Candice ouvrit les yeux avec difficulté, consciente que la longue insomnie de cette nuit allait la poursuivre jusqu'au soir prochain. Et en plus, ses yeux étaient rouges, voire même gonflés… Chouette, soupira-t-elle en s'observant dans le miroir. Il allait donc falloir mettre double dose de maquillage pour camoufler cette tronche de cadavre et tenter de passer inaperçue face aux yeux de lynx de ses proches…
Dans la salle à manger, son oncle était attablé derrière une pile de tartines et de pots de confiture de toute sorte. Décidément, Paul avait tout préparé, y compris la table de sa nièce. Sa boîte à thé longeait sa cuillère et au milieu, une assiette blanche semblait prête à réceptionner tranches de pain et confiture. Royal…, sourit-elle difficilement en approchant.
«Coucou…
- Ouuuh! grimaça-t-il. T'as une petite mine ce matin, ça va ? osa-t-il demander avec inquiétude alors qu'elle prenait place face à lui.
- Oui, acquiesça-t-elle gentiment. J'ai juste mal dormi…
- Mais t'es rentrée tard hier soir, non? Je t'ai même pas entendu… Je devais déjà dormir comme une masse!
- Hum, confirma-t-elle sans honnêteté. Bah tu sais, on avait plein de recherches à faire avec Stanislas donc… ça a duré longtemps…
- Et vous avez trouvé quelque chose ?
- Rien pour l'instant. Mais on continue de chercher !
- Bah oui ! Il faut!
- Merci pour tout ça…
- C'est pas grand-chose…!
- Hum, haussa-t-elle les épaules en récupérant une tranche de pain de mie.»
Elle sentit soudainement le regard inquiet de son oncle s'appuyer sur ses yeux bleus. Sans doute ressentait-il toute sa détresse… Et elle, elle avait quelque chose qui n'osait pas sortir de sa bouche, sûrement de peur d'entendre une réponse désagréable à la question qu'elle intériorisait. Fébrile, elle croqua dans sa tartine avant de la reposer dans son assiette en baissant la tête.
«Y a quelque chose qui va pas?
- Je… En fait, je… je voulais savoir… À la mort de papa, maman, elle… elle te parlait de moi ?
- Pourquoi tu me demandes ça ? s'étonna-t-il avec incompréhension.
- Comme ça… Parce que c'était pas une période très facile et… comme elle refusait de me parler je… je suis partie du principe qu'il fallait mieux que je parte loin mais…
- Ta mère était malheureuse, Candice. C'était une période compliquée pour elle.
- Oui mais tout était de ma faute aussi… confessa-t-elle tout bas les larmes aux yeux.
- Ta faute de quoi ? D'avoir voulu la protéger ? T'as fait ce qu'il fallait faire Candice. S'il avait tué ta mère dans un accès de rage 10 jours plus tard, t'aurais regretté de ne pas être intervenue plus tôt. Il faut retourner le problème dans tous les sens aussi !
- Je sais mais… En fait, j'ai l'impression que quoique j'aurais fait, ça n'aurait pas été… Elle me pardonnera jamais ça, tu comprends?
- Si elle ne veut pas te pardonner, c'est son choix. Mais il faut lui demander directement, Candice. Ça fait plus de 30 ans maintenant, y a prescription!
- Ah parce que tu la trouves heureuse depuis? Elle déteste tout le monde. Elle est devenue aigrie, manipulatrice et s'est totalement isolée du reste de la famille je…
- Et en quoi c'est de ta faute?! Ta mère a sombré à la mort de Jean-Jacques, d'accord. Mais est-ce qu'elle a cherché à aller mieux? La preuve, les quelques personnes qui ont essayé de l'aider, et bah elle les a trahi...
- Ça c'est la haine qui est ressortie je pense...
- Mais est-ce qu'un jour dans sa vie, elle a remis en question ton geste pour voir le bien dans ce mal que tu as fait?
- Non…
- C'est pas de ta faute, Candice. C'est de la sienne. Tu as fait ce que tu as cru être bon pour elle. Jamais tu n'aurais imaginé cette issue dramatique. Le choix qu'a fait ton père, c'était sûrement une délivrance pour lui. Et pour vous aussi, en quelque sorte… Sauf que ta mère n'a jamais essayé de voir les choses comme ça. Eh bah tant pis! C'est douloureux, je sais, mais on peut pas aider tout le monde! C'est toi-même qui le disait hier, quand tu parlais de la détresse des gens…
- Je sais, encaissa-t-elle en déglutissant.
