Malcolm n'arrive pas tellement à lire l'ambiance dans la pièce, mais quand même il arrive à détecter un zeste de gêne dans l'atmosphère. C'est dans la façon dont l'autre garçon – Roshan, drôle de nom, ça sonne peut-être un brin celtique, il n'est pas sûr – et la fille blonde couverte de bling-bling, Daphné, le regardent. Même la grande brune baraquée à qui on donnerait treize ans plutôt que onze le zyeute d'un air méfiant, à croire qu'elle pense qu'il a caché un pétard dans sa valise pour le fourrer dans le bureau du professeur à la première occasion.

« Ah, heu, un problème ? » demande-il, parce que Whitey Gillespie a enseigné à son fils qu'un homme ne perd pas son temps et le temps des autres en refusant de piper mot quand une explication simplifie tout, quand on est mécanicien c'est un peu obligé vu qu'on n'est pas télépathe, si tu ne poses pas de question tu ne sais pas à quoi t'attendre et puis ça rend la réparation et l'entretien plus merdiques et fatigants que ça devrait l'être.

Les boucles d'oreille de Daphné accrochent un peu la lumière de midi qui se déverse par la fenêtre quand la blonde penche la tête sur le côté, et c'est marrant comme ses yeux gris contrastent avec ça, si concentrés qu'ils en deviennent sombres.

« Simplement un souvenir de la noble famille McKinnon » annonce doucement la blonde, « supposément éteinte à la suite d'une attaque sous leur propre toit. »

Oh, Malcolm ne s'attendait pas à cela. Il avale sa salive, et peut-être qu'il est idiot, combien de gens s'appellent McKinnon en Grande-Bretagne, pas de raison pour qu'il existe un lien.

Oui mais voilà, une mère qui disparaît sans prévenir, sans jamais revenir, ça vous fiche un coup. Même si vous ne vous rappelez pas son visage ou le son de sa voix, parce qu'il faut bien grandir avec la rancune de votre père qui s'est creusé la tête si longtemps, à se demander pourquoi elle a fait ça, si elle ne voulait pas d'un bébé, si c'est son mec qui a fini par lui déplaire.

Mais si elle avait eu l'intention de revenir, et qu'elle n'avait pas pu ? Qu'elle était morte pendant une absence qui ne devait pas s'éterniser ? Si c'était la faute de quelqu'un d'autre ?

« Est-ce que » il commence, s'efforçant de ne pas laisser son timbre se casser ou de bredouiller. « Dans cette famille McKinnon, ils avaient une dame nommée Marlène ? Une blonde ? »

Papa n'aime pas discuter de sa première petite copine, la mère de son fils, il ne lâche que rarement de maigres détails et c'est toujours en passant, toujours en rapport avec Malcolm, et c'est pas grand-chose, à peine assez pour se forger l'esquisse d'une personne dans la tête.

« Marlène McKinnon » articule soigneusement Roshan, aristo jusqu'au bout des ongles, « la fille aînée de Maddox McKinnon, le dernier patriarche de la famille. Elle a été tuée avec ses trois frères, sa jeune sœur, ses quatre oncles et ses parents au cours d'une réunion visant à célébrer le premier anniversaire de sa nièce par son second frère, et en passant, les huit enfants présents sur les lieux n'ont pas survécu non plus. »

Le brun reprend son souffle l'espace d'un instant pendant que ses mots percutent de plein fouet son interlocuteur.

« Mes sincères condoléances pour la tragédie, même si elles viennent un peu tard. »

Malcolm se mâchonne la langue alors qu'il digère l'énormité de l'information. Une fille, une femme, Marlène McKinnon qui n'est plus juste la première copine de Whitey Gillespie, qui est aussi la fille de quelqu'un, une sœur, une nièce, une tatie. Enfin, qui a été tout cela, jusqu'à ce que ce ne soit plus possible, mourir vous met de sacrés bâtons dans les roues pour ce qui est de faire des trucs.

Est-ce qu'elle voulait présenter son mec à ses parents, à ses frères et sa petite sœur ? Est-ce que c'est aussi pour ça qu'elle était présente ce jour-là dans la maison ? Est-ce qu'elle pensait qu'attendre l'anniversaire de sa petite nièce empêcherait son père de trop lui gueuler après pour s'être mise en ménage avec un mécanicien sans diplôme et lui avoir pondu un marmot ?

