Lorsque Perry revient de chaque visite au Manoir Lestrange, ses sœurs s'amusent à le taquiner en demandant des nouvelles de leur petit neveu. Passe encore si c'était uniquement elles, mais sa mère participe allègrement, voulant savoir si son petit-fils a grandi depuis la dernière fois, et le jeune Auror a beau protester que ce n'est pas du tout comme cela et veux-tu bien arrêter de te faire des idées fausses sur mon compte, l'auteure de ses jours riposte qu'au train où vont les choses, Roshan Lestrange constitue vraisemblablement sa seule chance de voir un de ses rejetons endosser le rôle de parent, parce que Morgane et Circé savent bien qu'aucun de vous trois ne fait d'effort dans ce sens-là !
Maman adore dramatiser, un de ses nombreux charmes exaspérants. Enfin, elle est assez raisonnable pour ne pas laisser échapper cette blague particulière à proximité des oreilles de Papa – qui réagirait assez mal devant l'association de sa famille avec une lignée de Mange-morts, tant pis s'il s'agit d'un pauvre gosse n'ayant jamais demandé à naître de ces parents précis.
Pauvre gosse, c'est le qualificatif que Roshan mérite indiscutablement, et ce en dépit d'habiter dans un manoir avec une fortune non-négligeable patientant dans un coffre de Gringotts jusqu'à ce qu'il atteigne sa majorité afin de puiser dedans. Oui, le gamin est nourri et habillé, mais il est tellement isolé que ça vous fend le cœur en deux morceaux ignoblement distincts. Et non, les anniversaires et enterrements pendant lesquels il rencontre son cousin maternel et d'autres enfants de la haute ne comptent pas – ça se produit à des intervalles trop espacés, et les occasions sont codifiés au point de ne pas laisser les enfants être des enfants plutôt que des adultes miniatures.
Perry s'est bêtement laissé espérer que ça allait s'arranger quand Roshan aurait besoin d'apprendre à lire et à écrire et compter, toute la fondation qui permet d'aller à Poudlard et de ne pas se couvrir de honte à cause de l'incapacité à déchiffrer le contenu de ses manuels scolaires. Ses propres parents l'ont envoyé dans une école publique moldue, bravant les risques de magie accidentelle publique parce qu'ils considéraient que c'était plus important pour lui d'apprendre à interagir avec des gamins de son âge en plus de ne pas figurer dans la colonne des analphabètes, et Perry leur en sera toujours reconnaissant de l'avoir plongé dans la société humaine – d'accord, la société sorcière diffère énormément de la société moldue, mais aux yeux d'un morpion prépubère c'est difficile de s'en rendre compte et les bases demeurent les mêmes.
Sauf que les gens bien nés ont assez d'or à gaspiller pour ne pas considérer l'école publique comme la seule option éducative ouverte à leur rejeton. Ils ne considèrent même pas les écoles privées, en fait – à la place, ils embauchent une profusion de tuteurs spécialisés, triés sur le volet afin de vérifier qu'ils n'exerceront aucune influence négative sur leurs précieux bambins.
Si c'est ça l'environnement dans lequel grandissent les sang-purs, pas étonnant qu'ils deviennent presque tous des fanatiques – après avoir passé l'intégralité de vos années formatives à n'écouter qu'une seule et même opinion constamment répétée par des bouches diverses, la rencontre avec quelqu'un croyant le contraire de votre point de vue doit être absolument traumatisante.
Perry refuse néanmoins de prendre les Lestrange en pitié. Au moins, il peut garantir que Roshan se développera conscient que parfois, les gens ne sont pas entièrement d'accord avec lui, et ça mérite d'être pris en compte, tu ne crois pas ?
Et puis, les tuteurs choisis par Romulus Lestrange appartiennent à des familles désespérément suspectes, Léandra Yaxley a été carrément fiancée à Evan Rosier avant que celui-ci ne se fasse tuer en résistant à son arrestation au lieu de se laisser gentiment traîner à son procès et de là en prison, mais pour l'instant ils se préoccupent davantage de l'éducation concrète que morale – bien que les cours d'escrime s'avèrent un peu inquiétants dans la forme, montrer à un enfant comment se servir d'une arme… on n'est plus en guerre, tout de même !
