Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 399, an 11.

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Il paraît qu'en tant que capitaine, je suis censé être un exemple pour mon équipage, et donc me comporter de manière exemplaire avec les supérieurs hiérarchiques. Mais ce journal est le mien, et je doute que qui ce soit s'amuse jamais à le regarder... et même si c'est la cas, merde.

Delleb est une vieille peau coincée, égocentrique et vicelarde qui, à force de garder son petit cul osseux vissé sur son trône sans jamais sortir le nez de sa ruche, doit avoir des hémorroïdes de la taille de l'Utopia !

Ça fait très exactement cent soixante-neuf jours aujourd'hui que l'Utopia est en campagne. Depuis notre départ pour la Terre pour la visite annuelle, il y a bientôt dix-sept semaines (1), nous n'avons pas eu un seul jour de permission. Bien sûr, il y a eu des périodes de repos durant les voyages hyperspatiaux, mais l'équipage est quand même confiné à bord. Ce n'est pas la même chose qu'une véritable permission ! On devait avoir quatre jours de permission, pour le Nouvel An, à partir d'aujourd'hui midi, afin de pouvoir retrouver nos proches pour décompresser et faire la fête... mais non ! On aurait découvert les ruines d'une cité Ancienne quelque part sur le territoire de Trelimme, et il faut donc qu'on aille immédiatement de suite voir ce qu'on peut y récupérer. Parce qu'une cité lanthienne à la con, oubliée depuis dix mille ans, ne peut bien sûr pas attendre QUATRE jours ! BIEN SÛR !

« Capitaine Giacometti, je détecte un pic d'agressivité dans votre voix. Dois-je déclencher un protocole de danger ? »

Non, Ubris, je m'énerve tout seul, tout va bien.

« A vos ordres, capitaine. »

Enfin bref, on était censés rentrer sur Oumana, j'étais censé passer Nouvel An avec Jin'shi, et moi et tout le reste de l'équipage, on se retrouve coincés dans un tunnel hyperespace en direction de territoires ennemis pour une mission furtive de récupération. Menu et Tranche vont se débrouiller pour nous préparer un petit festin, mais merde... je leur avais promis qu'ils passeraient la fête de nouvelle année avec leurs proches... donc bon... Joyeux réveillon à tout le monde, sauf à la régente Delleb, la chieuse !

Tom Giacometti, fin d'enregistrement.

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Le festin improvisé par les deux cuisiniers de bord avait été comme prévu délicieux et copieux, et même s'il avait fait de son mieux pour détendre l'atmosphère et donner une illusion de permission à leur voyage hyperspatial, au fond le cœur n'y était pas. Il était censé passer Nouvel An avec sa mère. Le premier depuis trois ans, pour cause d'incompatibilité d'agendas. Jin'shi avait littéralement traversé tout l'empire pour qu'ils puissent se retrouver à la maison.

La ferme d'Estain n'avait pas beaucoup changé au fil des ans. Théoriquement, c'était toujours là qu'il vivait quand il n'était pas à bord de l'Utopia. C'était aussi là qu'habitait toujours Jin'shi, lors de ces (à présent rares) séjours sur Oumana. Bien sûr, la chambre de Milena était vide de ses affaires, qu'elle avait emportées avec elle quand elle était partie vivre sur Terre avec Zen'kan. Idem pour Selk'ym. Drysse était la dernière résidente constante de la grande bâtisse, et grâce à elle, la vaste demeure était restée propre et en bon état. Pauvre Drysse. Si souvent seule, avec ses travaux de couture. Elle qui aimait tant les grandes tablées, les cris d'enfants et l'ambiance chaleureuse d'une ferme pleine de vie. Au moins, il y aurait Jin'shi pour lui tenir compagnie. Il avait eu le temps d'envoyer à sa mère un message subspatial pour lui expliquer la situation avant de partir. Mais lui souhaiter bonne année par écrit, ce n'était pas pareil que de passer la soirée à regarder les étoiles en partageant son esprit avec elle.

Il n'avait pas fait trop traîner les festivités. Certains avaient visiblement envie de picoler et de parler fort, et tant que ce n'étaient pas ceux qui s'étaient portés volontaires pour monter la garde dans le poste de contrôle, il n'y voyait aucun inconvénient. Mais il n'avait pas envie de forcer les autres à faire semblant de fêter un réveillon qu'ils désiraient – à son image – fêter ailleurs.

Un verre de tisane épicée à la main, vautré sur la table d'une salle de réunion vide, il fixait sans le voir le voile dansant de l'hyperespace par le hublot. Fort commodément, à peine son infusion terminée, Jiu débarqua, une tasse fumante dans chaque main, et après lui avoir donné celle qui lui était de toute évidence destinée, vint s'avachir contre lui, calant son dos contre sa hanche, sirotant son verre, aussi songeur que lui.

Profitant du contact direct avec son ami, il toucha l'esprit calme et frais de Jiu.
« Tu as pu envoyer un message à Drane ? » demanda-t-il d'une pensée.

Une vague d'assentiment l'effleura.

« La vieille Sama ne va pas bien. Je ne pense pas qu'elle vivra une autre année... J'aurais voulu pouvoir être là, ce soir... »

« Elle pourrait avoir encore des siècles devant elle. Elle le mérite. »

« Je sais... Mais... elle dit qu'elle est fière de mourir de vieillesse. Que c'est un exploit pour notre tribu. Et que c'est pour avoir ce privilège qu'elle est devenue Ouman'shii. »

Une onde de crainte le parcourut aux mots de son ami. Il se força à respirer à fond.