- Alors arrête de ressasser ce passé qui te gâche la vie et tourne-toi vers le futur. Il me semble que t'en as un beau qui t'attend, en plus… sourit-il gentiment.
- Hum, acquiesça-t-elle sans conviction.»
Les paroles de son oncle semblaient si évidentes que Candice en doutait presque. Et à cet instant précis, l'ex-commandante aurait tout donné pour réécrire l'histoire à sa manière. Une histoire d'enfance heureuse, entourée de deux parents soudés et aimants. Celle dont rêvait tous les jeunes enfants, finalement. Mais ça, ce n'était pas possible… Alors qu'est-ce qu'elle pouvait faire du haut de ses 53 ans? Faire comprendre à sa mère qu'elle n'était pas coupable? Jamais elle ne la croirait! L'affronter dans un entretien houleux à double tranchant? L'issue incertaine l'angoissait beaucoup trop. Et pourtant, malgré les découvertes macabres de la veille au soir, Candice n'en démordait pas. Il fallait qu'elle l'aide. Comme une ultime tentative de réparation d'un malheur qu'elle s'accusait d'avoir provoqué.
«C'est quoi le programme aujourd'hui? lança Paul pour changer de sujet.
- Je sais pas… On cherche toujours la maison de Menaux… On avancera pas tant qu'on l'aura pas retrouvé…
- T'es têtue hein!
Elle haussa les épaules, brièvement amusée, alors que son téléphone bipait sur la table en affichant une photo d'Antoine.
Tu réponds pas?
- Euh… Non je… Je rappellerai… mentit-elle gênée.»
...
«Putain!» laissa sortir de nerfs Antoine en balançant le téléphone sur leur lit. Encore un appel sans réponse… Et c'était le septième, depuis hier soir. Et là clairement, la nervosité prenait le pas sur l'inquiétude. Agacée, le brun tira la fermeture de son sac de voyage avant d'y jeter maladroitement quelques affaires de rechange. Son téléphone bipa, ternissant rapidement l'espoir de voir sa compagne le rappeler.
«Antoine? Tu m'as appelé ? s'étonna une voix masculine.
- Ouais, désolé Marquez, je sais qu'il est tôt. Écoute, j'ai un souci là. Faut que je monte en urgence à Valenciennes.
- Merde! C'est Candice? Qu'est-ce qui se passe?
- J'en sais rien. Elle m'a appelé hier soir en larmes et depuis, elle me répond plus. Je suis un peu inquiet je t'avoue…
- Tu m'étonnes! Mais oui oui! Vas-y. Nous on gère.
- J'ai prévenu le major d'annuler mes rendez-vous du jour. Je compte sur toi et Val pour l'enquête en cours.
- T'inquiète pas! On te fera un compte-rendu toutes les heures s'il faut.
- Merci! Bon j'te laisse. Je file à la gare, j'en ai pour une journée entière de voyage là, souffla-t-il d'agacement.
- Ok! Bon courage… Prends-soin d'elle!
- Compte sur moi.»
Antoine raccrocha avec rapidité, prêt à grimper dans le taxi qui campait devant chez eux. Si tout allait bien, ce soir, il aurait les réponses à ses questions…
...
La blonde faisait désormais le pied de grue devant le portail du concessionnaire auto de son oncle. Le cœur battant, elle s'imaginait déjà face à elle, se lançant dans un échange conflictuel et difficile. Rien de ce qu'elle aimait, et pourtant, elle était certaine qu'il fallait passer par là pour mettre un grand coup de pied dans la fourmilière…
Rapidement, un SUV gris débarqua sur le trottoir et stoppa le moteur, le temps que Candice investisse cet habitacle silencieux. Et à sa grande surprise, Verner ne démarra pas.
«Bah qu'est-ce que tu fais?!
- Candice! Je t'ai dit qu'on avait l'adresse mais c'est hors de question que tu fasses n'importe quoi, tu m'entends?
- Bah oui!