Malheureusement, c'est le genre de leçons sur lesquelles Roshan ne peut pas faire l'impasse, avec les antécédents familiaux qu'il doit traîner derrière lui à la manière d'un boulet de forçat, le genre de leçons qui pourrait un jour lui sauver la vie au cas où il se retrouverait coincé par des gens n'ayant pas ses meilleurs intérêts à cœur.
Parfois, Perry se demande si vraiment, c'était une si bonne idée que de rejoindre les Aurors, si c'est pour se retrouver témoin des côtés les plus hideux de la race humaine.
Et puis Roshan l'interroge les yeux brillants sur son pirate préféré, émettant des bruits indignés lorsque l'Auror avoue ne connaître que les très grandes lignes en ce qui concerne les noms les plus connus, Barbe-Noire et Sir Henry Morgan, et plaidant grâce sous prétexte qu'il est un représentant de l'autorité légale, il ne peut pas exactement approuver des criminels, n'est-ce pas ?
« Les corsaires, ce sont des pirates légaux » renifle dédaigneusement le môme, son regard orangé foudroyant derrière ses lourdes paupières mi-closes et sa frange ondulée. « Ils recevaient des papiers officiels qui leur donnaient la permission de partir à l'abordage des navires ennemis de leur pays, et de voler toute la cargaison à l'intérieur. Regarde Francis Drake, il est devenu chevalier pour avoir bien harcelé les Espagnols. »
Quand Perry avait l'âge de Roshan, il s'imaginait volontiers en chevalier de la Table Ronde bataillant contre les Saxons et sauvant glorieusement le Roi Arthur plus d'une trentaine de fois. Enfin, il peut comprendre l'attrait de se sauver en mer pour terrifier les marins portugais ou hollandais en hissant le pavillon noir, les garçons resteront à jamais garçons avec leurs rêves de combats épiques et de notoriété légendaire. Pour une âme romantique, les boucaniers font tout autant figure d'idole que les preux.
Voilà pourquoi il s'en va chez un libraire après cette visite, pour acquérir un exemplaire de L'Île au Trésor – question roman d'aventures pirates, Robert Louis Stevenson se pose en référence incontournable. Sans compter que le brave auteur est indécrottablement moldu – Perry est bonne pâte, mais il a ses moments de faiblesse et Romulus Lestrange ne figure pas du tout parmi ses êtres humains favoris, pourquoi se priverait-il de l'opportunité ?
Néanmoins, il recommande chaudement à Roshan de ne pas oublier le livre là où son grand-père le verrait, alors qu'il offre l'ouvrage avec sa belle couverture bleue frappée d'un bateau prêt à mouiller à proximité d'une île verdoyante au gamin qui le reçoit des deux mains, bouche bée devant l'offrande et négligeant presque de dire merci.
C'est adorable de voir une telle émotion sur ce petit visage trop pâle, et Perry ne peut pas attendre de savoir quel effet lui ont laissé Jim Hawkins et Long John Silver, le navire Hispaniola et la tache noire. Peut-être qu'il s'agit d'un récit un peu trop sinistre pour un gamin de cet âge, mais si les moldus peuvent réciter des contes de fées proprement effroyables à leurs enfants – sérieusement, Peau d'Âne s'ouvre sur un roi voulant épouser sa propre fille, si ce n'est pas dépravé le diplômé de Poufsouffle ne voit pas ce qui pourrait l'être – Roshan ne devrait pas être franchement traumatisé par ses lectures. De toute façon, il feuillette déjà les ouvrages qu'il trouve dans le Manoir peu importe à quel point ils sont compliqués, autant lui donner de la littérature explicitement destinée à la jeunesse.
Quand il explique son raisonnement à sa mère, celle-ci est hilare et commente que la paternité lui réussit à merveille.
Il s'abstient de relever.
