Plus Roshan cherche à apprendre, plus il se rend compte que le sujet qu'il étudie est d'une complexité dévastatrice.
On pourrait croire que la communauté sorcière serait unifiée par sa capacité à utiliser la magie, surtout en face de la pression générale de l'espèce humaine qui voit cela comme un très rare talent, mais non, il faut des fractures et des inégalités, il faut ériger des barrières et tracer des frontières et rédiger des étiquettes pour séparer les gens les uns des autres.
D'accord, le garçon aux yeux orangés sait que la nature voit naturellement émerger des sous-catégories au sein d'une même espèce, parce que la bibliothèque du Manoir Lestrange comporte des bestiaires et des florilèges, une page double fréquemment consacrée à des illustrations d'une seule et même plante dans toutes ses variations, d'une seule et même bestiole dans chacune de ses déclinaisons, parce que le monde adore ajouter de la variété à n'en plus finir sur un thème unique.
Il sait qu'il a existé d'autres races humaines, très longtemps auparavant, si longtemps que plus personne ne s'en souvient, que la mémoire de cette époque n'appartient plus qu'aux montagnes et à la poussière des millénaires, la race simiesque qui est descendue des arbres pour marcher sur ses jambes maladroites, la race encore bien velue qui a découvert le feu, la race qui a commencé à enterrer ses morts et à peindre sur les murs des cavernes et sculpter leurs semblables, mais aujourd'hui ce n'est plus tellement le cas. Peut-on réellement qualifier la communauté sorcière de race humaine à part entière, séparée du reste de l'espèce par un critère aussi invisible qu'intransigeant ?
Peut-être que le défaut du catégorisme vient de ce désir de gagner une qualification de statut à part. Quand vous avez séparé le monde en deux morceaux, c'est tentant de ne pas s'arrêter en si bon chemin, de déterminer des fragments de plus en plus petits. Et parce que vous avez assigné une étiquette différente de la vôtre à l'autre personne, vous pensez n'avoir plus aucun point commun, ou vous vous dites qu'il existe un gouffre trop large entre vos façons de vivre pour espérer construire un pont entre les expériences disparates.
Passe encore dès qu'il est question d'un écart franc, un comme celui qui sépare homo sapiens sapiens de l'homme de Néandertal ou des pygmées de l'île… comment s'appelle-t-elle déjà ? Florens, quelque chose dans ce goût-là, quelque chose déterminée par l'environnement. Mais un critère artificiel du type richesse ? Les oiseaux n'ont pas recours à de la monnaie, les écureuils entassent de la nourriture plutôt que de l'or. Quant à la distinction aristocratique, n'en parlons même pas.
Et pourtant, la société magique de Grande-Bretagne accorde beaucoup d'importance à ces critères spécifiques. De quoi attraper le vertige, vraiment.
Bien sûr, c'est en Grande-Bretagne. Dans les autres pays, c'est un peu différent, rien qu'en traversant la Manche, ça devient immédiatement autre chose – la faute à la Révolution française, qui a cherché à se débarrasser de l'aristocratie le plus violemment possible, et parce que beaucoup de familles magiques avaient l'air aristocrate grâce à l'ancienneté de leur lignage et à leur accès à des luxes inouïs pour l'époque, genre des habits propres chaque jour et trois repas minimum garantis grâce à la magie qui facilitait l'hygiène et le maintien des jardins potagers et des vergers, ils ont dû s'enfuir ou se réveiller en pleine nuit pour fuir une foule enragée bien décidée à mettre le feu à leur maison et à traîner les habitants à la guillotine.
