Le système de garde fonctionne à merveille.
Bon, il y a des hoquets, bien entendu – aucun système n'est jamais infaillible au point de ne pas tomber sur un accroc, parce que les systèmes sont conçus par des gens et que l'erreur est humaine. Parfois, le Maître ou le patriarche Lestrange garde l'un des frères plus longtemps que prévu, ou une urgence exige de réquisitionner en catastrophe un elfe pour servir de nounou temporaire.
À quelques reprises (rares, si rares) Bellatrix s'est retrouvée dans le poste d'adulte responsable du bébé. Roshan ne s'en est pas plus mal porté, mais à chaque fois, le malaise de Bellatrix crevait pratiquement les yeux.
Rabastan ne le lui reproche pas, et Rodolphus non plus ; depuis qu'elle est retournée au service du Maître, elle a recouvré son énergie et sa passion habituelles. Rien à voir avec le spectre hagard, épuisé et sur le point de perdre l'esprit qu'elle était vers la fin de sa grossesse et pendant sa semaine de récupération. Elle n'est pas faite pour le repos et la tranquillité d'un foyer, Bellatrix, c'est presque dommage qu'elle ne soit pas née à l'époque du Cycle d'Ulster – elle aurait pu rejoindre les rangs des grandes magiciennes et guerrières qu'étaient Aifé, Scathach et Medbh.
Au lieu de quoi, elle s'est retrouvée dans une ère où les sorciers se terrent craintivement dans leurs rares refuges comme des lapins dans leur clapier, pourvue de parents qui décriaient son esprit combatif et déploraient son manque de docilité. N'allez pas chercher plus loin la preuve que le destin est pourvu d'un exécrable sens de l'humour – ou peut-être est-ce du sadisme, cela collerait tout aussi bien.
Bien sûr, ça agite les langues – une jeune mère qui court poursuivre ses rêves en abandonnant le soin de son bébé tout nouveau à son mari, c'est le monde à l'envers. Même leurs familles s'y mettent, avec des piques discrètes et des grimaces sans subtilité chaque fois que leur situation familiale est évoquée, ce qui arrive un peu trop pour n'être qu'une bête coïncidence.
Rodolphus écoute patiemment et ne fait rien. Bellatrix n'écoute même pas et se contente de planter là ses détracteurs. Rabastan se contente de rappeler à son entourage que les Black ont tendance à l'instabilité et aux caprices, et pourquoi donc attendre d'une fille de cette lignée qu'elle se conduise de manière raisonnable, vraiment ?
Leur petite cellule familiale n'est pas orthodoxe, loin de là, mais c'est la leur, celle qu'ils ont construite cahin-caha. C'est celle qui leur va, à eux. Si personne d'autre ne peut comprendre ça, tant pis pour eux.
Roshan grandit à son rythme.
C'est un bébé anormalement sage, au point que les elfes commentent dessus, le comparant avec l'enfance de son père et son oncle qui pourtant n'étaient pas en reste question docilité. Bien sûr, comme sa mère reste Bellatrix, tout le monde reste sur ses gardes pour que le bambin n'aille pas leur jouer une surprise en manifestant le tempérament Black « froid » ; dans cette famille, on peut être chaud ou froid, ceux de tempérament chaud étant réputés vicieux tandis que ceux de tempérament froid… sont vicieux aussi, mais de manière plus retorse.
Pour le moment, Roshan semble satisfait de ne pas faire de vagues. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un regard scrutateur, qui choisit d'adopter l'étrange couleur brun ambré, presque orangé, de son père et de son grand-père Lestrange plutôt que la nuance gris tempête des Black. Cette couleur mariée à cette intensité dans les prunelles, ça frôle le perturbant, surtout chez un petit qui n'est pas encore en mesure de se moucher ailleurs que dans sa manche.
Ses paupières lourdes et ses cheveux bouclant furieusement sont du pur Bellatrix, en revanche, les traits les plus distinctifs sur ce petit visage encore mal dégrossi par sa jeunesse extrême, d'une pâleur quasi lunaire qui ne se retrouve que chez les endives ou les aristocrates dont le pedigree est si implacablement pur qu'ils en tombent dans la dégénérescence.
