Roshan sent confusément qu'il ne peut partager ses rêves sur les pirates avec personne d'autre que Perry l'Auror. Cousin Drago et Tante Narcissa n'y comprendraient rien du tout, son grand-père lui flanquerait des coups de canne avant de brûler ses livres, même Grigri ne peut pas savoir à cause du risque qu'il répète le secret à grand-père sous le coup d'un ordre ou juste par accident. Perry l'Auror, passe encore puisqu'il n'habite pas au Manoir et ne risque donc pas de moucharder, d'autant qu'il n'aime pas du tout les gens que Roshan fréquente alors il ne leur dira rien par principe.

Roshan se tait donc. C'est curieux d'avoir un secret – une sensation qui vous pèse sur la langue et dans la poitrine, un chatouillement tapi au creux de la gorge qui est constamment sur le point d'être prononcé et qui ne l'est jamais. C'est étrange et en même temps c'est un vertige assez agréable, comme la fois où grand-père a oublié de finir son verre de vin au déjeuner et Roshan a bu le liquide rouge foncé, épais et vaguement râpeux sur ses pupilles, il a été obligé d'aller se coucher aussitôt après tant ça le faisait loucher.

Roshan ne sait pas s'il aime cacher son secret, mais il ne voit pas d'autre moyen pour protéger ses livres et échapper à la punition – un pirate ne pratique pas une occupation acceptable ou respectable, même si le roi d'Angleterre lui donne une lettre de marque qui lui donne toute latitude de dépouiller les marins que son navire croise en haute mer. Un jeune homme bien né ne peut pas déshonorer ses aïeux et son nom, quoi qu'il advienne.

Roshan se demande si ce serait tellement mal pour lui de renoncer à son nom de famille avant d'aller se faire pirate, de la sorte ses ancêtres n'auraient pas à lui faire la tête depuis là où ils sont allés après leur mort – grand-père est plutôt évasif sur l'au-delà, et tante Narcissa n'a pas été beaucoup plus claire lors de l'enterrement de grand-tante Walburga, tout au plus Roshan pense qu'il existe au moins deux parties très différentes mais il ne peut vraiment pas déterminer si c'est mieux de finir en Enfer ou au Paradis – mais il n'y a personne d'autre que lui pour perpétuer la lignée, alors ça causerait un beau problème pour l'héritage.

Il décide que ça peut attendre qu'il apprenne à nager – si ça ne lui plaît pas, impossible qu'il se fasse boucanier, il ne veut pas se noyer dans la mer au cas où il dégringolerait de son bateau – et qu'il en lise davantage sur les exploits commis dans l'Océan Atlantique et les Caraïbes. Pour satisfaire ce dernier point, il retourne fouiller dans les bibliothèques du Manoir, s'il a pu trouver un livre de pirates ici, c'est forcément qu'il y en a d'autres, non ?

Ou peut-être pas, vu que deux jours d'efforts acharnés ne lui rapportent que d'être vigoureusement récuré par Grigri quand l'elfe le voit revenir tartiné de poussière. Cependant, le garçon ne se décourage pas, un chasseur de trésor ne trouve jamais le coffre rempli de butin dès qu'il débarque sur la plage, il est obligé de fouiller toute l'île et d'interroger l'ancien membre de l'équipage pirate avant de mettre la main sur ce qu'il cherche.

Roshan pense que Ben Gunn est son personnage préféré de L'Île au Trésor, parce que le vieux pirate a survécu tout seul pendant plusieurs années et ça, c'est très, très fort. Pour sa part, Roshan ne tiendrait pas plus d'une journée, et il est magique alors que Ben Gunn ne l'est pas du tout, ce qui rend l'exploit encore plus fabuleux.

Alors il continue de fouiner, de fourrer son nez partout – bon, pas dans l'aile où réside son grand-père, parce que ça reviendrait à lui tendre la canne pour se faire battre, et Roshan aime quand son dos et ses jambes ne sont pas couverts de traces jaunes et bleues et noires après une raclée. Mais tout le reste du bâtiment, il s'en donne à cœur joie, ce n'est pas comme si quelqu'un va lui crier après pour être entré dans des pièces qui ne sont plus utilisées depuis sa naissance et avant.

