De retour chez moi, je trouve mon père installé dans le salon avec ma mère. Il a un journal à la main tandis qu'elle regarde un reportage animalier. Je m'approche, un peu hésitante, et mon père relève les yeux vers moi.
— Papa, tu peux m'emmener chez les Lahote ? demandé-je.
Il plisse les yeux, curieux.
— Tout va bien ? Ça a un rapport avec ton comportement de ces dernières semaines ?
— Tout va bien, je te promets, le rassuré-je. J'ai parlé à mes amis et tout va mieux. C'est juste que… Paul est le seul à qui je n'ai pas encore parlé.
Il me scrute un moment, puis il finit par hocher la tête.
— Très bien, je t'emmène là-bas…
Le trajet se fait en silence, hormis la radio qui joue en fond sonore. Assise dans la voiture, je triture nerveusement mes mains, le regard perdu dans le paysage qui défile. Quand mon père ralentit et se gare devant la maison des Lahote, je me tourne vers lui, nerveuse.
— Tu pourrais… toquer à la porte pour moi ? Juste pour les prévenir que je suis là et expliquer que je veux voir Paul ?
— Tu veux vraiment y aller ? demande-t-il doucement.
Je hoche doucement la tête, pas vraiment sûre de moi.
— Ok ma chérie, je vais aller toquer pour toi, reste ici.
Je le regarde s'avancer jusqu'à la porte, frapper doucement, puis reculer d'un pas. Thomas Lahote ouvre la porte, l'air surpris de voir mon père. Depuis la voiture, je les observe échanger quelques mots. Mon père me désigne d'un geste et Thomas jette un regard dans ma direction avant d'acquiescer. Après une courte discussion, mon père revient à la voiture et il ouvre la portière côté passager.
— C'est bon, tu peux y aller.
Je prends une profonde inspiration, me détache et je sors de la voiture.
En arrivant près de la porte, je salue timidement Thomas qui m'accueille gentiment.
— Bonjour Haven. Viens, suis moi, je vais t'accompagner dans sa chambre.
Thomas me guide à travers la maison, grimpant les escaliers en silence. Arrivé devant une porte fermée, il s'arrête et se tourne vers moi.
— Attends ici une seconde.
Je hoche la tête, nerveuse, et le regarde entrer dans la chambre.
— Paul, Haven est là, dit-il à son fils. Elle veut te parler.
Aucune réaction.
Depuis le palier, j'observe la pièce un instant.
Les rideaux sont tirés, la chambre est sombre et j'aperçois à peine la silhouette de Paul allongé sur son lit. Thomas écarte brusquement les rideaux pour laisser entrer la lumière. Ensuite, il ouvre la fenêtre pour aérer un peu.
Il sort de la pièce et m'adresse un regard encourageant.
— Tu peux entrer.
Je déglutis et hoche la tête avant de le regarder descendre les escaliers. Mon cœur bat un peu trop fort dans ma poitrine et je sens mes mains trembler légèrement. Finalement, je prends une grande inspiration et j'entre dans la pièce.
Je reste un instant plantée là, ne sachant pas trop où me mettre. Mes mains moites serrent l'ourlet de mon pull.
Paul est allongé sur le côté, le dos tourné vers moi. Il a l'air tellement vulnérable… Fatigué, brisé. Comme ça, il a l'air… Humain.
Évidemment qu'il l'est. Je secoue la tête, exaspérée par mes propres pensées. Comment est-ce que j'ai pu imaginer, ne serait-ce qu'un instant, qu'il puisse se transformer en loup ?
Cette pensée me soulage immédiatement. Évidemment que c'était absurde.
— Paul…, commencé-je, la voix tremble légèrement.
Je m'éclaircis la gorge et essaie à nouveau, plus doucement cette fois.
— Paul, je voulais te dire que je te pardonne.
Il ne bouge pas.
— Ça ne veut pas dire que j'oublie ce qu'il s'est passé ce jour-là… Parce que je n'oublierai jamais la peur que j'ai ressentie. Tu m'as terrifiée, Paul. Mais… malgré tout, je veux que tu saches que je te pardonne quand même.
Le silence qui s'ensuit me pèse. Mon regard glisse sur lui, cherchant un signe, un mot, une réaction, mais il reste figé. Je lâche l'ourlet de mon pull pour croiser mes bras sur ma poitrine, comme pour me réconforter.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as réagi comme ça. J'en ai parlé avec les filles, mais… il me manque des pièces du puzzle.
Un soupir m'échappe et je fais un pas en avant, hésitant à me rapprocher davantage.
— Je suis désolée que Rachel t'ai quitté, vraiment, mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu laisses son départ te briser à ce point. Te laisser sombrer comme ça, ça ne la fera pas revenir vers toi. Ça ne changera rien.
