Tous les aspirants Auror se voyaient rappeler tout au long de leur entraînement que la carrière dans laquelle ils voulaient se lancer ne serait pas un lit de roses, mais ça ne semble leur rentrer une fois pour toutes dans la tête que lorsqu'ils se retrouvent confrontés à leur premier cas sérieux. Ça varie de personne en personne, les réactions face à l'horreur ne sont jamais complètement identiques et la définition de l'horreur elle-même variant selon l'aspirant auquel vous vous adressez.

Pour Amélia Bones, le cas qu'elle ne pourra jamais oublier est celui où un mage noir avait torturé ses deux frères jusqu'à en faire ses esclaves et complices dans l'enlèvement de Moldus qu'il traitait comme des sujets d'expérimentation. Pas d'Imperium, pas de Doloris, rien que pure et implacable maltraitance émotionnelle et psychique au point que les frères ne pouvaient penser à rien d'autre qu'au fait qu'ils avaient failli à leur bourreau en ne satisfaisant pas son dernier caprice monstrueux.

Pour ce qui concernait Perry Proudfoot, ce sera probablement l'arrestation des Lestrange. Il n'y a qu'à voir ses yeux menaçant de répandre des larmes et son expression défaite tandis qu'il berce précautionneusement dans ses bras un bambin endormi de tout juste deux ans.

Sur le papier, l'arrestation de Rodolphus, Rabastan et Bellatrix constitue un succès retentissant, comme personne n'est mort, que les suspects ont tous été placés en cellule et que les blessures peuvent toutes être soignées. Aux yeux de Proudfoot, quand elle lit entre les lignes de son rapport, c'est la mission qui a ruiné la vie d'un enfant innocent n'ayant rien demandé, rien fait pour mériter ça.

Tous les aspirants Auror doivent en passer par ce baptême du feu, tôt ou tard. Si ce n'avait pas été l'arrestation des Lestrange, cela aurait été autre chose. Dans ce chemin de carrière, c'est impossible de fuir éternellement la monstruosité et la tragédie qui semblent ne jamais lâcher l'humanité, fusse-t-elle magique ou moldue.

Amélia Bones, directrice du Département de la Justice Magique, s'éclaircit la gorge afin d'arracher l'attention de Proudfoot du marasme de son désespoir et de l'amener vers elle.

« Auror Proudfoot » fait-elle, sa voix plus douce qu'à l'accoutumée, « vous savez que vous ne pouvez pas ramener cet enfant à la maison avec vous. »

Proudfoot n'est déjà pas bien grand, mais il paraît encore plus petit que d'habitude, si jeune et vulnérable qu'il en perd dix ans de vie et d'expérience.

« Mais quand je le poserais, que va-t-il devenir ? » demande-t-il, et c'est précisément la question que redoutait Amélia.

Elle a entendu parler de Services Sociaux dans la société moldu – un organisme chargé de trouver des familles voulant élever un enfant, afin de leur confier des orphelins ou des petits dont les familles sont incapables d'en prendre soin correctement. Dans le monde sorcier, pareille organisation n'existe pas – les familles étaient toujours assez larges en cas de malheur pour que quelqu'un de convenable soit trouvé, et la question ne se posait pour ainsi dire jamais.

La campagne meurtrière de Voldemort a changé la donne. Tant d'enfants ont perdu leurs parents, leurs oncles et tantes, même leurs cousins plus ou moins éloignés, et c'est le moins pire des cas – dans les plus affreux, les parents ne pourront pas s'occuper de leur progéniture depuis leur cellule de prison, après avoir été condamnés à Azkaban pour participation et soutien à des activités terroristes.

Le placement de Roshan Lestrange relève indiscutablement de cette seconde catégorie : ses parents et son oncle sous les verrous, un grand-père paternel qui n'a jamais fait mystère de ses sympathies envers l'agenda sang-pur, une tante maternelle mariée à un Mangemort suspecté (Lucius Malefoy a beau prétendre avoir été soumis à l'Imperium, Amélia n'est pas dupe et sait parfaitement bien quelle sorte d'homme il est) et une autre tante déshéritée dont les prétentions à la garde sont d'une légalité douteuse.

