas une excuse, son comportement est intolérable et je l'aurais bien tué pour ce qu'il t'a fait, mais… sache-le quand même. Quand Rachel l'a quitté, ça a détruit quelque chose en lui.

Elle me parle de Paul, car il sera présent aujourd'hui. Ils m'ont tous racontés comment ses dernières semaines l'ont affecté. Je l'avais bien remarqué, mais avoir chaque point de vue m'a aidé à comprendre les choses et j'ai accepté qu'il soit présent avec nous.

Il m'ont tous affirmé qu'il faisait énormément d'effort pour se sortir de cet état dépressif qui le ronge et que tous l'y aidait, conscient que lui tourner le dos ne ferait qu'aggraver la situation.

Pour la bande, Paul est autant leur amis que je ne le suis, alors je ne peux pas vraiment le priver de ces moments chez Emily sous prétexte que je suis là aussi.

Il n'empêche que j'appréhende beaucoup.

Avant de partir, je reste longtemps immobile devant le miroir de ma chambre, les bras croisés, le regard fixé sur mon reflet. Mon cœur bat trop vite et mes mains tremblent légèrement.

Et si Paul perdait à nouveau les pédales? Et si, cette fois, personne n'intervenait à temps? Et si…

Et s'il se transformait en loup ?

Qu'est-ce qu'on a dit, Haven ? me réprimandé-je.

Je secoue la tête pour chasser ces pensées, mais elles s'accrochent à moi comme des ombres. Inspirant profondément, je m'efforce de rassembler mon courage.

— Hey, ma belle, tu ne seras pas seule, murmure Leah en posant une main rassurante dans le creux de mon dos alors que nous sommes sur le point de partir.

Je hoche la tête, incapable de lui répondre, et je la suis en silence.

En arrivant là-bas, tout le monde m'a salué chaleureusement et m'a promis à demi-mot que Paul se tiendrait à carreau et que je n'ai rien à craindre.

Et c'est vrai.

Paul est là, assis à l'écart, les épaules affaissées, son regard perdu fixé sur le sol. Il n'a plus rien du garçon sûr de lui, presque arrogant, que j'ai connu. Maintenant, c'est une ombre, une épave. Son visage est fatigué, marqué par des semaines de tourments et de culpabilité. Chaque geste semble être un effort, chaque mouvement, une lutte contre lui-même.

Même si je vois la douleur dans ses traits, même si je sens qu'il est rongé par la culpabilité, je ne peux pas m'approcher de lui. La simple idée de croiser son regard me donne envie de fuir.

Pourtant, quelque part au fond de moi, ça me fait mal de le voir comme ça, mais… ce n'est pas à moi de le consoler. Ça, non.

Je me force à marcher jusqu'au salon, posant mon sac près du canapé. Mon regard glisse une fraction de seconde vers Paul, mais il ne bouge pas. Je me concentre sur les autres, sur leurs sourires et leurs voix qui m'apaisent peu à peu.

Les heures passent, et je me sens étrangement à l'aise. Les discussions s'enchaînent, ponctuées de rires et de chamailleries. Même Paul finit par participer, bien qu'il reste plus en retrait. Il fait des efforts, c'est indéniable, et je ne peux m'empêcher de le remarquer.

À un moment, Leah me glisse discrètement :

— Tu vois, il essaie. Ça ne le rend pas moins insupportable, mais bon, il essaie.

Je hoche la tête sans répondre. Elle a raison, mais cela ne rend pas tout plus simple pour autant. Paul tourne la tête vers nous, comme s'il avait entendu ses paroles. Dans un premier temps, je baisse la tête pour éviter de croiser son regard, car je m'attends à lire dans ses yeux de l'arrogance ou du défi, comme toujours, et je n'ai vraiment pas envie de subir ça.

Mais son regard ne me quitte pas. Il me picote, me sonde. Timidement, je relève les yeux vers lui, curieuse, et lorsque je croise enfin son regard, j'y décèle de la fatigue, mêlée à quelque chose d'indéfinissable… Du désarroi, peut-être ?

Surprise, je relève complètement la tête vers lui et fronce légèrement les sourcils. Il baisse aussitôt les yeux, comme s'il était gêné.

Paul finit par se lever, échanger un regard entendu avec Sam et partir les épaules voûtées. Mon cœur se serre et cette image reste gravée en moi tout le reste de l'après-midi. Pourquoi est-ce que cela m'affecte autant? Pourquoi ai-je cette boule dans la gorge chaque fois que je pense à lui?

Au cours de l'après-midi, Emily fait discrètement signe à Sam de sortir avec les garçons. Elle doit sûrement penser que je ne l'ai pas vue faire, alors je joue le jeu quand ils prétextent tous vouloir partir en randonnée. Je me retrouve seule avec Emily, Leah et Kim.

Emily nous prépare de délicieux chocolat chaud et nous nous installons autour de la table.

—Allez, dis nous Haven, ça va mieux? demande-t-elle doucement, s'asseyant à côté de moi.

Je n'ai pas besoin de demander de quoi elle parle. Je devine tout de suite qu'il s'agit de l'incident avec Paul.