Paul soupire profondément et il se tourne enfin sur le dos, les yeux rivés au plafond. Pendant un instant, je me demande s'il va parler, mais il reste silencieux. Ses traits, creusés par la fatigue et la douleur, me brisent le cœur.
— Rachel… elle était tout pour moi, dit-il finalement, d'une voix rauque avant de fermer les yeux. C'était l'amour de ma vie, Haven. Un amour comme il n'en existe pas d'autre.
Ses mots me touchent, mais ils réveillent aussi un sentiment de colère. Je décroise vivement les bras et serre les poings.
— Ce n'est pas une raison pour te laisser mourir à petit feu, rétorqué-je, plus durement que prévu.
Il tourne la tête vers moi, surpris, et nos regards se croisent. Je détourne vivement les yeux et croise de nouveau les bras sur ma poitrine.
— Tu t'inquiètes sérieusement pour moi, hein ? demande-t-il doucement et presque… taquin.
Du coin de l'œil, je le vois se tourner complètement vers moi. J'ai l'impression qu'il sourit, mais je ne saurais l'affirmer. Peut-être qu'il s'agit d'un tour de mon esprit, comme quand j'ai cru qu'il se transformait en loup !
Je n'ose pas le regarder de face, alors je choisis l'option la plus facile : je tourne les talons et commence à m'éloigner. Je serre les poings pour contenir ma frustration.
— Oui, Paul. Je m'inquiète pour toi, avoué-je, presque en colère contre moi-même de devoir l'admettre.
Alors que je franchis le seuil de la porte, je l'entends dire :
— Merci, Haven.
Je m'arrête un instant, le souffle coupé, avant de reprendre ma marche et de dévaler les escaliers pour rejoindre mon père.
/
L'hiver s'installe doucement à La Push. En quelques semaines, l'air devient plus froid, les soirées plus longues, et les fenêtres se couvrent de givre. À l'école, l'atmosphère est tout aussi morne. Les sourires se raréfient, les journées s'étirent et les cours semblent interminables. Tout est plus lent, comme si nos états d'esprit se calquaient sur l'hiver lui-même.
Paul a fini par reprendre les cours, mais il fait profil bas. Il évite les conversations inutiles, passe son temps perdu dans ses pensées ou griffonne distraitement dans un coin. Parfois, il fixe la fenêtre sans bouger, le regard perdu quelque part loin d'ici. C'est assez perturbant de voir que le garçon qui m'avait tant effrayée il y a quelques semaines semble aujourd'hui à mille lieues de là.
Je dois dire aussi que je me surprends à plusieurs reprises à repenser à notre conversation, à son «merci» lancé du bout des lèvres. A force de vivre et revivre la scène, j'en suis même venue à guetter ses réactions.
Doucement, il a commencé à changer. Il a d'abord commencé par revenir en cours, puis à exister parmi nous. D'abord par de petits riens : un sourire échappé, un mot lancé à Kim ou au garçons. Puis, au fil des jours, ces moments se sont multipliés. Il participe davantage aux discussions, balance quelques piques à Jared, suit les paris idiots qui animent la bande. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais comparé à l'ombre qu'il était avant, c'est un progrès.
Je ne sais pas trop comment réagir. Une part de moi est soulagée, l'autre reste sur la réserve. Paul ne cherche pas à m'approcher, mais il ne m'évite pas non plus. Il y a une espèce de trêve tacite entre nous. Nous tolérons la présence de l'autre car nous faisons partie du même cercle.
Et puis, un jour, alors que je picore quelques miette de mon boeuf en sauce un peu distraite, je l'entend m'interpeller :
— Et toi, Haven, qu'est-ce que t'en penses ? Tu crois que Jared va vraiment courir en slip dans tout La Push si Embry a raison sur le test de gestion des milieux naturels ?
Je sursaute et relève la tête vers lui. Un silence religieux s'abat sur la table. Tous les regards sont braqués sur nous. Mon cœur rate un battement. Paul me parle.
Paul me parle.
Il me fixe, attendant une réponse, le sourcil légèrement haussé, comme si c'était normal, comme si de rien n'était. Ma bouche s'entrouvre, puis se referme. Je sens la tension palpable autour de nous, comme si tout le monde retenait son souffle. Je cherche mes mots, les yeux brièvement posés sur mon assiette.
— Je pense surtout que Kim va le tuer s'il ose seulement envisager de le faire.
Un éclair amusé traverse son regard et il éclate de rire, un vrai rire, clair et léger.
— C'est pas faux, argue-t-il, le regard brillant.
Autour de nous, des soupirs soulagés s'échappent et des rires viennent se mêler au sien. Une tension dont je n'avais même pas conscience retombe d'un coup. J'ose un coup d'œil vers lui et il me sourit, sincère.
Un peu trop prise au dépourvu, je baisse aussitôt la tête sur mon assiette, la chaleur me montant aux joues. Je joue avec ma fourchette, tâchant d'ignorer la vague d'émotions contradictoires qui me traverse.
