Les jours passent et Paul ne revient plus en classe. Son absence crée un vide que je refuse d'admettre. Je devrais me sentir soulagée. Après tout, c'est ce que je devrais vouloir, non ? Ne plus le voir, ne plus l'entendre, ne plus ressentir ce que je ressens dès qu'il est à proximité.

Je me persuade que c'est mieux ainsi, de montrer à tout le monde que je ne suis pas qu'une pauvre petite chose fragile et que les mots de Paul ne me m'ont, finalement, pas blessés.

Personne n'est dupe, mais là encore, je me persuade du contraire.

Je me tiens éloignée de chez Emily, car c'est le seul autre endroit où je pourrais le croiser et je ne veux pas prendre le risque de retomber dans cette spirale infernale. Alors, j'évite tout simplement. Je décline les invitations, prétextant encore et toujours les mêmes choses : des devoirs, une fatigue soudaine, mes neveux à garder... bref, tout ce qui peut justifier mon absence sans éveiller de soupçons.

Côté vie secrète, je n'arrive même plus à écrire et je cherche désespérément de l'inspiration sur le site de fan dédié à mes romans. En bref, je me concentre sur autre chose. Malgré tout, grâce à ça, j'ai commencé à discuter en ligne avec quelqu'un, Brett. Il est drôle, intelligent et nos échanges me font du bien. Ça me change les idées, ça me rappelle qu'un monde existe en dehors de La Push et de tout ce chaos qui y règne.

Peut-être que c'est exactement ce dont j'ai besoin. Quelqu'un d'extérieur. Je finis par me dire que j'avance, que je tourne la page. Alors, quand Emily insiste une énième fois pour que je vienne passer un moment chez elle, j'accepte.

Mais la boule au ventre est toujours là.

Avant de partir, je demande, mine de rien, si Paul sera là.

— Non, m'assure Jacob. Il ne viendra pas.

J'inspire profondément. D'accord. Tout ira bien.

Quand j'arrive chez Emily, elle m'accueille avec un grand sourire et me met immédiatement à contribution. Ça me fait du bien, cette normalité. Leah est là aussi et on passe l'après-midi à cuisiner et plaisanter. Pendant un moment, j'oublie presque pourquoi j'avais tant redouté de venir.

Puis l'heure du repas arrive.

La table est bruyante, animée par les discussions et les rires de mes amis. Je suis complètement détendue et je me dis que j'ai eu raison de venir, que j'ai eu raison de ne plus laisser Paul dicter mes choix.

J'y crois.

Jusqu'à ce que la porte s'ouvre.

Et mon cœur s'arrête.

Paul.

Il entre comme si de rien n'était. Comme si... rien n'avait jamais existé. Son regard balaie la pièce et effleure le mien avant de glisser ailleurs, indifférent.

Moi, j'ai l'impression que tout l'air a quitté la pièce.

Je me force à détourner les yeux et à me concentrer sur mon assiette. Je refuse de lui donner cette satisfaction. Je refuse de lui montrer que ça me fait encore quelque chose.

Le repas se poursuit et l'ambiance redevient légère. À un moment, Quil raconte une anecdote et tout le monde éclate de rire. Il a employé plusieurs fois le mot « frères » et ça me fait sourire. Je repense alors à notre sortie au cinéma où la vendeuse nous a pris pour des quadruplés, anecdote que je raconte à tout le monde.

— A ce propos..., commencé-je. J'ai rencontré quelqu'un ! lâché-je d'un ton faussement enjoué.

Les conversations se suspendent légèrement, juste un instant. Je ne fais pas attention et je garde mon sourire de façade.

— Alors... Est-ce que mes frères m'autorisent à sortir au cinéma avec lui ? demandé-je en plaisantant, en regardant Jacob, Embry et Quil.

Un bruit sec me fait sursauter.

Un verre vient d'éclater.

Je tourne la tête juste à temps pour voir Paul fixer son poing serré, sa main toujours levée comme s'il allait boire. Sa mâchoire est crispée, son regard brûlant.

