Sept ans, selon la tradition, c'est l'âge de raison – l'âge où un enfant commence à poser des questions sur le monde qui l'entoure.
Bien sûr, à en juger par la conduite de Grand-père, Roshan restera indécrottablement stupide toute sa vie alors à quoi bon, c'est plus simple qu'il se taise et se contente de retenir les règles et préceptes que lui inculque son aïeul.
Malgré les contradictions qui apparaissent dans ce que le garçon apprend.
Grand-père n'aime pas que Roshan pose des questions, mais ça n'empêche pas l'Héritier Lestrange d'avoir des pensées. La plupart du temps, ce ne sont pas des pensées qui lui plaisent beaucoup.
Comme l'a dit Perry l'Auror, se rappeler que les gens ne pensent pas la même chose que vous, c'est difficile et c'est fatiguant. Ce que Perry a oublié de préciser, c'est à quel point l'idée fait peur, presque autant que de se réveiller dans le noir avec la certitude que le monstre sous le lit vient de quitter sa cachette et vous attrapera par les cheveux si vous ne vous cachez pas sous la couette.
Dans la bibliothèque du Manoir Lestrange, il y a au moins une dizaine de bestiaires – la plupart concernant la faune magique du Royaume-Uni, mais trois recensent des espèces qui se trouvent à l'étranger, dans des contrées aussi éloignées que la Chine et le Japon et l'Afrique du Sud, tellement de bêtes et de créatures classifiées selon leur capacité à se montrer dangereuses.
Roshan aime bien feuilleter ces bestiaires à cause des illustrations délicatement colorées, soigneusement détaillées qui paraissent prêtes à bondir de la feuille et rugir ou danser sous les combles du plafond. Il a vu des animaux de toutes les formes et de toutes les couleurs, mais il n'a jamais trouvé de page consacrée à l'espèce humaine.
Il se demande si ce ne serait pas une grave erreur de la part des auteurs. Parce que oui, ces créatures ont des crocs et des griffes et du venin, mais les gens n'ont pas besoin de cela pour se montrer horrible. Et puis, c'est facile de se protéger de créatures dangereuses quand vous prenez certaines précautions, mais il n'existe pas de mesure spécifique contre les gens quand ceux-ci ont envie de se montrer méchants.
Ou bien quand ils oublient de réfléchir. Selon Dimitri, il ne faut jamais attribuer à la cruauté ce qui peut s'expliquer par la bêtise parce que la plupart des gens sont désespérément idiots et c'est pour cela que l'étiquette et les lois existent, autrement personne ne pourrait vivre ensemble et il faudrait habiter tout seul dans une cabane perdue au fond des bois.
Si Roshan devait habiter tout seul sur un bateau, il pense qu'il ne s'en sortirait pas trop mal. Mais il pourrait finir par regretter Grigri et Perry l'Auror, alors il peut comprendre où cherche à en venir son professeur d'escrime.
Alors les gens sont stupides, et quand ils ne le sont pas, ils ont de fortes chances de se montrer méchants envers vous parce que pour eux, c'est mieux si vous n'êtes pas une personne – une personne est importante, mais un objet ne l'est pas, alors il vaut mieux casser un objet qui peut être réparé et remplacé que faire du mal à quelqu'un qui gardera des cicatrices et laissera un trou dans le monde à sa mort.
Quand Roshan se dit ça, il se sent juste triste – et il a peur, aussi, parce qu'un jour il faudra qu'il sorte du Manoir Lestrange. Bon, il en sort déjà, pour aller visiter tante Narcissa et son cousin Drago, mais ça ne compte pas car il s'agit de sa famille – et puis tante Narcissa est trop gentille et cousin Drago est trop exaspérant pour ne pas être une personne.
Mais le Ministère, et avant cela Poudlard ? C'est différent, et la panique coule dans le petit corps de Roshan, froide comme l'eau du robinet quand ce n'est pas le bouton pour la chaleur qui est tourné. Il se cache sous les couettes chaudes de son lit, mais l'eau froide continue de bouger à l'intérieur de son corps. Si Roshan se coupait, est-ce qu'enfin l'eau s'en irait ? Il dérobe presque l'un des couteaux du dîner avant de se raviser au dernier moment, parce que si jamais il se coupait et que le froid restait quand même ?
Avec la magie, n'importe quoi est possible. Y compris plein de mauvaises choses, parce que Grand-père l'a bien expliqué, la magie fait partie du vivant et se fiche bien des raisons pour lesquelles vous vous en servez, du moment que vous l'utilisez.
Au bout du compte, les gens sont un très bon reflet du monde – impossible à comprendre et si horrible quand vous faites un faux pas ou quand vous faites exactement tout bien, parce que vous ne pouvez jamais savoir, vous ne pouvez jamais avoir la certitude, l'élément de hasard tient une place trop grande pour que vous puissiez vivre sans avoir peur.
Roshan a peur, et il déteste ça. Principalement car il se doute bien de la réaction de son grand-père si le vieil homme l'apprend – comment l'Héritier Lestrange peut-il céder à une émotion aussi vulgaire et plébéienne que la peur, quand c'est à toi de l'infliger aux masses stupides par ta seule présence.
Grand-père connaît le pouvoir de la peur, mais aux yeux du patriarche Lestrange, il s'agit d'une arme avec laquelle blesser n'importe qui du moment que ce n'est pas vous-même, parce qu'alors ce serait une scandaleuse perte de contrôle. Le contrôle est tout – contrôle de sa conduite, contrôle de sa famille, contrôle de sa réputation, contrôle de son propre corps et de sa propre magie.
Roshan n'aime pas son grand-père, mais il lui envie un petit peu – non, il lui envie beaucoup ce contrôle de soi, cette poigne si ferme qu'elle étouffe et ne laisse rien pousser d'autre. Rien ne semble toucher Romulus Lestrange, que ce soit la trahison de ses fils qui ont atterri en prison ou le mépris du Royaume-Uni sorcier pour ses opinions religieuses et politiques.
Roshan se demande comment il peut appartenir à la famille d'un homme pareil. Mais l'album photo soigneusement caché dans une chambre inutilisée du Manoir démontre clairement qu'en fait de caractère, le garçon ressemble un peu à son oncle Rabastan, en tout cas c'est la conclusion qu'il a tirée à force de lire et relire les fines lignes d'écriture fluide rédigées par le second fils de Romulus Lestrange.
À entendre le patriarche pester contre le sentimentalisme des continentaux, le garçon soupçonne que le défaut de caractère est la faute de l'épouse française de Grand-père. Mais si Grand-père ne peut pas supporter les français pour leur émotivité, pourquoi donc choisir sa femme dans ce pays-là ?
Après réflexion, ce doit être une question d'argent. Ou d'opinion politique. Romulus Lestrange n'accorde d'importance qu'à cela, juste après le contrôle de soi, et nettement plus loin que son propre petit-fils.
Roshan se demande si un jour, il deviendra aussi froid et inexpressif que son grand-père. Combien de temps ça prendra pour que la peur se dissipe enfin, chassée comme la nuit lors de la venue du jour.
Combien de fois il devra la repousser malgré cela, parce que la nuit revient encore et toujours, et avec elle les ombres pleines de monstres.
Mais après la nuit, il y a le jour, encore et encore, et Roshan se raccroche à ce savoir.