C'est ridicule. C'est juste Paul.
Et pourtant, ce simple échange me perturbe plus que je ne l'aurais cru…
La semaine défile, jusqu'à ce fameux cours de gestion des milieux naturels. Nous prenons tous place derrière nos pupitres et le professeur entre à son tour.
— Bien, aujourd'hui, nous allons travailler sur les lichens. Nous allons nous rendre en forêt et vous serez en binômes. Dès que j'ai appelé vos nom, enfilez vos imper et vos bottes en caoutchouc ! annonce-t-il.
Je suis à la fois excitée et anxieuse. Qui sera mon binôme pour l'exercice ? Notre professeur constitue les premier groupe et je retiens ma respiration en entendant mon nom associé à celui de… Paul.
Super.
Il s'avance vers moi et se penche à mon oreille avec son habituel sourire en coin.
— On va s'éclater, souffle-t-il, faussement enthousiaste.
Quand nous pénétrons dans la forêt, le vent chargé d'humidité s'engouffre jusque sous mes vêtements. Nous avançons tous en file indienne, essayant de tenir la distance mise par notre professeur.
— Vous devez me ramener au moins trois espèces de lichens différentes ! annonce-t-il en débouchant sur une clairière. Travaillez en binôme et prenez des notes sur leur environnement. On se rejoint ici même dans une heure et demie !
Je grimace en voyant Paul se planter à côté de moi, les mains enfoncées dans les poches.
— C'est parti…, soupiré-je, m'enfonçant dans les sous-bois.
— Cache ta joie, Haven, réplique-t-il en me suivant avec son éternel sourire en coin.
Je lève les yeux au ciel tandis qu'il rit doucement avant d'attraper une branche basse, scrutant l'écorce avec une moue sceptique.
— C'est censé ressembler à quoi, déjà, un lichen ?
Je soupire, exaspérée. Je décide de l'ignorer et m'accroupis pour observer un morceau de bois couvert de taches verdâtres et blanchâtres. J'essaie de l'attraper, mais en tendant mon bras, une douleur fulgurante traverse mon épaule. Et merde ! Je grimace malgré moi et baisse immédiatement le bras.
Paul, qui semblait prêt à faire une nouvelle remarque sarcastique, s'interrompt.
— Qu'est-ce que t'as ?
— Rien, je lâche aussitôt.
Mais il a vu. Il fronce les sourcils, son regard passant de mon épaule à mon expression crispée.
— Haven…
— C'est rien, répété-je, agacée.
Il ne semble pas convaincu, mais au lieu d'insister, il se rapproche et tend la main vers la branche que j'essaie d'attraper.
— C'est ça que tu voulais ? demande-t-il, la déposant devant moi.
Je cligne des yeux. Il n'a pas fait de commentaire. Il n'a pas balancé une pique. Il m'a juste… aidée. Sans que je ne comprenne pourquoi, le rouge me monte au joues et mon cœur s'accélère. Il se redresse rapidement et s'éloigne un peu.
— Merci, dis-je le cœur encore battant.
— C'est rien, dit-il simplement en notant quelque chose sur sa fiche.
Je pointe une pierre recouverte de petites excroissances jaunâtres.
— Là, c'est bien du lichen. Ca nous fait déjà une sorte.
— J'aurais plutôt dit que c'est un champignon radioactif, mais c'est toi la pro.
Je pousse un soupir dramatique.
— T'es désespérant.
Il éclate de rire et note pourtant une information sur sa fiche.
Et malgré moi, je souris aussi.
On continue de scruter les troncs et les rochers à la recherche d'autres lichens. Un silence confortable s'installe, seulement troublé par le bruissement des feuilles sous nos pas.
— Au fait, t'as réalisé que Jared a échappé de justesse à son jogging en slip ?, lâche Paul d'un ton neutre.
Je tourne la tête vers lui, interloquée, avant de comprendre. Un sourire étire mes lèvres.
— Il doit remercier tous les lichens de cette forêt que le prof ait choisi une sortie au lieu d'un test.
Paul hoche la tête, faussement sérieux.
— On aurait pu assister à un événement historique.
— Ouais… mais je crois toujours que Kim l'aurait tué avant qu'il fasse un seul pas dehors.
On se regarde une seconde avant d'éclater de rire.
— Tu sais quoi, je suis presque déçu, avoue Paul en reprenant son carnet.
— Je dirais bien qu'on peut toujours le piéger avec un autre pari, mais… je tiens un peu trop à la vie pour m'attirer les foudres de Kim.
Il ricane et je finis par rire doucement avec lui. Lorsque je reprends mes esprits, je me rends compte que ce n'est pas si terrible, de parler avec lui.
C'est juste… facile.
Et ça me perturbe encore un peu plus.