Malcolm ne sait pas, il ne saura jamais à quoi pensait sa mère ce jour-là, il ne saura jamais si elle avait avoué l'existence de lui et de son père à sa famille avant leur mort – est-ce qu'elle a pensé à eux, quand elle s'est rendu compte qu'elle n'allait pas s'en sortir ? Ou bien elle était trop terrifiée pour sa petite nièce et les autres enfants sur place ? Si ça se trouve, c'est allé trop vite, peut-être qu'à un moment elle respirait encore et la minute suivante c'était plié, emballé et vendu, passez à la caisse madame, ne traînez plus.

« Tu ne savais pas ? » demande la grande brune, Millicent, les sourcils froncés, à croire que c'est une faute de goût de ne pas savoir que sa propre mère est morte.

« Mon père n'a pas de magie » laisse tomber Malcolm qui a l'impression que sa voix émerge du fond d'un puits. « Elle – elle n'a jamais dit, et puis elle est juste partie, et personne n'est jamais venu dire pourquoi. »

Daphné bat des paupières sous sa frange blonde.

« Oh, wow. Ça a dû être une drôle d'enfance. Je suis désolée, McKinnon. »

Pourquoi elle s'excuse ? C'est pas comme si elle avait personnellement demandé à Dieu ou ses anges ou il ne sait pas qui d'autre décide ces choses-là d'arranger la vie pour que Malcolm grandisse avec une belle-mère au lieu d'une mère.

Il hausse une épaule, il manque d'énergie pour soulever l'autre.

« Par moments, c'était bizarre. Surtout quand la lampe cassée après avoir shooté mon ballon dedans se recollait toute seule, sans que personne la touche. Mon père a failli demander au curé de venir faire un exorcisme, et pourtant il est pas du genre qui écoute la messe du dimanche. »

Il change le sujet, il sait ça, mais il n'arrive pas à faire autrement, il a besoin de battre en retraite pour l'instant. Il pétera les plombs plus tard, sans doute une fois dans son lit, quand il n'y aura pas de public pour le voir chialer.

« Alors tu as vraiment grandi dans une maisonnée moldue ? » interroge Millicent, qui là semble aussi choquée que s'il venait d'annoncer qu'il descend de Mars avec sa propre fusée et compte déménager côté Véga du Centaure l'an prochain.

Encore ce mot, moldu. Le prof riquiqui venu tout expliquer à ses parents ne s'en est pas servi, mais lors de la visite guidée pour aller acheter les affaires sur le Chemin de Traverse, Malcolm a eu l'occasion de l'entendre plus d'une fois. Ça sonnait bizarre, presque insultant, et ça continue à sonner mal dans la bouche de la fille vautrée sur la banquette d'en face. Qui aimerait se faire traiter de mou du – mou du quoi ? Mou du bulbe ? Mou du cul ? Est-ce que le terme a commencé sous la forme d'une injure ? Parce que Malcolm pense que ça lui plaît encore moins.

« Et alors ? » il lance, sur le ton du défi énervé, continue à me chercher ma belle et tu va me trouver, je m'en tape si tu mesures une tête de plus, moi je mords et mon dentiste me félicite pour mes dents extra, alors tu va pas apprécier, loin de là.

L'autre garçon dans le compartiment soupire un peu.

« Et alors, McKinnon, les gens qui connaissaient ta mère vont se demander de quoi tu parles quand tu leur raconteras ta vie, et toi non plus tu ne comprendras rien à ce qu'ils chantent pendant qu'ils évoquent leur quotidien. Résultat, tout le monde est embarrassé et personne ne sait comment relancer la conversation. »

Ah. Ben crotte alors. La nuque de Malcolm chauffe désagréablement alors que son cerveau lui crache l'image de lui paumé au beau milieu d'une gare avec des panneaux en Allemand, et les gens alentours causent en Allemand aussi, et il ne pige que trois mots de français pour ce qui est des langues étrangères. Crotte de chez crotte, il est foutu.

« Hé ho » commente Daphné qui voit sa mine se décomposer, « plein de nés-moldus démarrent au même niveau que toi. Jamais ils n'ont touché de baguette avant de recevoir leur lettre d'inscription, c'est bien ton cas ? »

« Sauf que la famille McKinnon n'est pas un petit nom» intervient Roshan d'un ton lugubre. « On n'attend pas grand-chose d'un né-moldu, mais tu crois qu'on laissera l'unique petit-fils survivant du patriarche se conduire en parfaite ignorance de la haute société ? »

Encore plus crotte. Finalement, c'était peut-être pas une bonne chose d'apprendre enfin la mort de Maman, si ça résulte en un torrent d'embêtements pareils.