« Et toi, tu en penses quoi ? »
« De quoi ? Qu'elle veuille mourir de vieillesse ? »
« De mourir de vieillesse, tout court. »

Jiu prit le temps de réfléchir.

« Je... je crois que j'aimerais ça... Grandir, mûrir, fonder une famille, vieillir, devenir le patriarche de ma famille, comme la vieille Sama. Et un jour, m'éteindre paisiblement au milieu des miens... »

Tom sentit sa gorge se serrer.

Jiu soupira.

« Quand j'étais petit, quand les wraiths sont venus faire une sélection sur notre monde, et que papa est... qu'il s'est... Je me suis promis que je ferais tout ce que je peux, pour que ça ne m'arrive jamais... »
Comme presque tous les humains ouman'shiis. Qui voudrait mourir de la main d'un wraith, à part éventuellement quelques adorateurs tarés ?
« C'est vrai que mourir au milieu des siens est une belle mort. » concéda-t-il, péniblement.

Jiu avait dû sentir son trouble, car il décrocha son regard du hublot pour le fixer, avec un de ses doux sourires pleins de tendresse.

« Mais je suppose que j'ai trahi cette promesse le jour où je suis devenu ton hystar. »

Tom eut envie de lui dire que ce n'était pas vrai. Qu'il ferait tout pour qu'il puisse la tenir, mais il ne dit rien, ne pensa rien, car au fond, il ne voulait pas avoir à tenir la main sèche et ridée de son frère humain lorsqu'il rendrait son dernier souffle.

Délicatement, Jiu remit en place une mèche blanche échappée de son catogan derrière son oreille.

Instinctivement, il vint la rencontre de sa main. Le jeune homme la posa sur sa joue, effleurant doucement le contour de sa fente respiratoire du pouce.

« Ce n'est pas grave. Le Jiu qui a fait cette promesse était le gamin terrifié qui se cachait toujours derrière sa sœur. Non pas que je sois devenu vraiment courageux, mais... je ne suis plus lâche, maintenant. Et cette promesse a été faite dans la peur. Ce n'était pas une bonne promesse. »
« C'est vrai... mais ce n'est pas mal, de vouloir grandir, fonder une famille, vieillir... mourir. »

Jiu sourit.

« Oui, mais l'intérêt de faire ça, c'est de vieillir aux côtés de ceux qu'on aime. De se ratatiner en même temps qu'eux et de pouvoir râler ensemble de nos rhumatismes... Je ne veux pas devenir un vieillard chenu, alors que toi, tu ressemblera toujours à ça ! Tu es ma famille. Tu es mon frère autant que Liu est ma sœur. Au même titre que je ne pourrais jamais la laisser risquer sa vie aux quatre coins de l'univers sans être à ses côtés et sans faire de mon mieux pour l'aider, autant je ne pourrais pas te laisser vagabonder les Ancêtres savent où sans soutien ! »

Alors que ces mots résonnaient dans sa tête, le jeune homme l'attira à lui, le forçant à se redresser sur un coude, jusqu'à ce qu'ils soient front contre front.

« Je suis ton hystar. Je partagerai chaque instant de ma vie avec toi, jusqu'au jour où mon cœur cessera de battre. Et ce jour-là, ce ne sera pas de vieillesse. Car ma vie est tienne, et ta vie est mienne, et tu as l'éternité devant toi. »

« Alors, tu as aussi l'éternité devant toi. »
Jiu acquiesça en souriant et le relâcha. Il se laissa retomber.

« Merci. »
Un vague grognement lui répondit, alors que son ami retournait à sa contemplation songeuse.

Les minutes s'écoulèrent dans un silence agréable.

« Mais tu aimerais quand même fonder une famille ? » finit-il par demander.

Un bruit étouffé dans le couloir adjacent, son sourd d'un corps qui s'écrase lourdement contre une paroi, suivi d'un grognement de désir et d'un rire reconnaissable entre mille, leur fit tourner la tête.

Jiu soupira, prit une gorgée de tisane, et haussa les épaules.

« En tout cas, Liu a l'air très motivée à en fonder une, là, tout de suite... » nota-t-il, philosophe, en prenant une autre gorgée.

« On dirait bien, en effet... » approuva-t-il, alors que la capitaine en second passait, tirant par la main un des soldats d'abordage – déjà bien débraillé.

Tom se réinstalla plus confortablement face au hublot. Il faudrait qu'il ait un petit entretien avec ce soldat, nota-t-il mentalement. Pas que ce dernier s'imagine que copuler avec le quartier-maître et capitaine en second lui donnât quelque passe-droit hiérarchique en dehors de leurs cabines respectives...

Il soupira. Autant il enviait la liberté d'esprit de Liu, autant il ne pouvait s'empêcher de regretter son sens de l'à-propos quand il s'agissait de choisir qui ou quand.


1) Le système Ouman'shii a des mois calendaires de 40 jours, composés de quatre semaines de dix jours. Une année dure 400 jours et une journée, 26 heures. Ce système est détaché de tout cycle planétaire, et est formé d'une moyenne pratique pour gérer les calendriers d'un monde à l'autre.