Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 03, an 12.
Au risque de me répéter, je hais Delleb ! Et à partir de maintenant, qu'elle aille se faire voir avec ses missions de récupération urgente en territoire ennemi ! Son caprice de merde a coûté la vie à douze membres de l'équipage ! J'ai perdu dix guerriers et deux techniciens pour quelques cristaux fendus et une paire de panneaux de contrôle ! Léonard a failli y passer ! Cette débile a failli avoir la peau du seul wraith réellement capable d'hybrider la technologie lanthienne ! Pff... S'il est encore en vie, c'est uniquement parce que Libre s'est sacrifié pour le sauver. Libre avait juré que plus jamais un wraith ne poserait la main sur lui. Plus jamais... et pourtant... pourtant... Il a décidé que la vie de Léonard valait plus que la sienne. Il l'a laissé le ponctionner... Non, pas juste le ponctionner. Le tuer ! Il savait qu'il était blessé. Il savait forcément qu'il ne pouvait pas se permettre de faire un don de vie... encore moins de se laisser ponctionner de presque toute son énergie vitale... mais il l'a fait. Il a donné sa vie pour sauver celle d'un wraith... Je suppose qu'il portait bien son nom. Libre. Libre ! Oh, ça... il est mort libre... Bien peu peuvent se vanter de choisir leur fin... Mais il est quand même mort... et même si c'est entre les doigts de Léonard que se sont écoulés ses derniers instants, ce sont les mains de Delleb qui sont tachées de son sang. Du sien et de celui de tous les autres... On en a discuté. On va les ramener à la maison, qu'ils reposent au côté des leurs... mais avant. Avant de les laisser rejoindre les Ancêtres, je m'assurerai personnellement que la grande régente les voie. Qu'elle sache qu'elle porte le poids de leur mort, à chacun d'entre eux.
J'en fais le serment.
Tom Giacometti, fin d'enregistrement.
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En général, il prenait un malin plaisir à défier le protocole, juste parce que son statut de fondateur le lui permettait. Aujourd'hui, ce n'était pas pour le plaisir qu'il le faisait. Il avait un message à faire passer. Il avait même fait un détour par le grand marché pour quelques emplettes dans ce seul but.
Officiellement, il était un Ouman'shii. Officiellement, il travaillait directement pour « le gouvernement », malgré le peu de définition de ce terme dans leur cas. Et officiellement, il avait un uniforme. Un long manteau de cuir noir, aux galons d'officier, et aux triangles violine.
Mais aujourd'hui, il n'était pas là en tant que subordonné de cette grande machine de mieux en mieux huilée. Aujourd'hui, s'il se présentait devant Delleb, c'était en tant que Tom Giacometti. Le même wraith qui s'était caché dans le cockpit du Dart qui emmenait les humains qu'il avait aidé à sauver loin de sa ruche natale. Le même qui s'était rasé la tête pour marquer son opposition aux traditions de sa race. Il était là en tant qu'élément perturbateur. Qu'électron libre. Avec une joie mauvaise, il sentit la réprobation dans l'esprit des gardes de la salle du trône. Avec un sourire tout aussi mauvais, il répondit à la mine dégoûtée du commandant Jû'reyn qui vint le chercher pour le conduire devant la régente.
Avec satisfaction, il vit cette dernière lui jeter un coup d'œil distrait avant de revenir braquer son regard sur lui, les arcades sourcilières de plus en plus réprobatrices.
« Qu'est-ce que c'est que cette... tenue ? » siffla-t-elle.
« Une tenue de deuil, grande régente. »
« C'est... Lanthien, surtout ! »
Il haussa les épaules. Un geste humain qu'il avait fait sien.
« Une réplique. Il n'existe plus d'exemplaires originaux à ma connaissance. »
La régente soupira.
« Et pourquoi cette aberration, exactement ? »
« Je me suis dit que ça vous ferait plaisir. Vous semblez aimer plus que tout les reliques lanthiennes. Plus que les Ouman'shii, même... » siffla-t-il, peinant à garder un ton respectueux malgré la rage qui l'emplissait.
Soudain, l'esprit de la reine fut sur lui, écrasant, omniprésent, omnipotent. Il n'était pas assez fou pour résister. Elle briserait ses défenses comme une coquille d'œuf. Il se sentit bouger contre sa volonté. Poser un genou à terre, puis l'autre, puis s'aplatir au sol, jusqu'à ce que son front soit appuyé contre le sol froid de la ruche en une supplique lamentable.
« Tom Giacometti... N'oubliez pas... que je ne fais que tolérer vos excentricités... eu égard à votre... utilité.» gronda-t-elle, sa botte effleurant sa joue, son esprit comme une montagne écrasante sur le sien.
Du bout du pied, elle le poussa un peu.
« J'exige des excuses. Immédiatement. »
Il sentit qu'il récupérait le contrôle de sa bouche. Le reste de son corps était toujours figé par une volonté autre.
