Évidemment, plus le moment de recevoir une lettre d'inscription à Poudlard se rapproche, plus les gens insistent pour vous en parler. Tant pis si vous n'avez que neuf ans et qu'il vous faut donc attendre encore deux années entières avant de la recevoir, cette satanée lettre.
Tante Narcissa écoute patiemment Roshan quand le garçon aux yeux orangés décide de s'en plaindre après son anniversaire, parce que les invités n'ont pas cessé de lui en rabâcher les oreilles et au bout d'un moment, la goutte d'eau finit par faire déborder le vase, c'est inévitable. Et puis elle lui demande de s'asseoir, pour qu'elle puisse lui expliquer.
« Recevoir une inscription à Poudlard, ce n'est pas rien, mon petit. Tu crois donc que tout le monde s'y rend ? La population entière de Grande-Bretagne ? Chaque enfant à avoir été élevé dans les îles anglaises, et du bon âge ? »
Roshan en reste pris de court.
« Quoi, ce n'est pas le cas ? » demande-il, et même à ses jeunes oreilles la question sonne immédiatement niaise et imbécile.
La sorcière blonde sourit aimablement, un sourire d'hôtesse indulgente qui s'apprête à corriger un invité vulgaire de telle sorte que l'humiliation continuera à brûler cinq décennies après l'acte. Bon, il exagère probablement plus qu'un peu, tante Narcissa l'aime bien après tout vu qu'il est son neveu, mais la perception compte pour beaucoup dans la vie quotidienne, et le centre des émotions dans le cerveau est souvent enquiquinant. Parfois, Roshan regrette que la vie ne puisse pas être totalement rationnelle, parce que c'est fatigant de stresser.
« Poudlard peut ouvrir ses portes à un total de cinq cents étudiants, et c'est dans des conditions optimales » dévoile la sorcière blonde. « En d'autres termes, quand l'établissement dispose de plusieurs professeurs qualifiés pour chaque matière, de matériaux comme des balais et des ingrédients de potions qui prennent du temps et des ouvriers qualifiés pour être fabriqués et remplacés, et de l'or pour financer tout cela. Mais quand nous émergeons d'un conflit prolongé avec des éléments terroristes ou révolutionnaires, un conflit qui a causé la mort de gens qualifiés parce que leur talent en faisait des cibles ou parce que leur opinion politique les plaçait dans le camp adverse, ou bien disons que ces gens qualifiés se sont sauvés dans un autre pays moins instable… Et n'oublions pas que les conflits provoquent aussi une grande destruction matérielle, puisque une bonne stratégie consiste à priver tes adversaires de ressources. »
Vu sous cet angle, c'est entièrement et affreusement logique, et le garçon aux frisettes noires se réprimande intérieurement pour ne pas l'avoir vu plus tôt. Il se mordille la lèvre inférieure avant d'avancer un contre-argument :
« Et les réparations prennent si longtemps ? Une décennie ne suffit pas ? »
« Cela dépend de l'ampleur des dégâts » soupire tante Narcissa. « Regarde cette épouvantable purge qui s'est produite en Chine, dans les années soixante, je pense ? Les pays asiatiques ont toujours été plus relâchés en ce qui concerne le Secret, la cohabitation entre mages et moldus plus… je ne dirais pas harmonieuse, bien entendu, mais plus cordiale. Et puis cet abominable dictateur communiste est arrivé au pouvoir, et a déclaré que la magie faisait partie des vieilleries devant être anéanties pour le crime de faire entrave au progrès, et il a massacré d'innombrables enclaves sorcières et réserves de créatures et de plantes magiques, sans aucune pitié. »
Roshan ne peut empêcher le frisson qui lui parcourt le corps. Dans la bibliothèque de Grand-père, il se trouve des livres qui mentionnent les chasses aux sorcières – des tentatives plus ou moins efficaces, cela dépendait si la victime parvenait à conserver sa baguette sur elle, mais dans les cas où un enfant vulnérable était noyé ou pendu haut et court, simplement pour être né différent de ses voisins, capable de créer des merveilles là où ses voisins devaient se contenter d'observer jalousement…
Quand Roshan a voulu en discuter avec Perry, l'Auror a pris l'air triste et tenté d'expliquer que les moldus n'étaient pas vraiment jaloux, ils avaient juste peur. Mais c'est ridicule, entre un enfant et une foule d'adultes hostiles, qui fait le plus peur, vraiment ? À froid, comme ça ?