Il promet déjà d'avoir un visage qui sied à ses deux lignées ancestrales. Laid ou beau, peu importe, tout le monde saura qui il est, il se verra rappeler son identité chaque fois qu'il confrontera son propre reflet.
Rodolphus ne se sent curieusement pas impatient de voir arriver ce futur, de contempler ce jeune aristocrate. Il est bien assez satisfait d'observer le lent processus qui le modèlera, jour après jour, jusqu'à ce que le moment soit enfin venu de le voir prendre en main sa vie plutôt que de se laisser gouverner par la sagesse et l'expérience de ses ascendants.
Remarque, Rodolphus a toujours aimé prendre son temps. C'est en partie pour cela que Bellatrix lui a été choisie comme fiancée, Romulus Lestrange espérait que l'ardente sorcière le secouerait un peu tandis que Cygnus rêvait d'un gendre capable de tempérer son impétueuse progéniture. Le succès de ce plan particulier s'est avéré mitigé : ils ont autant de chances de s'influencer que de s'ignorer mutuellement.
Il se demande si Roshan tiendra davantage de lui, davantage de sa mère, ou se révélera un mélange harmonieux des deux.
C'est Rabastan qui décide de commencer l'album. Avec le recul, c'était prévisible : le frère cadet Lestrange adore ses encyclopédies et chroniques de voyages ornées de photographies, gravures et autres illustrations. Il a même nourri brièvement la toquade de rédiger des catalogues avant que son géniteur n'y mette le holà – un Lestrange, se faire écrivaillon pour les masses ? Plutôt mourir, ou dans le cas présent menacer de renier la brebis galeuse à moins d'un repentir aussi immédiat que définitif.
Ses aspirations ainsi ruinées, Rabastan n'a pas osé y repenser à titre professionnel. À titre privé… et bien, ça passe pour de l'excentricité. Et c'est permissible pour les gens biens d'être excentrique, de se démarquer de la norme – autrement, on risque de commencer à muser sur la possibilité que les communs vulgaires ne soient pas si différents de votre personne, et à partir de là s'entame la dégringolade dans l'hérésie progressiste qui menace l'ordre social établi.
L'album est relié d'un beau cuir noir et souple, rempli de feuillets blanc fade tirant sur le jaune, d'une épaisseur suffisante pour égaler deux doigts d'un homme adulte – il le faut bien pour le projet auquel l'objet est destiné.
La première photo à y être placée est un portrait de Rodolphus hésitant, presque réticent dans sa fierté, tenant au creux de son bras un Roshan vieux d'une demi-journée à peine. Afin d'obtenir un certificat de naissance, il est nécessaire de prouver qu'un enfant existe si bien que ce type de portrait n'est pas rare. Sa légende est succincte et directe : Roshan Altaïr Lestrange, douze heures après sa naissance, dans les bras de son père Rodolphus.
Rodolphus découvre l'album oublié dans le salon et décide d'ajouter son opinion à la chose : Pourquoi tu as pris la photo où j'ai l'air terrifié ?
C'est sensé n'être qu'une petite pique, une boutade bonne enfant que Rabastan va lire et effacer d'un coup de gomme. Seulement, ça ne le reste pas, car lorsque l'aîné des frères Lestrange trouve à nouveau l'album, cette fois laissé délibérément sur son parcours de la journée, une nouvelle mention a été ajouté par la main de Rabastan (J'ai choisi celle où tu avais l'air de savoir ce que tu faisais, en fait) et il y a même un ajout laissé par Bellatrix (Tu me sembles aussi nigaud que d'habitude), comment a-t-elle été convaincue de participer à cette sottise ?
À compter de là, ça devient presque un jeu : Rabastan choisit une photo qu'il place et étiquette dans l'album, pour que Rodolphus et Bellatrix rédigent des commentaires dans les marges, très souvent piquants, à l'occasion amusés, très rarement attendris.
Ils le regretteront probablement une fois que Roshan sera en âge de consulter l'album et de comprendre les joutes verbales accompagnant la progression en images de son existence, mais c'est pour plus tard, cette humiliation spécifique.
Ils s'amusent.