« C'est vous qui devez des excuses ! » pensa-t-il, serrant les lèvres, se préparant aux représailles qui suivraient forcément sa bravade.
Soudain, ses muscles devinrent tous mous, sans force. Une main cruelle lui saisit les cheveux et le releva à moitié.
« Pardon ?! Répète ça, larve ? »
Avalant sa salive, il s'humecta les lèvres.
« C'est vous qui devez des excuses aux douze membres de mon équipage qui sont morts à cause de votre... caprice. » parvint-il à articuler, pas fort, mais suffisamment clair pour que la moitié des officiers présents dans la salle l'entendent.
Delleb le rejeta au loin, comme on jette un bout de viande qu'on découvre infesté d'asticots. Il atterrit douloureusement sur le dos, récupérant le contrôle de ses membres. Péniblement, il se releva, lissant les pans du long manteau crème qu'il portait.
Avec un grondement rageur, elle partit s'asseoir sur la chaise de bois à haut dossier qu'elle utilisait, faute du trône de Silla – qu'elle avait refusé de reprendre.
Elle inspira profondément, se forçant à retrouver contenance.
« Faites votre rapport, capitaine. » exigea-t-elle.
Cette fois, il n'osa pas la défier. Il n'était pas suicidaire. Il s'exécuta, minutieusement. Il détailla l'état de détérioration des trop rares technologies récupérées, ainsi que les noms, grades, fonctions et situations familiales de chacune des victimes.
Il détailla les déroulements des événements, la longue liste des blessés, et termina par les dégâts importants subis par l'Utopia. Le bilan était négatif sur tous les plans. Ils avaient plus perdu que gagné. Lorsqu'il eut terminé, il se tint droit, en silence.
Delleb prit de longs instants pour analyser les informations.
Puis elle se releva, superbe dans sa grâce marmoréenne, s'approchant de lui avec lenteur.
« Je ne m'excuserai pas, capitaine. Cette opération est un échec, et les pertes sont lourdes, c'est un fait. Mais ce n'est pas plus de ma faute que de la vôtre. Il est de mon devoir de régente d'envoyer des forces investiguer ce genre d'information. Les technologies lanthiennes sont vitales pour les Ouman'shiis, vous devriez le savoir mieux que quiconque. Nous sommes en guerre, capitaine. Nous sommes les rebelles d'une galaxie qui se meurt. On ne peut pas se permettre de sacrifier de potentiels atouts pour quelques vies. Je sais que vous donneriez votre existence sans hésiter pour notre cause. Vous devez être prêt à sacrifier vos subordonnés de même. C'est le devoir d'un dirigeant. (Elle soupira, semblant presque se radoucir.) Tom Giacometti, vous êtes une larve au cœur trop doux pour votre poste. Mais vous êtes le commandant de l'Utopia. Il ne peut n'y avoir que des victoires. Il y aura toujours des échecs. Il y aura toujours des pertes. (Elle eut un sourire triste.) Certaines victoires ne se gagnent qu'aux prix des plus lourdes pertes. »
« Mais on n'a rien gagné ! » siffla-t-il, sa rage pas encore réellement apaisée.
Avec un rire méprisant, elle lui leva le menton.
« Et pourtant, vous êtes là, à me défier dans cette ridicule robe lanthienne ! Vous êtes encore en vie, tout comme la majorité de votre équipage. Si les Ouman'shii n'ont rien gagné de cette opération, au moins avez-vous appris une leçon précieuse, n'est-ce pas ? »
Il opina. Pour avoir appris une leçon, il en avait appris une belle. Suivre les ordres aveuglément n'était pas une bonne chose. Il ne le ferait plus à l'avenir. Mais ça, elle n'avait pas besoin de le savoir.
Une griffe toujours sous son menton, elle le fixa avec attention, semblant mettre son âme à nu d'un simple regard.
« Allez, maintenant. » le congédia-t-elle en le lâchant finalement.
Il s'inclina tout juste assez pas ne pas être ouvertement insultant et s'éloigna.
« Capitaine ? »
« Oui, régente ? »
« Je ne tolérerai plus très longtemps vos caprices de larve... faites attention. »
« Bien, Madame. » opina-t-il en reprenant sa route. Son équipage l'attendait.
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L'enterrement avait été triste. Comme tous les enterrements. Il en avait déjà vécu trop dans sa vie, et pourtant, quelque chose lui disait qu'il ne s'y ferait jamais. La mort n'était pas son amie. Elle ne l'avait jamais été, mais elle avait toujours été là, marchant à ses côtés, sa main dans la sienne. Debout dans le cimetière d'Estain – qui lui semblait plus vaste à chaque fois qu'il y mettait les pieds –, il contempla ses mains. Les longs doigts agiles, faits pour manier des équipements scientifiques, les griffes sombres, aiguisées, prêtes à déchiqueter ses ennemis, et les fentes bombées des schiitars.
