À quatre ans, Roshan Lestrange peut se résumer en l'espace de trois phrases : il est un sorcier, il est l'Héritier de sa famille, et il n'a pas de parents.
C'est à cause de ce dernier élément qu'il vit chez son grand-père, dans un grand manoir rempli de tapisseries sombres, de boiseries sombres, de portraits renfrognés et de larges chambres vides. C'est sinistre et prétentieux, et Roshan n'aime pas cet endroit – autant qu'il n'aime pas son grand-père.
Grand-père est un vieil homme encore grand et musclé, malgré l'âge qui vient le courber et le flétrir, doté d'abondants cheveux grisâtres qui refusent de blanchir sans une lutte acharnée. Il est sinistre et prétentieux, et quand ses yeux orangés se posent sur Roshan, ils ne contiennent pas la moindre trace de chaleur.
Roshan pense que son grand-père ne l'aime pas beaucoup – ce qui est justice, vu que Roshan ne l'aime pas non plus – mais le vieil homme s'occupe quand même de lui, car Roshan est son Héritier – son seul Héritier depuis que le père et l'oncle de Roshan ne peuvent plus assumer cette fonction.
Roshan ne sait pas où se trouvent son père et son oncle. Il ne pense pas qu'ils soient morts, vu que grand-père n'avait pas l'air très triste en parlant d'eux, mais grand-père n'aime pas son propre petit-fils alors qui sait. En tout cas, Roshan espère et prie très fort pour qu'ils soient toujours vivants, parce que dans ce cas ils pourraient venir chercher Roshan un de ces jours.
Roshan sait que son père l'aime. Il le sait grâce à l'unique souvenir qu'il garde de lui – pas un très bon, comme Roshan était si petit lorsque son père faisait encore partie de sa vie, mais il se souvient vaguement de grandes mains fortes qui le tenaient doucement, l'empêchant de dégringoler de genoux larges et confortables, et Roshan se sentait en parfaite sécurité entre ces mains. Il se sentait heureux.
Vivre avec grand-père, c'est confortable en dépit d'être sinistre, mais Roshan n'est pas heureux. Pas comme dans ce souvenir aux trois quarts flou.
Alors il espère que son père viendra un jour et l'emmènera loin du manoir et de grand-père. C'est ce qu'un père est supposé faire, s'occuper de ses enfants, n'est-ce pas ?
Il a essayé d'en parler avec l'Auror qui visite de temps en temps le manoir, ce qui pousse toujours grand-père à faire la grimace, mais quand Roshan a dit son souhait, l'Auror a eu l'air triste et a refusé de confirmer si ce serait possible, alors Roshan n'a plus rien dit là-dessus.
Il aime bien l'Auror qui lui demande de l'appeler juste Perry et l'interroge sur ses journées, et parfois lui raconte des enquêtes absurdes qu'il a faites comme celle où une dame a rempli la chambre de sa voisine de canards roses qu'il a fallu pourchasser dans tout le voisinage – au moins c'est quelque chose qui change du quotidien. Peut-être que c'est pour ça que grand-père fait la tête, parce que Perry l'Auror est si différent.
Grand-père semble ne pas aimer les gens qui ne pensent pas comme lui. Roshan ne comprend pas pourquoi.
Grand-père n'aime pas les visites non plus, si bien que Roshan passe la plupart de son temps seul ou en compagnie de Grigri qui est l'elfe de maison – et encore doit-il cacher le temps qu'il passe avec Grigri, puisque ce n'est pas correct pour l'Héritier d'une Noble Maison sorcière de fréquenter une créature servile.
Mais à présent, c'est sur le point de changer, car Roshan va recevoir la visite de sa tante et de son cousin, du côté de sa mère, et il se sent aussi excité que nerveux.
Mais comme le répète constamment grand-père, un Héritier ne doit pas se laisser contrôler par ses émotions, alors il ne le montre pas.
Au fond d'elle-même, Narcissa a toujours su que Bellatrix commettrait un jour quelque chose d'irréparable. Que ce soit à cause du tempérament Black incandescent qu'elle a hérité dans des proportions périlleuses, que ce soit à cause de l'éducation donnée par un père qui la gâtait trop pour ressembler au fils qu'il n'avait pas eu, que ce soit à cause de sa passion pour le combat et la prise de risques, sa sœur aînée était condamnée depuis longtemps.
