Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 1, an 15.

Aaaah, Grinna ! Cette fois, on a pu avoir une permission pour le Nouvel An. Jin'shi a réussi à se libérer pour le réveillon, mais pas un jour de plus. La soirée était belle. Le ciel clair. Les Oumanet (1) ont organisé de nombreux feux d'artifice pour célébrer les quinze ans des Ouman'shii. On s'était dit qu'aller regarder ça depuis le mont Jaune à l'est d'Estain serait bien. Les falaises sont raides, mais une fois escaladée, la vue sur la plaine est splendide. Malheureusement, on est pas les seuls à avoir eu cette idée. La grande régente et son commandant étaient très occupés. Heureusement en un sens. Sinon, elle nous aurait senti dans l'Esprit, et quelque chose me dit qu'elle l'aurait mal pris... très mal pris. Donc on est redescendus aussi discrètement que possible, et comme l'air de rien, le mont Jaune, c'est pas la porte à côté, on a raté le feu d'artifice, perdus dans la forêt comme on l'était... mais peu importe. C'est la première fois depuis des années que je peux passer le nouvel an avec maman, alors, des pétards dans le ciel... quelle importance ? Maintenant Jin'shi est repartie continuer sa campagne d'usure pour convaincre les Zorliens de construire des écoles pour leurs gamins. Et avec l'Utopia, on est en route pour Grinna. Comme d'habitude, les Grinnaldiens ont invité personnellement la moitié des Ouman'shii, et l'autre moitié est la bienvenue quand même... Liu a proposé qu'on ramasse des invités dans les zones d'Oumana trop éloignées de la Porte pour qu'ils puissent faire le voyage à pied, et qu'on les amène sur place. L'équipage a accepté cette interruption à notre permission, à condition qu'ils aient le droit de continuer à s'amuser à bord. Pas de problème pour moi, tant que l'équipe de garde est opérationnelle et sobre.

D'ici une heure, on devrait arriver, et là, à moins d'une urgence galactique, on n'en bouge plus avant la fin de la fête, dans cinq jours !

Tom Giacometti, fin d'enregistrement

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Une Grinnaldienne, sa robe jaune rehaussant l'éclat doré de sa peau, lui passa un collier de fleurs bleues au cou, l'invitant d'une main lascive et d'un regard chaleureux à la suivre dans le cercle de danse autour du grand brasier. Il se laissa facilement emmener, abandonnant Jiu et ses gâteaux au miel à la longue table commune.

Avec les années, les Grinnaldiens étaient devenus experts en l'art de lire les wraiths et savaient presque à coup sûr qui inviter pour boire et manger, qui inviter à danser, et qui laisser tranquille.

Lui buvait et mangeait volontiers, et dansait avec encore plus d'enthousiasme.

Il était un des rares wraiths à avoir laissé tomber l'uniforme noir, et aucun doute que si sa chemise bleu ciel et son pantalon aubergine donnaient quelques indices sur ses dispositions, la couronne de fleurs assorties vaguement défraîchie – et à présent le collier fraîchement ajouté – achevait de les confirmer.

Danser avec les Grinnaldiens était facile. Il suffisait de se laisser porter par la musique et de veiller à ne pas trop bousculer ses voisins. La femme qui l'avait invité lui était vaguement familière. Peut-être une partenaire de danse remontant à quelques années. Peu importait. Il lui offrit sa main et un sourire encourageant – et inutile car, sans hésiter, elle la prit, profitant de son appui pour tournoyer d'autant plus.

Il suivit le mouvement, l'accompagnant, ravi de l'aider à démontrer toute sa grâce et son énergie, sa longue tignasse crépue rebondissant au son des tambours, comme douée d'une vie propre.

Leur danse attira bientôt l'attention, et un couple de danseurs, tous deux Grinnaldiens, leur lança un défi muet, qu'ils relevèrent après un simple regard d'agrément.

Très vite, le duel ne fut plus si informel que ça. Le cercle de feu leur fut laissé tout entier libre, et une foule attentive, scandant en rythme, les acclamait.

C'était comme un combat. Une opportunité de prouver sa valeur et ses qualités. Les wraiths n'étaient pas artistes. Ni danseurs, ni musiciens. Et pourtant une part de lui, primitive, ancienne, sauvage presque, était familière de ces rites (1).

L'autre couple ouvrit la danse, donnant le ton. Une ode vive et joyeuse à la complémentarité. Le masculin et le féminin, la force et la souplesse, dureté et douceur, feu et eau.

Pour relever le défi, il fallait suivre, mais surclasser. Innover. Améliorer. Perfectionner.

Il sourit. Effleura doucement l'épaule de sa partenaire et tout aussi délicatement son esprit. Elle ne se braqua pas. Elle ne le craignait pas. Il lui souffla son idée. Elle opina mentalement. Il l'avait bien lue. Avait deviné beaucoup à son attitude. C'était parfait.

Ils se lancèrent. Plus lentement. Plus sensuellement. Masculin et féminin. Proximité, distance. Ressemblance, différence. Résistance, abandon. Vie et mort.