- Je te rappelle qu'on se rend là-bas sans motif valable et qu'on a pas le droit d'intervenir contre lui, c'est clair?! C'est pas notre pays donc pas de légitimité!
- Eh! J'étais flic je te rappelle. Je connais le métier…
- Oui. Sauf que vu la tête que tu as ce matin, je doute que tu aies les idées suffisamment claires pour nous éviter un problème.
- Je gère!
- Dis-moi comment tu comptes procéder.
- J'en sais rien… Je… J'veux juste parler à ma mère.
- Donc tu vas arriver devant chez lui, dans une maison qu'il garde top secrète à proximité d'Anvers.
- Ah tu vois! Je t'avais dit!
- Oui, éluda-t-il. Et donc, tu vas gentiment sonner pour demander à voir Magda. Mais tu crois pas qu'il va se douter de quelque chose?!
- J'aviserai! C'est à combien de temps de route?
- 2h30.
- Donc j'ai 2h30 pour y réfléchir, c'est parfait. Allez roule! Il est déjà dix heures.
Dubitatif, Stanislas fixa longuement son regard fuyant avant d'enclencher le moteur dans un soufflement bruyant.
- Et t'as 2h30 pour m'expliquer les raisons de cette tête, aussi.
- T'aurais bien dormi toi, si t'avais su que ta mère était dans les griffes d'un des pires escrocs de la région, qu'elle te détestait pour un acte qui te rongeait depuis tes 16 ans et que…
- Et que?
- Rien! Oublie…, chuchota-t-elle en triturant sa bague de fiançailles.
Surpris, le commandant jeta à un œil à sa main gauche avant de se reconcentrer sur la route.
- Ok, maugréa-t-il dans ses moustaches en activant le son de la radio.»
Enfin…, intériorisa Candice. Quelques notes musicales venaient contrebalancer ce silence pesant. Le paysage ne tarda pas à défiler derrière la fenêtre. Nuages gris, légère pluie… Le combo parfait d'une journée maussade et placée sous le signe de la déprime, songeait-elle soucieuse. Et la blonde était tellement plongée dans ses pensées qu'elle n'entendit même pas son téléphone résonner dans la poche de son manteau.
«Candice! lança Verner avec poigne.
- Hein?
- Ton téléphone…
- Ah! réalisa-t-elle en voyant la photo d'Emma s'afficher»
Elle roula des yeux, peu certaine de la décision qu'il fallait prendre. Répondre et prendre le risque que cet appel ne soit qu'une mission donnée par son compagnon? Se taire et alimenter son angoisse? Trop tard… La sonnerie cessa et quelques secondes plus tard, un message en provenance d'Emma semblait avoir été déposé sur le répondeur. Candice le joignit à son oreille.
«Oui maman! Je t'appelais pour prendre des nouvelles mais tu dois être occupée. Antoine m'a dit que t'étais partie dans le nord, j'espère que t'as pu voir mamie et qu'elle va bien… Euh sinon, je dois voir Jules ce midi pour parler du mariage. Si tu as le temps, n'hésite pas à nous appeler. Je veux pas te presser parce que je sais que c'est pas facile pour toi mais… ça urge un peu quand même... Bisous!»
Les yeux de Candice s'humidifièrent sans qu'elle n'arrive à contrôler quoique ce soit. Faut dire que la fatigue jouait beaucoup mais… ce rappel incessant du mariage, de son non-investissement et finalement de son incompétence, ça n'était pas facile à digérer…
«Rien de grave? osa Stanislas.
- Euh non… Enfin, c'est pour le mariage…
- Tu leur as toujours pas dit?
Elle hocha négativement la tête, attristée par la situation.
- Déjà que ma mère me déteste… J'ai pas trop envie que ce soit le cas pour tout le reste de la famille tu vois…
- Mais peut-être qu'ils te détesteront encore plus si tu continues à ne rien dire, non?
- Écoute, je vois ma mère tout à l'heure. Je verrai comment ça se passe et j'aviserai ensuite, ok?
- Alors j'espère pour toi que tout se passera bien.»
Surprise, Candice le fixa les sourcils froncés. Déjà qu'intérieurement les choses étaient compliquées mais si lui ne se montrait pas légèrement optimiste, alors définitivement, la journée ne pouvait que mal se passer…