« C'était dans les années soixante » poursuit tante Narcissa, qui ne remarque pas son tremblement ou l'ignore avec la délicatesse consommée d'une épouse de politicien. « Et la communauté magique chinoise souffre encore des conséquences dévastatrices de cette persécution, en dépit de compter plusieurs dizaines de millions, et de jouir d'un espace bien plus large que la Grande-Bretagne. En fait, leur actuel Empereur a été couronné en reconnaissance de ses efforts acharnés pour préserver et rebâtir leur société malgré les nombreux obstacles sur son chemin, au grand daim de certains acteurs politiques ici en Europe puisqu'il emploie des méthodes assez dignes de Grindelwald et n'éprouve pas d'affection débordante pour le monde occidental, soi dit en passant. »
La sorcière blonde fait une pause afin de reprendre son souffle.
« Ceci, c'est le cas de la Chine. Ici en Grande-Bretagne, nous devrions heureusement nous remettre sur pieds plus vite, mais cela n'exige pas moins du temps et des ressources. Et ces conditions laissent un impact certain sur Poudlard, qui a vu le nombre de ses élèves dégringoler en réponse à la crise traversée par les îles. Moins d'élèves signifie davantage de prestige pour ceux qui reçoivent l'autorisation d'étudier entre ses murs, tu comprends ? »
Roshan fronce les sourcils.
« Et ceux qui ne sont pas admis mais qui peuvent se servir d'une baguette ? Que leur arrive-t-il ? »
Tante Narcissa fait un petit bruit de gorge, le genre pensif.
« Oh, il existe des écoles de commerce, mais c'est très spécifique. Pour les maçons, les tailleurs, les marchands, ce genre de métier. Un peu comme un apprentissage à grande échelle, avec un seul maître partagé par une classe de vingt ou trente apprentis. Ou bien tu peux apprendre à la maison avec tes parents ou un frère ou une sœur disposant de l'expérience, je suppose. Mais quand tu n'as pas l'or pour acheter une baguette, ça limite forcément ce que tu peux pratiquer… pas plus que les potions ou les plantes, j'imagine... »
« Tu n'as pas l'air très certaine » pointe Roshan d'un ton non dépourvu de reproche, plus à cause du manque d'information que par réelle compassion, et l'épouse de Lucius Malefoy hausse nonchalamment une épaule.
« Les interactions entre la plèbe et les classes plus aisées tendent à se montrer rares, à moins que les roturiers ne se retrouvent face à un problème qu'ils ne peuvent résoudre seuls » confesse-t-elle sans la moindre honte, avant de grimacer en coin. « Ce n'est jamais drôle d'avoir à répondre à leurs doléances, alors le mieux consiste encore à étouffer le tracas dans l'œuf avant qu'il ne puisse éclore, de la sorte personne n'est troublé et la société continue à fonctionner paisiblement. »
En son for intérieur, Roshan se demande ce que Perry l'Auror penserait de l'opinion de tante Narcissa, une opinion que partage Grand-père, et probablement chaque grande personne qu'il a rencontré depuis qu'il est né, à l'exception bien sûr de son agent personnel du Ministère qui vient le visiter pour confirmer que Roshan ne cherche pas à suivre dans les traces de ses parents.
Est-ce que ses parents pensaient la même chose ? Que les roturiers et les gens bien-nés devaient rester aussi incompatibles que l'huile et l'eau ? Ou bien ont-ils rejoint le côté perdant du conflit pour une raison différente ?
Roshan ignore la réponse, et forcément les Lestrange ne sont plus là pour fournir des explications.