Ça ne veut pas dire que ça n'a pas fait mal, quand le glas a enfin sonné et que Bella a été condamnée à Azkaban à perpétuité. S'il existe bien un destin qui ne fasse envie à personne, c'est bien la prison sorcière anglaise.
En public, Narcissa ne démontre aucun chagrin pour sa sœur – il ne s'agirait ni plus ni moins que de suicide politique, témoigner de la sympathie pour un Mangemort qui a quand même un peu cherché la pire des punitions de par sa conduite. En privé, elle se laisse davantage aller – Mangemort ou pas, crime ou pas, sœur indigne ou pas, Bella reste Bella, et Narcissa ne peut pas davantage cesser de tenir à elle que d'empêcher son cœur de battre.
C'est bien parce qu'elle aime sa sœur que Narcissa ne peut pas lui pardonner ses actions – pour les conséquences de celles-ci, pour lui avoir fendu le cœur et pour avoir laissé son fils, le propre neveu de Narcissa, grandir sans mère. Ce dernier crime en particulier échappe à la compréhension de Narcissa : le Seigneur des Ténèbres la terrifiait sans commune mesure, mais dès qu'elle a tenu Drago dans ses bras pour la première fois, elle a su qu'elle choisirait son bébé plutôt que le Maître cent fois, mille fois s'il le fallait.
Bellatrix a fait exactement l'inverse, et son fils se retrouve à payer les pots cassés, élevé par ce vieil ours mal léché de Romulus Lestrange. S'il y a bien un homme qui ne devrait pas s'occuper d'enfants, c'est bien lui.
Mais ce n'est pas pour lui qu'elle est venue, c'est pour la petite silhouette brune qui se tient très droite, les mains derrière le dos, impeccable dans son court pantalon noir et la blouse blanche sous une petite veste noire et des souliers sombres.
Il est tiré à quatre épingles et Narcissa ressent un frisson désapprobateur, elle qui sait combien c'est dur de tenir Drago et de le garder propre – quelle sorte de discipline emploie donc le vieux Lestrange avec son petit-fils ?
« Madame Malefoy » la salue-t-il d'une voix aiguë, tremblant légèrement, « merci d'être venue. »
Sous les boucles noires menaçant de se rebeller malgré la brillantine et les lourdes paupières, ce regard orangé vaguement suspicieux est indiscutablement celui de Rodolphus Lestrange, qui ne manquait jamais de fixer les gens comme s'il s'attendait à les voir mordre. Y compris les connaissances de longue date.
En rétrospective, c'est assez tragique et sous-entend des choses désagréables sur son enfance. Une enfance qui pourrait encore se répéter avec Roshan, mais Narcissa n'en a aucunement l'intention.
Elle s'accroupit et sourit.
« Tu peux m'appeler tante Narcissa, Roshan » affirme-t-elle, « et c'est un plaisir de rencontrer enfin mon petit neveu. »
Elle peut sentir grimacer Romulus Lestrange au-dessus de leurs têtes, mais qu'il aille donc au diable. Pour sa part, Roshan semble soudain plus animé, une étincelle vivace s'allumant dans ses yeux comme ça arrivait fréquemment à Bella.
« Si vous m'y autorisez » répond-t-il poliment, avant d'ajouter de manière plus impulsive : « Vos cheveux sont très jolis. »
Pour visiter le tout jeune fils de sa sœur, Narcissa ne s'est pas lourdement préoccupée de sa tenue : de fait, elle a simplement constitué une tresse sur chacune de ses tempes, qu'elle a ensuite nouées derrière sa tête à l'aide d'une épaisse barrette en ébène. Rien d'acceptable pour une soirée au Ministère, mais pour la maison et la famille, c'est bien suffisant.
Elle n'en reçoit pas moins le compliment avec autant d'effusion que si le Ministre lui-même venait d'admirer sa coiffure, avant de présenter Drago à son cousin – et quel contraste, blond et brun, ouvertement curieux et extérieurement désintéressé. Elle s'inquiète un peu de ce sur quoi ça débouchera, de la possibilité que les enfants se prennent mutuellement en grippe.
Avec de la chance, on n'en viendra pas là.