Ce n'était pas à lui de faire le dernier pas. Il ne pouvait que tendre la main, paume en avant. Elle dansait, volant et papillonnant autour de lui jusqu'à ce que sa main se retrouve au-dessus de la sienne. Jusqu'à ce qu'ils se retrouvent face à face, yeux dans les yeux. Paume contre paume. Il pouvait sentir son énergie vitale éclatante pulser contre ses schiitars clos. Un instant éternel les figea ainsi, figures hiératiques de deux races ennemies liées en un même peuple dans un désir fou de vivre. Puis la danse reprit. Elle cabriola loin de lui, soudain dramatique. Bondissant et trébuchant sur ses jambes immenses comme une biche effarouchée. Il se redressa de toute sa hauteur, théâtral, griffes et crocs sortis, rugissant comme un fauve. Il était le prédateur, elle était la proie. Des étincelles argentées se mirent à courir autour de feu, les lames scintillantes prenant l'espace d'un instant l'apparence de fauves en chasse.

Finalement, elle se figea, en une pause de martyr sacrificiel, poitrine offerte, tremblante et haletante.

Lentement, pas après pas, il s'approcha, l'enlaçant sensuellement, d'une main passée sous ses reins.

Une fois encore il toucha son esprit. Pour s'assurer que tout allait bien. Qu'il n'allait pas trop loin. Qu'elle n'avait pas peur. L'échange avait duré un instant à peine. Il se sentit un peu mieux. Rassuré. Il se sentit capable de mimer ce qu'il se savait incapable de faire en vrai. Il riva ses yeux aux siens. En cet instant, elle méritait toute son attention.

La foule avait cessé de scander, retenant son souffle.

Lentement, il promena une griffe lascive sur sa joue, son cou, sa clavicule, avant de relever la main et, d'un geste théâtral, de la plaquer contre la peau nue entre ses deux seins à peines cachés par la robe à large échancrure. Il arrêta sa paume à moins d'un centimètre de sa chair, seules ses griffes reposant, plus légères que des plumes, sur sa peau offerte.

Le public éclata en exclamations choquées et pourtant admiratives.

Le récit était complet. Ils avaient gagné. Remporté cette danse – et pourtant, il n'était pas satisfait. Ils avaient conté la dualité, mais ils n'avaient pas raconté ce qu'il voulait décrire.

Lentement, il se redressa, sans lâcher sa partenaire dont le regard scintilla de surprise. Il la rassura d'une pensée. Lui indiqua ce qu'il désirait. Elle obtempéra. Les fauves de brume se muèrent en un tourbillon éclatant, alors qu'elle se métamorphosait dans ses bras, levant une main délicate jusqu'à sa joue, suivant le contour d'une fente respiratoire, de sa mâchoire, de son cou, de sa clavicule.

Le publique se tut, à nouveau hypnotisé. Les musiciens qui s'apprêtaient à arrêter de jouer, reprirent de plus belle.

Lentement, sensuellement, elle posa sa main contre son torse, petite paume fragile tout contre son cœur. Il gronda tout bas, comme une bête acculée. Elle sourit. Il fit mine de vouloir fuir. Elle le retint. Le fit hoqueter d'une surprise qui n'avait rien de feint. Il lui avait suggéré de le saisir aussi par la taille. Elle n'en avait rien fait : de sa main libre, elle écrasa sa paume qu'il avait jusque-là laissée sur sa poitrine, contre elle. Il sentit la fente de son schiitars s'entrouvrir sous la pression. Les os de sa paume s'écarter mécaniquement, positionnant les crochets dans un angle idéal pour une ponction.

Instinctivement, les pupilles dilatées de peur, il hocha la tête de gauche à droite. Elle ne devait pas faire ça. C'était dangereux. Il restait un wraith avec des instincts prédateurs.

Elle rit, le regardant droit dans les yeux. S'avança d'un pas, sa main écrasant toujours la sienne. Il plia le coude. Pour ne surtout surtout pas augmenter la pression. Son sourire disait « tout va bien ». Ses pupilles disaient « aie confiance ». Il céda. Ne prit pas la fuite. Ne s'arracha pas à son étreinte. Elle fit encore un pas.
Elle l'encouragea d'une pensée. Il hésita, brièvement, alors qu'elle lâchait sa main, le laissant libre de ses actions, puis il fit l'ultime pas qui les séparait. Ils étaient à présent face à face, poitrine contre poitrine, yeux dans les yeux, si proches qu'il sentait son souffle sur son visage.

De sa main libre, elle saisit l'arrière de sa tête. Il l'imita en miroir, jusqu'à ce qu'ils soient front contre front, cœur contre cœur.

Ils se figèrent. Cette fois, la danse était finie. La musique se tut et le silence régna, puis le public explosa en une ovation tonitruante.

Habilement, alors qu'ils se séparaient, elle saisit la main qui un instant plus tôt s'était trouvée sur sa poitrine, entrelaçant leurs doigts, et, en un geste victorieux, les leva bien haut.