— E... Oh, Emily, je suis désolé, lâche-t-il précipitamment.

Emily se lève aussitôt.

— Ce n'est rien ! Tu ne t'es pas coupé ? Personne n'a rien ?

— Quelques éclats de verre dans l'assiette, mais rien de grave, répond Leah en poussant son assiette du bout des doigts.

Comment est-ce qu'il a fait pour briser un verre comme ça ?

Sam décrète la fin du repas et tout le monde s'affaire à débarrasser la table. Emily apporte rapidement le dessert, visiblement pressée d'enchaîner sur autre chose.

— Et comment tu l'as rencontré, ce prétendant ? intervient Leah, d'un air presque... grognon.

Je fronce les sourcils, un peu décontenancé par son ton mais je reprends contenance et affiche un sourire.

— Il s'appelle Brett. Je l'ai connu sur un site de fans de l'auteur H. Wolf. L'auteur que Rachel adore, je me sens obligée de préciser en jetant un petit coup d'œil à Jacob.

Un silence un peu lourd s'installe. J'ai l'impression que tout le monde se retient de parler.

— Et... tu vas le voir quand ? demande finalement Quil, l'air faussement désinvolte.

— Après le diplôme, normalement.

Je m'attends à des questions, des taquineries, mais il n'y a rien. Juste des regards échangés. Comme s'ils cherchaient à savoir qui allait oser dire tout haut ce qu'ils pensent tous.

Soudain, Paul fait glisser sa chaise sur le sol, se lève et quitte la maison.

Personne ne commente, mais le malaise est palpable. Alors, je pique une bouchée de mon gâteau sans vraiment avoir faim.

/

Les semaines passent et, sans vraiment savoir comment ça s'est organisé, je me retrouve de plus en plus souvent chez Jacob. Au début, c'est juste pour traîner avec lui et les autres, pour occuper mon esprit, pour ne pas penser à lui. Mais rapidement, les discussions avec Billy deviennent un véritable rendez-vous. Il a une façon unique d'écouter, de questionner, comme s'il devinait mes pensées avant même que je ne les formule. Son regard perçant semble voir au-delà des mots et, parfois, j'ai l'impression qu'il en sait plus sur moi que moi-même.

Nos conversations tournent souvent autour des légendes. À ma grande surprise, Billy m'écoute avec un intérêt sincère, comme si mon avis comptait vraiment. Il me pose des questions précises, me demande d'analyser certaines histoires sous un autre prisme. Au début, j'ai trouvé ça étrange. Pourquoi s'intéresse-t-il autant à mes réflexions ? Pourquoi ces questions si précises, presque ciblées ?

Un jour, après une de mes analyses sur l'origine des esprits protecteurs, il s'est exclamé, un sourire en coin :

— Tu en sais plus que certains anciens !

J'ai ri, flattée, mais une ombre de doute a persisté. Et s'il cherchait à tester mes connaissances ? À voir si je pouvais deviner quelque chose ?

Je secoue la tête. N'importe quoi, Haven.

Billy est le chef de la tribu. C'est normal qu'il soit passionné par l'histoire de son peuple. Il est surement juste heureux de pouvoir échanger avec quelqu'un de mon âge qui partage son intérêt. Alors je l'ai pris comme un compliment, même si une part de moi se demande encore ce qu'il cherchait à voir en moi.

Jacob, lui, préfère me taquiner sur un tout autre sujet : Brett.

— Alors, il t'a écrit des poèmes, ton prétendant ? lance-t-il un après-midi, affalé sur le canapé, les bras croisés derrière la tête.

— Il n'écrit pas de poèmes, Jake.

— Pas encore, attends de voir quand il te déclarera sa flamme, version H. Wolf !