Il eut un demi-sourire. Ses mains avaient tué plus qu'il n'était capable de le compter, mais pas comme tous ses semblables. C'était une de ses rares fiertés. Il n'avait jamais ponctionné à mort qui que ce soit. Une fois, une seule, il avait ponctionné ses hystars, pour sauver sa vie. Pour les sauver tous. Mais ils n'étaient pas morts. Il leur avait tout rendu dès qu'il l'avait pu. Ç'avait déjà été assez horrible comme ça. Ne pas tuer pour se sustenter, c'était pour lui plus qu'être Ouman'shii. C'était être lui-même.
Relevant les yeux, il contempla les douze carrés de terre fraîchement retournée. Seuls les noms sur les pierres tombales révélaient qui était humain et qui était wraith. Ici, plus qu'ailleurs, ils étaient tous égaux. Tous n'avaient pas la chance de rentrer. Le mur était là pour eux. Le mur des disparus. Une longue liste de noms gravés serré dans la roche. Les noms de ceux dont on n'avait pas retrouvé le corps. Ceux qu'on avait dû laisser derrière. Ceux dont on n'avait même pas récupéré un petit bout, dans l'immensité de l'espace. Leurs noms étaient là. Dans l'ordre chronologique. Humains, wraiths, Iräns. Tous gravés pareillement dans la roche. Immortels dans les mémoires des survivants. C'était tout ce qu'il pouvait faire pour ceux qui reposaient à présent en terre. Ne pas oublier. Jamais.
Avec un dernier regard au cimetière, il partit. Il avait enfin pu donner la permission tant attendue à l'équipage. L'enterrement n'était pas obligatoire, mais tout le monde était venu. Certains étaient encore là, parlant ou pleurant avec les proches des défunts. D'autres étaient déjà partis. Son sens du devoir lui disait de retourner à bord de l'Utopia pour prendre la tête de l'équipe de garde fraîchement embarquée, mais il ne s'en sentait pas la force.
Mécaniquement, il laissa ses pas le conduire à la ferme. Il allait toquer à la porte arrière lorsque le grincement familier des gonds de la grange le fit se retourner. En quelques enjambées, à peine le temps qu'il laisse son bras retomber, Jin'shi était à ses côtés, le serrant dans ses bras, le soulevant de terre comme s'il ne pesait rien. C'était bon de retrouver son étreinte familière et rassurante. Le contact frais des plaques de chitine de ses avant-bras, et l'odeur chaude d'herbes médicinales et de vieux papiers. En un instant, il n'y eut plus de capitaine Giacometti. Plus de responsabilités. Plus rien qu'un cœur trop lourd et trop de sentiments réprimés. Il s'accrocha à ses épaules et enfouit son visage dans les plis de sa veste de toile bleue, lui ouvrant son esprit, laissant toute sa détresse se déverser. Changeant sa prise, elle le tint contre elle, comme elle le faisait quand il était enfant. Il devina à l'odeur du lieu qu'elle l'emmenait dans ses appartements, dans l'ancienne grange. Il ne bougea pas, ne releva pas la tête. Il n'avait pas envie de savoir s'il était en train de mouiller ses vêtements de larmes ou pas. Il voulait juste rester contre elle et se laisser aller. Savoir qu'il était en sécurité et que, quoiqu'il arrive d'horrible, sa mère était là pour veiller sur lui.
Sans un mot, son esprit silencieux et apaisant, elle le berça doucement, le gardant serré contre elle, en une prise puissante et tendre.
Peut-être avait-il fini par s'assoupir. Il n'en savait rien. Ce n'était pas important. La nuit était tombée et il faisait à présent sombre. Finalement, il osa relever le nez.
« On devrait peut-être allumer la lumière. » nota-t-il d'une pensée mouillée.
« Est-ce vraiment urgent ? » demanda Jin'shi en retour.
Il hocha négativement la tête.
« Au fait, bonne année, maman.» parvint-il à penser, avec une pointe d'amusement sec.
Elle l'illumina d'un de ses si beaux sourires télépathiques.
« Elle n'a pas bien commencé pour toi, n'est-ce pas ? » répondit-elle, remettant délicatement un peu d'ordre dans ses cheveux.
Il opina.
« Tu veux me montrer ? »
Il hocha la tête de droite à gauche.
« Tu veux qu'on parle de quelque chose ? »
Nouveau hochement négatif.
« Tu peux encore me serrer dans tes bras ? »
Elle obtempéra. Inspirant profondément, il tenta de s'imprégner du calme chaleureux de sa mère. Il se sentit un peu mieux. Un peu moins vide et tremblant intérieurement.
Écartant doucement les longs doigts chitineux, il se redressa, s'essuyant le nez, avant de retirer sa veste d'uniforme – impeccablement lustrée pour l'occasion – et de la jeter dans l'obscurité. Puis, il s'installa un peu plus confortablement sur les vastes coussins à côté d'elle.
« En fait, je crois que j'aimerais bien en parler... »