—Ça va mieux, je suppose, dis-je en haussant les épaules. Comme vous le savez, je l'évite autant que possible et, lui, de toute façon, ne vient plus en cours.

Emily et Kim échangent un regard rapide. Évidemment qu'elles savent, Kim a le même âge que moi et Emily enseigne à l'école Tribale.

—Ce n'était pas de ta faute, Haven, ajoute Emily d'une voix douce. Ce qui s'est passé… Paul était dans un état où il ne se contrôlait pas. Mais il s'en veut, tu sais.

—Je sais qu'il s'en veut, je finis par lâcher. Mais ça n'est pas suffisant !

— Tu sais, reprend Leah. Paul a tendance à dire ou faire des trucs qu'il regrette ensuite, mais il ne sait pas comment s'excuser. Il est comme ça…

Je souffle sur mon chocolat.

—Paul n'est pas du genre à s'excuser, bougonné-je. De toute façon, je ne suis pas sûre de vouloir de ses excuses.

Emily sourit doucement et pose sa main sur mon épaule. Son regard bienveillant cherche à me rassurer, mais cela ne suffit pas à apaiser complètement le nœud dans ma poitrine.

—S'il le fait quand même, l'écouteras-tu ? me demande Emily.

Je détourne les yeux, cherchant une réponse que je n'ai pas. Un soupir m'échappe et je lui promets de réfléchir à la question. Nous continuons de parler de Paul, ses sautes d'humeur, ses efforts pour se relever et la conversation dévie bientôt sur Rachel.

—Son départ l'a détruit, m'explique Emily en fixant un point invisible sur la table. Je n'ai jamais vu Paul comme ça avant. Il… il avait changé pour elle, tu sais ? Il voulait vraiment que ça marche.

Je fronce les sourcils, Leah m'avait déjà parlé de ça. Une vague de culpabilité me submerge sans que je sache vraiment pourquoi.

—Et elle est partie quand même ? demandé-je, curieuse malgré moi.

Leah hoche lentement la tête.

—Elle avait ses raisons, répond Leah prudemment, sans plus d'arguments.

Le silence s'installe entre nous. Je croise les bras sur la table, mal à l'aise face à ce mélange de tristesse et de colère que je ressens sans vraiment pouvoir l'expliquer.

— Mais tu sais, parfois, comprendre ça aide à pardonner, ajoute Leah avant de poser son regard sur Emily qui lui sourit tristement.

Elle a raison, Leah et Emily en sont le parfait exemple. Leur histoire commune est différente de la mienne, mais au moins aussi complexe.

— Je pense que tu seras d'accord pour dire que Paul ne fait jamais les choses à moitié, reprend Emily. Alors, quand il aime, c'est très fort. Alors, quand ça s'est terminé… Ça l'a brisé.

Je fronce les sourcils.

—Ok, mais Rachel et lui n'étaient pas ensemble depuis si longtemps que ça. Et je ne pense pas qu'elle l'ai quitté sans explication valable. Ça ne me regarde peut-être pas, mais vous avez l'air de savoir pourquoi elle est partie, donc ne me dites pas qu'il n'est pas en tort.

Les filles échangent un regard. Kim soupire et secoue doucement la tête.

— Disons simplement que leur relation était trop passionnelle, dit-elle avec une légère grimace que je n'arrive pas à interpréter.

— Ce n'est peut-être pas plus mal qu'elle l'ai quitté alors, déclaré-je en roulant des yeux. Une relation passionnelle avec quelqu'un d'aussi intense que Paul s'était voué à l'échec, ajouté-je plus pour moi-même que pour les filles.

Emily me regarde, un peu perplexe, alors je me sens obligée de m'expliquer :

— Je pense que la passion dans un couple, c'est bien, mais sur le long terme ce n'est pas vivable.

— Pour Paul, c'est… différent, répond Leah.

Je fronce les sourcils.

—Différent? Comment ça?

Leah hésite un instant, cherchant ses mots.

—C'est compliqué, murmure-t-elle finalement, incapable de trouver une justification. Mais crois-moi, Paul a vécu ça comme une vraie perte. Ça va au-delà d'une simple rupture.

Je la regarde, perplexe à mon tour. Les filles me donnent l'impression qu'il y a quelque chose qu'elles ne peuvent pas me dire. Leur réponse évasive me frustre d'autant plus. Finalement, j'aurais préféré ne pas aborder là question.

—Peut-être, mais là, c'est… je ne sais pas… trop?

—Il vit une douleur qu'on ne peut pas imaginer, reprend Emily.

Je soupire et bois une gorgée de mon chocolat chaud, méditant sur ses paroles. Peut-être ont-elles raison. Je veux dire, je sais que Paul a un sale caractère, mais peut-être que je juge Paul trop vite. Enfin, on ne m'ôtera pas de la tête que même s'il vit les choses intensément, là c'est juste… Trop !