Il n'y a pas de bonne réponse, aucun choix correct, peu importe à quel point Amélia voudrait rassurer Proudfoot. Tel est le monde dans lequel ils vivent.

Tel est le monde laissé derrière par les ravages de la guerre civile. Peu importe qui vous êtes, tout le monde y perd.


Perry sait que tôt ou tard, il lui faudra lâcher le petit, mais dès qu'il essaie d'envisager ce moment, son cerveau refuse de cracher la moindre image et une sueur froide lui court le long de la colonne vertébrale. Il n'y arrive pas.

C'est juste un bébé, incapable de se défendre, qui a pleuré pendant trois heures et demie pour que son papa vienne le chercher et qui a fini par s'endormir dans un hoquet mouillé. Incapable de comprendre que sa vie vient de basculer sans aucune possibilité de revenir en arrière, et que l'homme occupé à le bercer a joué un rôle là-dedans.

Rationnellement, Perry sait que ce n'est pas sa faute si le bambin – Roshan, il s'appelle Roshan, et d'où vient ce nom, au juste ? Est-ce du vieux gaélique, ça sonne un peu dans ce genre – se retrouve pour ainsi dire orphelin. Personne n'a poussé les Lestrange à attaquer les Londubat, et personne ne les a poussé à rejoindre Vous-Savez-Qui. C'est un choix qu'ils ont commis de leur plein gré, et à présent ils vont en assumer les conséquences.

Mais c'est Perry qui a découvert Roshan dans son berceau, et pour cela, il ne peut pas s'empêcher de se sentir responsable du garçonnet. De vouloir prendre soin de lui.

Bon, Perry ne va pas demander à l'adopter non plus. Il est trop pris par son boulot – le Bureau des Aurors n'arrête pas d'enchaîner les heures en ce moment, le désordre est partout et on manque de bras pour coincer tous les suspects et rétablir la loi – et de toute façon, il est trop jeune : il n'a pas encore envie de se caser, et en dépit d'avoir des petites sœurs n'a pas la plus petite idée de comment s'occuper d'un bébé en tant que référence primaire. Il est loin d'être un candidat pour offrir un foyer au gosse.

La liste des candidats, elle s'annonce des plus piteuses, d'ailleurs : la piste la plus prometteuse serait Andromeda Tonks, joyeusement mariée à un né-moldu et déjà maman d'une petite fille, mais Savage et la directrice Bones ont fait la grimace avant d'expliquer que suite à la désapprobation de la famille Black regardant le choix d'époux de la dame et leur décision de la déshériter, il y a très peu de chance pour qu'elle puisse obtenir la garde de son neveu. Légalement, elle pourrait faire appel devant le Magenmagot, mais la tradition sang-pure pèse lourd et l'actuel patriarche Black est apparemment capable de la saborder par dépit et rancune.

Pour ce qui est du grand-père et de l'autre tante, ils sont fortement soupçonnés d'avoir de la sympathie pour la cause des Mangemorts – bon sang, Narcissa Black en a même épousé un, parce que Malefoy peut se défendre autant qu'il veut, les rumeurs sur son compte prouvent clairement qu'il n'a jamais eu besoin de subir l'Imperium pour se conduire en salaud fini.

Si c'est pour condamner le pauvre gamin à une enfance où il se fera laver le cerveau par des mages noirs, il aurait encore valu ne jamais le retirer aux Lestrange pour commencer.

Seulement, a sinistrement déclaré Savage, ce pourrait être la seule option. Très peu de familles de la Lumière accepteraient de recueillir de la graine de Mangemort pour s'en occuper, et rien ne garantit que ces familles le garderaient à long terme – par lassitude de s'occuper de l'enfant d'un autre, ou rejet suite à la pression de l'entourage au fil du temps. Au moins avec la famille de mages noirs, ils ne se débarrasseront jamais du petit – au moins par simple orgueil.

Ce n'est pas juste. Rien dans cette situation n'est juste, et Perry l'ancien élève de Poufsouffle voudrait hurler devant ça.

Mais qu'est-ce que ça résoudrait, à part rien ?