L'assaut contre le Manoir Lestrange est lancé à la première lueur du jour plutôt qu'au milieu de la nuit, comme Maugrey Fol Œil a insisté pour le faire – ces satanés bureaucrates, même quand ils acceptaient de se remuer, ça leur prenait des heures et des heures.

On aurait pu croire qu'en égard pour la tragédie à venger, ils se décideraient à changer de registre, mais non.

Ce qui est arrivé à Frank et Alice Londubat… ça ne mérite pas de mots. Rien que des actions, aussi promptes et implacables que vengeresses. Ça ne mérite rien de moins qu'une vertueuse colère s'abattant sans merci sur les responsables de la violence ayant vu un couple innocent torturé jusqu'à en perdre la raison à l'étage en-dessous duquel dormait leur bébé, un couple découvert dans toute l'horreur de leur condition par les parents de Frank Londubat alors que ceux-ci faisaient une entorse à leur habituelle promenade du soir pour visiter la famille de leur fils à la place.

Les Londubat n'ont eu droit à aucune pitié de la part de leurs bourreaux, alors ce n'est que justice que lesdits bourreaux n'en reçoivent aucune en retour.

Certains iront dire que pour un Auror de fraîche date ayant à peine échangé deux mots avec la victime mâle dans le cadre de leur emploi commun, Perry Proudfoot s'indigne probablement beaucoup trop fort. Mais c'est le principe de la chose : de par son caractère fermement Poufsouffle, Perry ne peut pas s'empêcher de réagir à toute situation qu'il considère injuste, et le drame des Londubat personnifie l'injustice dans toute sa monstruosité. Si ça ne l'est pas, et bien, de quoi s'agit-il donc ?

« Mais arrête donc de gigoter » lui siffle Lenore Savage dans l'oreille – d'ordinaire, elle est bonne pâte, mais la tension dans l'atmosphère lui met visiblement les nerfs à vif, « ou je te lance un maléfice du Saucisson et je te laisse comme ça jusqu'à la fin de l'opération ! »

En temps normal, elle n'oserait pas, mais Perry décide de ne pas tenter le sort et fait de son mieux pour calmer l'excitation nerveuse qui pousse chaque atome de son corps à vibrer. Heureusement pour lui, Gawain Robards – nominé responsable de l'arrestation – ne tarde pas à leur envoyer un message.

Quand lumière rouge apparaîtra, lancez l'assaut.

Le signal ne tarde pas, deux minutes à peine après la réception du mot. Perry s'autorise encore un bref coup d'œil à Savage histoire de se redonner courage – et c'est parti.

En règle générale, les vieilles familles ensevelissent leurs demeures sous une pile de protections runiques et de sang-magie, les rendant basiquement imprenables pour qui se promènerait dans les parages avec des intentions hostiles. Certaines lignées ont aussi demandé à leurs elfes de maison de s'en prendre aux intrus – ce qui est plus désagréable que ça n'en a l'air, un elfe proprement enragé se montre d'une créativité surprenante. Autant dire que monter un assaut contre le Manoir Lestrange a nécessité d'engager une équipe entière de désenvoûteurs et experts runiques.

Ceux-ci ont mérité leur salaire jusqu'à la plus petite noise, car il n'arrive absolument rien à l'équipe de deux constituée par Perry et Savage alors qu'ils s'introduisent dans l'aile ouest de l'habitation par une fenêtre du rez-de-chaussée. Cependant, ce serait un mensonge de prétendre qu'il ne se produit rien, car même avec plusieurs couloirs et salles de distance, il est possible d'entendre des cris, des maléfices sifflant dans l'air et de sourdes détonations.

Une seconde. Il y a un autre bruit dans tout ce fracas – un bruit qui détonne furieusement. D'abord, Perry n'arrive pas à l'identifier – parce que ça n'a pas de sens – et puis il y parvient, et son cœur manque s'arrêter de battre.

Un bébé est en train de pleurer quelque part dans la demeure.

« Proudfoot, reviens là ! » s'écrie Savage alors qu'il la plante dans un couloir, mais ses pieds n'écoutent plus, trop occupés à le propulser vers la source des pleurs.

Quand il n'est pas en service, Perry a deux petites sœurs, qui l'exaspèrent et l'enchantent en mesures égales. Après une enfance passée comme le responsable de la fratrie, il ne peut pas ignorer un enfant qui crie. Surtout quand cet enfant se trouve dans le voisinage d'une famille de cinglés qui s'amuse à torturer les gens au point que ceux-ci oublient leur propre nom.

Il court et les pleurs se rapprochent, puis il se retrouve devant une porte en bois noir gravée qu'il ouvre sans délicatesse et…

Et se fige.

Derrière la porte ne se trouve pas une chambre de torture. C'est une chambre de bébé – les meubles ont beau être foncés et le papier peint tout sauf joyeux, la fonction de la pièce est clairement identifiable, surtout à cause du lit à barreaux dans lequel se tient debout un petit qui doit avoir moins de trois ans.

À voir le regard orangé qu'il darde sur Perry avant de se remettre à hurler, l'enfant est clairement apparenté à la famille Lestrange.

« Proudfoot, je vais te pendre par les pieds, je te – oh, non. »

Derrière lui, le halètement de Savage passe sans transition de l'irritation à l'accablement. Le jeune Auror se tourne vers sa collègue, dont la grimace ne contient pas la moindre trace de surprise, et il sent sa gorge se serrer.

« Y avait pas mention d'un bébé quand j'ai lu le résumé de la mission » réussit-il à proférer.

La grimace de Savage s'accentue.

« Ce n'était pas une information très répandue, mais les archives du Ministère ont enregistré un dénommé Roshan Lestrange il y a deux ans. Si je le sais, c'est parce que j'étais en poste dans ce service quand ça s'est fait… shh, ça va aller, mon chat. »

Tout en énonçant ces dernières paroles, la femme s'avance vers le petit lit, arborant son air le plus rassurant. La réponse du bambin à sa tentative de le consoler est unanime.

« Non ! »

« Tout va bien » persiste Savage d'une voix douce, s'arrêtant sur le tapis vert et argent. « Il ne t'arrivera rien. »

« Non ! » s'entête le petit, sa figure pâle tournant à l'écarlate sous l'effet combiné des larmes et du manque de souffle. « Papa ! »

Perry ravale une envie aussi inattendue que virulente de vomir.

Justice doit être rendue pour les Londubat, c'est indiscutable et incontournable. Mais ce bébé, que va-t-il lui arriver, privé de ses parents, condamné à porter un nom associé avec un crime en tant que criminel plutôt que victime ? Obliger un enfant à grandir sans père ni mère, c'est cruel.

Les Londubat aussi ont un bébé, et ce petit non plus n'a aucunement mérité de souffrir. Les Lestrange ont-ils seulement pensé à cela ? Ont-ils réalisé qu'ils allaient basiquement changer deux enfants en orphelins, ou bien s'en moquaient-ils éperdument, trop aveuglés par leur dévotion envers un fou furieux qui a terrorisé la Grande-Bretagne sans merci ?

Toute cette histoire n'est qu'une tragédie, il le sait depuis qu'il a entendu les nouvelles, mais il n'avait pas réalisé à quel point avant d'entrer dans cette petite chambre. Dans les tragédies, ce sont toujours les innocents qui souffrent sans merci, sans espoir de répit. Pourquoi ça ? Pourquoi toujours s'en prendre aux plus petits, quand les monstres s'amusent et qu'il faut les punir ?

Perry n'a pas de réponse, et il ne sait pas s'il en trouvera une plus tard.