Après cet après-midi chez Emily, Leah m'a raccompagnée chez moi. Finalement je suis contente d'y avoir été malgré là présence de Paul qui me souciait beaucoup. Tout s'est bien passé et depuis, je n'ai plus aucune appréhension. D'autant plus que voir Paul s'enfoncer dans sa dépression me convainc qu'il ne me ferait plus aucun mal. En vérité, je doute qu'il ait encore la force de faire quoi que ce soit.

Pendant les jours suivants, je fais de mon mieux pour ne pas y penser. Mais c'est plus fort que moi. Chaque fois que je vais à l'école ou chez Emily, je ne peux m'empêcher de scruter Paul du coin de l'œil. Je remarque les cernes sous ses yeux, son allure courbée sous un poids invisible, son teint terne qui le rend presque méconnaissable…

Est-ce qu'il a perdu du poids ? Cette question me traverse soudain l'esprit alors que je discute distraitement avec Kim sur le canapé. Mon regard s'attarde sur lui, malgré moi.

Oui, au moins dix kilos, me dis-je en silence, en observant ses joues creusées. A force de le regarder, il surprend mon regard posé sur lui. Etonnamment, c'est lui qui détourne aussitôt les yeux.

— Tu t'inquiètes pour lui, hein ? me lance Kim, avec un sourire aux lèvres.

Je bafouille un «non» peu convaincant, mais elle se contente de hausser un sourcil avant de changer de sujet. Est-ce que je m'inquiète pour lui?

— Peut-être que je m'inquiète pour lui, soufflé-je alors.

Kim me dévisage un instant et sourit. A ce moment-là, les garçons, jusque-là plongés dans une conversation animée, se lèvent d'un seul homme, comme s'ils avaient reçu le signal du départ. Sans un mot, ils quittent le salon, me laissant seule avec Kim, Leah et Emily. Je sens immédiatement que leur attention se reporte sur moi et qu'une nouvelle conversation au sujet de Paul ne tardera pas à suivre.

— Alors, qu'est-ce qui t'inquiète ? demande Leah, aussitôt les garçons partis.

Leah, assise sur un fauteuil non loin, croise les bras et m'observe, attendant visiblement ma réponse. Comment elle sait ce que j'ai dit à Kim ? Kim, toujours près de moi, reste silencieuse pour m'encourager à parler.

Je me tortille légèrement, mal à l'aise sous leur attention.

— Je ne comprends pas ce qu'il cherche à faire, lâché-je en secouant la tête. Ce n'est pas en se laissant dépérir que Rachel reviendra !

Emily acquiesce lentement et Leah semble me sonder de son regard perçant.

— Franchement, je préférais encore qu'il soit en colère, qu'il m'attaque, qu'il me provoque. Au moins, c'était... c'était Paul. Là, il n'est plus que l'ombre de lui-même, continué-je en faisant de grands gestes avec les mains.

Leah semble vouloir dire quelque chose, mais elle se ravise. Kim échange un regard complice avec Emily, mais aucune des deux ne commente davantage.

— Et qu'est-ce que tu proposes ?, lâche enfin Leah.

Sa question me prend au dépourvu et je cligne des yeux.

— Je ne sais pas... Juste qu'il... qu'il essaie ! dis-je, d'une voix légèrement tremblante sous l'émotion.

— Qu'il essaie quoi, Haven ? insiste Leah. De faire semblant que tout va bien ?

Je comprends instantanément qu'elle se sent visée par cette remarque. Elle-même a dû faire semblant d'avancer alors qu'elle voyait Sam et Emily vivre leur amour au grand jour.

— Non ! Ce n'est pas ce que je voulais dire Leah… Excuse-moi…, m'exclamé-je en me redressant sur le canapé.

Elle soupire et roule des yeux. Je baisse la tête un peu penaude, j'aurais dû y penser deux fois avant de parler…

— Je voulais simplement dire qu'il pourrait essayer de vivre… Sans ignorer sa peine, juste… Pas en se laissant dépérir sous nos yeux comme s'il n'avait plus rien à espérer.

Je soupire et me laisse retomber sur le dossier du canapé.

— Je veux dire, il a des gens autour de lui, qui veulent l'aider… Et moi… Peut-être que moi aussi !, grogné-je en soufflant.

Du coin de l'œil, je vois les filles échanger des regards. Je me redresse alors pour mieux les voir et elles sourient, un peu taquines. Leah décroise les bras et se penche légèrement en avant, comme pour mieux capter mon regard.

— Et bien, t'as cas le secouer ! lâche-t-elle avec un demi-sourire.

Je cligne des yeux, incrédule.

— Moi ? Le secouer ? répété-je, comme si elle avait perdu la tête.

— On a tout essayé, m'apprend Emily. Sam, Jacob, moi… Personne n'arrive à rien…

— On a… On a même pensé à téléphoner à Rachel… bafouille Kim, presque honteuse, en baissant les yeux

— Mais ça ne serait pas correct pour elle, ajouter Emily.

— Et ça ne lui rendrait pas service non plus, complète Leah. Allez Haven, essaye. Parle-lui !

Je me prends la tête dans les mains et soupire. Aller lui parler ? Et pour lui dire quoi ?