Grand-père pourrait, mais Roshan fait attention à ne pas se faire remarquer quand il part en exploration. Et puis, il héritera du Manoir Lestrange quand grand-père se décidera à mourir, c'est important qu'il soit familier avec les plus obscurs recoins de sa demeure ancestrale ! Le raisonnement se tient, et Roshan n'en démordra pas !

C'est pendant qu'il explore une chambre tristounette, à peine une commode et une table de chevet, aucun tableau au mur, qu'il trouve l'album. Au début, il pense que c'est juste un livre étrange oublié sur la table de chevet, peut-être par un invité qui s'est tellement ennuyé entre ces murs qu'il n'a jamais voulu revenir pour récupérer ses affaires.

Et puis Roshan ouvre le livre – l'album – et il voit la photo.

La photo du bébé, dans les bras d'un homme qui a l'air un peu perdu, l'air de ne pas trop savoir ce qu'il fait, l'air fier malgré ça, une espèce de sourire sur les lèvres et tenant le bébé comme quelque chose de très important et de très fragile, et ses yeux orangés sont presque pareils à ceux que Roshan voit dans le miroir le matin quand il se brosse les dents et passe le peigne dans ses frisettes.

Il y a quelque chose d'écrit en dessous de la photo, Roshan Altaïr Lestrange, douze heures après sa naissance, dans les bras de son père Rodolphus.

C'est une photo de Roshan. C'est une photo du père de Roshan.

Grand-père refuse de parler de ses fils, des parents de son petit-fils, excepté pour déclarer qu'ils ont jeté la honte sur le nom Lestrange et que c'est mieux pour eux de ne jamais revenir. Tante Narcissa refuse de parler de sa sœur, la mère de son neveu, même si parfois elle le regarde d'un air triste et pensif comme si elle voyait quelqu'un qui n'est pas là à sa place.

Roshan ne devrait pas être curieux, maintenant qu'il sait que ses parents ont commis un crime horrible, qu'ils méritent de se trouver en prison, il devrait reposer l'album et effacer jusqu'à l'existence de la chambre dans le Manoir, mais…

C'est la première fois qu'il voit le visage de son père, et c'est un visage qu'il ne connaît pas mais il le reconnaît quand même, et il sent la chaleur de doigts fantômes sur son dos alors qu'il regarde ces grandes mains pâles soutenant le dos et la tête du bébé qu'il a été, et ses yeux brûlent alors qu'ils se couvrent d'humidité.

Ce n'est pas la seule photo. Sur plusieurs d'entre elles, la majorité, son père est là, grand et droit et toujours un peu hésitant, un peu timide dans son sourire, sur d'autres figure son oncle, tellement plus nerveux et confus, sur de très rares apparaît sa mère, belle et embarrassée et rieuse, son visage entouré d'un amas désordonné de frisettes noires qui doivent dévorer les peignes, à tous les coups elle avait autant de mal à se coiffer que Roshan.

Il y a des mots griffonnés sur toutes les pages, sous chaque photo et autour, des précisions et des moqueries et des tendresses rédigés en calligraphie plus ou moins propre, c'est difficile de lire trois écritures différentes, mais ce sont les mots de son père et sa mère et son oncle, et il ne se rappelle pas leurs voix mais il les entend à présent, dans l'encre violacée et le papier crissant.

Quand les photos et les mots s'arrêtent, les cinq sixièmes du livre sont vides. La dernière entrée était sa mère en splendide robe de satin noir, tenant un Roshan de presque deux ans, datant de Samain 1981. C'est sans doute juste après que le crime est arrivé.

Dans la poitrine de Roshan, son cœur lui fait mal et un sanglot lui échappe, mais Bellatrix Lestrange ne s'échappe pas de la photo, ne vient pas le prendre dans ses bras et lui susurrer des mots de réconfort, elle est juste un visage sur du papier glacé.

Elle est juste un visage, tout comme Rodolphus et Rabastan, et c'est tout ce que Roshan aura jamais d'eux.