Je roule des yeux, mais un sourire me trahit. Il n'a pas tout à fait tort. Brett et moi discutons depuis plusieurs semaines et je m'attends à tout instant à ce qu'il me déclare ses sentiments. Je le vois bien à nos échanges que je lui plais, au moins intellectuellement, vu qu'on ne s'est jamais vus. Lui aussi me plait, il est drôle, intelligent... différent des garçons de la réserve. Il me change les idées. Il me distrait, il me fait oublier Paul. Enfin...

Pas tout à fait.

Je ne parle plus de lui, je fais comme si je m'en fichais. Parfois, j'y crois. Et puis, sans prévenir, son image me revient. Une phrase qu'il a dite, un geste, un regard. Je chasse ces pensées aussi vite qu'elles viennent. C'est du passé. Ça doit l'être.

Jacob ouvre la bouche, prêt à ajouter quelque chose, puis se ravise brusquement.

— Vous avez prévu de vous voir quand ?, dit-il malgré tout, mais je devine bien que ce n'était pas son intention première.

Je le fixe un instant, intriguée par ce qu'il vient de retenir.

— Je te l'ai déjà dit, après les examens.

Il hoche la tête, l'air pensif. Cette fois, je le connais trop bien pour ne pas voir venir ce qui suit.

— Et si c'était une mauvaise idée ? lâche-t-il en croisant les bras.

Je fronce les sourcils.

— Pardon ? Et pour quelle raison ce serait une mauvaise idée ?

Il se redresse et prend une inspiration, comme s'il pesait ses mots.

— C'est juste que... T'es sûre de vouloir aller aussi loin ? C'est bien de parler avec quelqu'un, mais le voir en vrai, c'est une autre histoire. Tu sais à quoi t'attendre ?

Je plisse les yeux.

— Qu'est-ce que tu essayes de dire, Jake ?

Il passe une main dans ses cheveux, mal à l'aise.

— Que c'est peut-être pas ce qu'il te faut.

Je croise les bras, agacée.

— Et, d'après toi, qu'est-ce qu'il me faut ?

Il hésite. Juste une seconde. Puis, il ouvre la bouche et je sais exactement ce qu'il va dire.

— Haven... souffle-t-il.

— Jacob.

— Tu sais aussi bien que moi que Brett n'est pas celui qui te faut... Haven, il ne va p–

Ma gorge se serre.

Il. Paul.

— Arrête, sifflé-je, la mâchoire serrée.

Son regard se voile une fraction de seconde, mais il insiste :

— Haven—

— C'est lui qui a dit qu'il regrettait. Pas moi.

Ma voix tremble légèrement, ce qui m'agace encore plus. Il est hors de question que je me mette à pleurer. Jacob le remarque, bien sûr, et ça ne fait que renforcer ce silence tendu entre nous. Je me lève brusquement et attrape mon téléphone sur la table basse.

— Je vais rentrer.

— Juste... réfléchis-y.

— Il n'y a rien à réfléchir, Jacob. Il n'a pas le droit d'aller mal, il est celui qui a dit qu'il regrettait.

Jacob pousse un soupir, visiblement frustré.

— Okay... Juste, fais attention avec ce… Brett.

Et je quitte le salon sans un regard en arrière.

/

— Vous avez deux heures et demie, annonce l'examinateur.

Je sors mon matériel et prends une grande inspiration. C'est mon dernier examen et celui que je redoute le plus : la biologie. Avant de me lancer, je décortique le sujet. Biologie marine. Génial... Tout ce que je ne maîtrise pas.

Je commence à répondre aux questions, la main presque en pilote automatique et deux heures filent à une vitesse affolante. Même si j'ai terminé rapidement, je prends le temps d'utiliser ma dernière demie heure pour me relire correctement.

Une fois hors de la salle, j'expire un long soupir de soulagement. Pour la plupart des élèves, ce n'est qu'une formalité, car ils resteront à la réserve après leurs études. Mais pour moi, ce diplôme est crucial. C'est mon ticket d'entrée pour l'université !

Les résultats tombent après une dizaine de jours. Les examens se sont bien passés pour tout le monde. Comme chaque année, les professeurs organisent une cérémonie de remise des diplômes, un moment pour se féliciter et se remémorer les souvenirs d'école.