Enfin, ça, c'est le compte-rendu de sa tutrice. Apparemment, elle avait une arrière-grand-mère ou arrière-grand-tante française, ou peut-être une ancêtre plus lointaine, parce que selon votre niveau d'aisance avec la magie vous vivez facilement jusqu'à trois siècles mais c'est pour les mages réellement extraordinaires, les gens plus ordinaires atteignent généralement un siècle et demi ou un peu moins. Dans tous les cas, Miss Yaxley n'est pas exactement impartiale, vu que c'est un évènement qui a impacté un membre de sa famille et dès que la famille est concernée, les gens deviennent plutôt irrationnels.
Ce n'est pas Roshan qui ira critiquer Miss Yaxley sur cette attitude, lui qui n'arrive pas à penser à ses parents et son oncle sans qu'une boule lui étrangle les cordes vocales. Mais il peut aller fouiner dans la bibliothèque, une recherche avec peu de chance de lui fournir des résultants trop divergents de l'opinion de sa tutrice vu que Grand-père croit fermement en la supériorité des gens bien nés sur la plèbe, alors forcément il n'appréciera pas de ranger parmi ses ouvrages un traité d'histoire politique expliquant pourquoi les français avaient en fait des justifications indéniables pour se soulever contre la classe supérieure.
Ou il peut réclamer des précisions à Perry l'Auror qui prend l'air coincé et proteste doucement qu'il n'est vraiment pas qualifié pour discuter de ce sujet précis, si seulement je pouvais t'emmener hors de ce manoir pour te faire visiter le glacier, Florian Fortarôme a un père passionné d'histoire qui lui a transmis le virus et il ne demande qu'à te raconter la Guerre de Cent Ans ou les conflits entre les druides saxons et les mages normands pendant que tu dégustes les trois boules de ton sorbet au melon et à la framboise, oh tu n'as jamais goûté un sorbet de chez Fortarôme, j'avais oublié.
Lors de la visite suivante de Perry, l'Auror amène deux barquettes en carton, une remplie de glace au café pour lui et une pleine de glace à la vanille saupoudrée de mûres et de groseilles délicieusement acides et croquantes, et Roshan se coupe complètement l'appétit pour ce soir en dévorant énergiquement la gâterie, il présentera ses plus plates excuses à Grigri mais il a si rarement l'occasion d'avaler du sucre.
Entre deux cuillerées enthousiastes, Perry confesse avoir parlé à Florian Fortarôme de l'envie qu'avait Roshan d'en apprendre plus sur le passé de la nation française, et le glacier a insisté pour que l'Auror reparte avec une pile de livres plus ou moins épais sur le sujet, pas seulement la Révolution mais aussi les Mérovingiens, l'empire absolu du Roi Soleil et les relations tumultueuses depuis l'Antiquité entre les trois provinces françaises – trois ! Il n'existe pas une seule France magique, mais trois ! – et l'île d'Ys, accessible uniquement par un portail dimensionnel au large de la côte bretonne. Parce que le savoir est à tout le monde, si un jeune esprit cherche à se cultiver il faut l'encourager, et ne t'inquiète donc pas pour ce qui est de recevoir les livres, Florian insiste qu'il a cinq éditions différentes de chaque dans son appartement, autant qu'elles soient lues par une paire d'yeux neuve plutôt que de ramasser la poussière.
Encore un sac à dissimuler dans la vieille chambre poussiéreuse, en compagnie de l'album photo, au moins tant que Roshan n'aura pas obtenu de malle pour aller à Poudlard, une de ces larges malles avec un sortilège pour agrandir l'intérieur, de la sorte Grand-père ne soupçonnera jamais l'existence d'un excédent de poids qui ne devrait pas y figurer et ne pourra pas détruire les affaires jugées inutiles de son petit-fils.
Roshan devra également écrire un mot de remerciement au glacier, cadeau désintéressé ou pas, le geste doit être reconnu, il n'a pas été élevé pour se conduire en malotru, tante Narcissa ne s'en remettrait jamais. Peut-être que l'aristocratie n'est pas une idée parfaite, mais c'est une idée qui vient avec un cadre de conduite à défendre.
Noblesse oblige, et tout ça.