Il sourit, ivre d'émotions. Ils avaient remporté le défi. Haut la main. Leur danse avait parlé de dualité, mais aussi d'unité. Différence et ressemblance. Wraiths et humains.

Ils saluèrent plusieurs fois sous les applaudissements, puis des boissons leur furent offertes, et le cercle de lumière fut à nouveau envahi d'une foule de danseurs, tandis que riant à moitié d'une complicité muette, ils se dirigeait vers une table avec sa partenaire.

Celle-ci vida une pleine chope de tisane glacée avant de lui tendre une main franche.

« Au fait : je m'appelle Nal'mali, et toi ? »

Il lui rendit sa poignée de main.

« Tom Giacometti. »

« Le Tom Giacometti ? » s'étonna-t-elle.

« Lui-même » pouffa-t-il, avalant volontiers quelques gorgées d'eau.

« Je comprends mieux alors. »
Il leva une arcade sourcilière interrogatrice.

« La danse. Son final. »
Il verdit, haussant vaguement les épaules.

Nal'mali s'installa plus confortablement sur le banc, dos à la table afin de pouvoir observer les danseurs.

« C'est un honneur de te rencontrer, fondateur. »

Ne sachant trop quoi répondre, il avala encore un peu d'eau.

Elle sourit, sans rien regarder en particulier.

« Merci. »

« Pourquoi ? » demanda-t-il, envoyant un vague éclat argenté mourir dans les lueurs d'une torche.

Elle haussa les épaules.

« Pour la danse. Pour notre rencontre. Pour tout ça. »
« C'est toi qui m'as invité » nota-t-il.

« Mais je n'aurais jamais pu le faire, si tu n'avais pas libéré les atlantes. Sauvé les autres fondateurs... (Elle se retourna vers lui, lui enfonçant un doigt pointu dans la poitrine.) Si tu n'étais pas... toi ! »

Il ne put s'empêcher de sourire. Elle était parfaitement sincère. Sans aucune arrière-pensée, à cette manière décontractée propre à son peuple. Les Grinnaldiens étaient, encore à ce jour, le seul peuple à avoir rejoint dans son ensemble et sans dissension massive les Ouman'shii. Pendant des millénaires, les Grinnaldiens avaient cru que leur déesse, Tuim, créatrice de l'univers et maîtresse de tous les arts, luttait sans fin contre les wraiths, que ses fidèles pensaient – pas complètement à tort – cruels, destructeurs et incapables de voir le beau. Puis un jour, Rosanna Gady, qu'ils considéraient comme une prêtresse capable de recevoir les messages de leur déesse en sa qualité d'artiste, avait vu la beauté cachée sous la crasse d'un de ses frères agonisant dans les geôles d'Atlantis. Et lorsque, bien des années plus tard, Markus désespéré l'avait amenée sur Grinna, inconsciente, presque mourante, et avait cherché refuge dans un de leurs temples, ils avaient changé d'avis. Une Grinnaldienne les avait trouvés. Avait interrogé la chamane de sa tribu, qui à son tour avait interrogé les oracles, et à peine quelques jours plus tard, leur peuple envoyait des émissaires sur Oumana.

Leurs chamanes, aux quatre coins de leur monde, avaient eu des visions, et les augures étaient limpides. Leur place était aux côtés des Ouman'shii. Frères et sœurs humains des démons touchés par le beau et l'art. Tous avaient rejoint avec joie leur nouveau peuple. Les avaient accueillis sans crainte et avec bienveillance. Depuis presque une décennie et demi, simplement, naturellement, les Grinnaldiens les apprivoisaient. Ils n'étaient pas adorateurs. Ne l'avaient jamais été. Ne le seraient jamais. Ils étaient leurs égaux. Leurs amis. Leurs compatriotes.
Il y avait eu quelques Grinnaldiens dans l'équipage de l'Utopia. Ils étaient de bons matelots. Mais ne duraient jamais longtemps. Le vent et le soleil finissaient toujours par leurs manquer. Les wraiths étaient chez eux dans le vide glacial de l'espace. Les immenses humains étaient chez eux dans la chaleur lumineuse de la terre ferme. Et pourtant. Pourtant. Tant de choses les rapprochaient.

Les Grinnaldiens avaient exigé que des wraiths viennent habiter sur leur monde, en guise de protecteurs et de veilleurs. Que des installations de défense soient construites. En échange de quoi, ils acceptaient de partager leur énergie vitale et de s'impliquer dans la société ouman'shii. Les accords avaient été honorés des deux côtés, et certains wraiths avaient fini par se revendiquer volontiers grinnaldiens. Certains étaient même devenus ce qui était méchamment appelés « des ongles ronds ».

Officiellement, ceux-là étaient rares. Même pour des gens aussi accueillants que les Grinnaldiens, difficile d'oublier des millénaires de haine en quelques années. Avoir des connaissances wraiths, des amis même, pourquoi pas ? Mais un beau-fils ? Un oncle ? Bien plus compliqué.
A sa connaissance, aucun mariage n'avait encore été officiellement célébré. