« Tu as déjà tué quelqu'un ? »
Dimitri considère son élève d'un œil perçant – quand il fait ça, Roshan se sent tellement petit qu'il a envie de courir se cacher derrière un canapé ou sous une armoire, en se tortillant bien c'est facile à faire malgré toute la poussière et Grigri qui râle devant l'état de ses habits.
« Puis-je demander ce qui me vaut cette question ? » interroge le tuteur d'escrime et là, c'est délicat.
Les rites sont supposés être quelque chose de secret et intime, quelque chose dont les gens parlent seulement à leur propre famille, et même si les Selwyn et les Lestrange font partie des vingt-huit lignées à avoir conservé leur héritage intouché par une intervention extérieure (Roshan soupçonne que son grand-père ne lui dit pas un élément crucial, expliquant pourquoi ce serait si mauvais de laisser quelqu'un s'intéresser à vos affaires mais peut-être quand il aura un peu plus grandi), ils ne sont pas une famille.
Mais depuis Yule, depuis la mort de la chèvre et les explications de Grand-père sur la vie qui suit la mort encore et encore, Roshan n'arrête pas de se réveiller la nuit et sa gorge brûle, et l'odeur épaisse du sang lui coule dans les narines et menace de remplir de sirop métallique ses poumons. Peu importe ce qu'il lit dans la journée, ce qu'il étudie pendant que le soleil est levé, une fois la nuit venu et les rideaux tirés pour qu'il se glisse entre les draps, la chèvre l'attend dans le noir avec l'énorme entaille de sa gorge pleurant d'abondants ruisseaux rouge sombre.
Dimitri Selwyn manie les couteaux et les épées, et il a vu suffisamment de gens se blesser pour savoir comment ne pas répéter leurs erreurs, et Roshan est certain que son tuteur n'ira pas le jeter en prison ou le dénoncer à grand-père parce qu'il a participé à un rite pour Yule et qu'il se sent troublé à cause de ça.
« Tu connais les couteaux, et tu connais les blessures. Pourquoi tu ne connaîtrais pas la mort aussi ? »
Dimitri continue de le fixer et Roshan veut s'enfuir à toutes jambes avec la vitesse et les muscles qu'il a gagné à force de s'entraîner à courir, mais il reste planté ferme sur ses jambes, il est l'Héritier Lestrange et il ne peut pas avoir peur de son propre tuteur, pas alors qu'un souvenir puant le sang l'attend quand il ferme les yeux.
« … Il y a cinq ou six ans, pendant ce tohu-bohu politique qui a divisé le pays » finit par articuler Dimitri. « J'étais je ne sais plus où dans le pays de Galles, et un homme qui courait dans les mêmes cercles que l'un de mes cousins a voulu me prêcher sa cause. J'ai écouté, poliment, avant de lui déclarer que ça n'était pas mon problème. »
Roshan fronce le nez.
« Pourquoi pas ? »
Son tuteur agite mollement la main.
« Oh, j'aurais pu lui accorder plus d'attention s'il avait voulu m'engager pour un circuit de duellistes, mais il cherchait des gros bras, des gars qui taperaient sans y mettre aucun art, aucune passion. Je n'étais pas l'employé qui convenait à la tâche – tu n'utilises pas une aiguille à coudre pour couper du bois pour le feu, c'est une perte de temps et d'efforts – mais quand j'ai tenté de lui indiquer qu'il ferait mieux d'aller voir ailleurs, il ne l'a pas très bien pris. »
Que c'est grossier. Miss Yaxley and tante Narcissa sont très claires et insistantes là-dessus, quand votre interlocuteur dit non, vous devez rester courtois, demander si vraiment il n'est rien que vous puissiez faire pour le convaincre de changer d'avis, et si l'autre personne persiste dans son refus, vous le remerciez de lui avoir accordé son temps et lui souhaitez bonne chance dans ses entreprises à venir. Vous ne haussez pas la voix, et vous n'en venez pas aux accusations parce que c'est la marque d'un esprit inférieur et mal discipliné, et c'est honteux.
« Il a voulu te lancer des gros mots ? »
« Il a tenté de me tuer » avoue candidement Dimitri. « J'ai réagi par réflexe – il avait l'habitude des embuscades, mais pas des duels face à un adversaire armé d'une baguette et d'un couteau dans chaque botte. Ma lame lui a plongé si profondément dans l'œil que le cerveau était atteint et quand je me suis remis du choc et que j'ai appelé des secours, c'était trop tard pour lui. »
Le garçonnet contemple son tuteur.
« Tu n'as pas l'air désolé que ce soit arrivé. »
Roshan fait des cauchemars à cause de la chèvre, et ce n'est même pas lui qui tenait le couteau. Comment Dimitri peut-il garder un ton aussi calme alors qu'il parle de la mort d'une personne – pas un animal mais un être humain ?
« A l'époque, je l'étais un petit peu » le corrige son tuteur. « Mais n'oublie pas que ça fait cinq ans à peu près, depuis. Et il m'a attaqué le premier, avec l'intention de me brutaliser voire de me tuer, ça m'aide à ne pas trop me sentir coupable. S'il m'avait laissé tranquille, je n'aurais pas eu à me salir les mains. »
C'est un bon argument, et Roshan le mâchonne pendant plusieurs secondes. Selon les conventions de la bonne société, l'attaquant de Dimitri s'est montré incurablement vulgaire et a délibérément cherché à incommoder le rejeton de la famille Selwyn, donc il ne peut pas exactement se plaindre d'avoir dû affronter des conséquences pour cela.
Ceci étant, il ne pense pas que ça aide beaucoup avec son problème actuel. Apparemment, il y a différentes façons de mourir, et selon la manière ça vous affecte plus ou moins.
« Donc, je ne devrais pas tuer quelqu'un qui ne le mérite pas ? »
« Et c'est là que ça devient compliqué » soupire Dimitri. « Les critères qui déterminent si quelqu'un mérite de mourir, ça pourrait ne pas être ton choix. Le Magenmagot a condamné des gens qui insistaient que personnellement, leur conduite était irréprochable, mais qui socialement n'étaient pas considérés acceptables. »
« Qui a raison, alors ? »
Le tuteur hausse les épaules.
« Tout le monde a raison, et personne n'a raison. Dès que tu commences à donner dans la philosophie, tu finis par ne plus savoir attacher tes propres lacets, si tu veux mon avis. Ne te casse pas la tête, retiens juste l'essentiel. »
« C'est quoi l'essentiel ? »
Les yeux de Dimitri transpercent aussi froidement que les couteaux et les épées qu'il manie avec tant de fluidité que ça en devient presque de la danse, presque beau en dépit d'être dangereux.
« Si tu ne peux pas regarder la personne qui va mourir dans les yeux, avant ou après qu'elle se fasse couper la gorge, peut-être que tu ne devrais pas tenir la lame et décider de son sort. Un autre pourra décider et commettre l'acte, mais tu auras perdu le droit de t'exprimer sur le sujet. Tu me comprends ? »
« … Si je ne peux pas accepter la responsabilité, ce n'est pas ma décision à prendre ? » émet timidement Roshan.
« Et c'est qu'il a compris, le bambin » soupire son instructeur. « Pour un peu, je vais réellement finir par croire en ton intelligence, si tu continues comme cela. »