Alors que je suis félicitée par ma famille, Billy s'approche de moi, son fauteuil poussé par Jacob. Billy a un livre posé sur ses genoux. Un très vieux livre. Il pose son regard bienveillant sur moi avec une certaine fierté. Le moment m'a l'air tellement solennel qui ma famille s'éclipse. Malgré le monde qui gravite autour de nous, nous sommes seuls tous les trois.

— Haven, j'aimerais que tu prennes ceci, me dit Billy d'une voix calme et posée, me tendant l'ouvrage.

Je fronce les sourcils et le saisit délicatement.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Un recueil unique de nos légendes. Il m'a été transmis par mon père qui l'a lui-même reçu du sien et ainsi de suite.

Je secoue la tête, un peu troublée.

— Mais... c'est à Jacob de l'avoir, non ?

Je relève la tête vers Jake qui hausse les épaules, indifférent.

— Jake est d'accord avec moi et je préfère que ce soit toi qui l'aies, dit Billy d'un ton tranquille, presque implacable. C'est important.

Un frisson me parcourt la nuque alors que mes doigts effleurent la couverture de cuir. Je suis déstabilisée. Qu'est-ce qu'il veut dire par « important » ?

Je regarde l'ouvrage, il est étonnamment bien conservé pour un livre ancien, toutefois, on voit bien que le cuir et l'encre des gravures ont traversé les âges. Mais je me demande… Pourquoi moi ?

— Billy.. pourquoi moi ? je demande aussitôt en écho à mes pensées.

Billy esquisse un sourire énigmatique, comme s'il savait très bien ce que je pensais, comme s'il attendait que je comprenne quelque chose.

— Tu comprendras un jour.

Comprendre… Comprendre quoi ? J'ai l'impression de toucher quelque chose de crucial, mais je n'ai pas le temps de poser plus de questions, car Billy continue, d'un ton plus sérieux, presque solennel.

— Promets-moi seulement de ne pas le lire tant que tu n'es pas prête.

Je cligne des yeux, surprise.

— Et comment je saurais que je suis prête ?

Son sourire s'élargit, comme s'il était heureux que je pose cette question.

— Ne t'inquiète pas. Je te le dirai.

Je hoche la tête, sans vraiment savoir si ça répond à ma question, mais je me décide malgré tout de me laisser… guider.

— C'est promis, Billy.

Il me fixe un instant, l'air grave, puis demande à Jacob de bien vouloir faire rouler son fauteuil jusqu'au vieux Quil Ateara assis un peu plus loin, en compagnie de son petit-fils.

Je serre le livre contre moi et mes yeux balaient la foule sans que je sache vraiment ce que je cherche. Enfin... Si. Je le sais. Mais il n'est pas là.

— Il est pas venu, souffle une voix à côté de moi.

Je sursaute et me tourne vers Embry. Il observe la foule d'un air distrait, bras croisés sur la poitrine.

— Je vois pas de qui tu parles, rétorqué-je un peu trop vite.

Un sourire moqueur étire ses lèvres.

— Bien sûr que si.

Je me crispe, détournant les yeux.

— Il s'en fout de son diplôme. Il n'a pas de raison d'être là.

Embry hoche lentement la tête, comme s'il réfléchissait.

— Ouais... Ou alors, il a trop de raisons d'être là et il ne sait pas comment les gérer.

Je me fige, mais je garde le silence.

— T'as jamais pensé que Paul était juste paumé ?

Je serre les dents.

— Et toi, Embry, t'as jamais pensé que je m'en fichais ?

Il esquisse un sourire en coin.

— Si c'était vrai, tu ne l'aurais pas cherché dans la foule.

Je lève les yeux au ciel et tourne les talons.

— T'es insupportable.

— J'essaie juste de te faire ouvrir les yeux, réplique-t-il, toujours avec ce ton trop calme.

Je ne réponds pas. Parce que je n'ai pas envie d'y penser. Pas aujourd'hui.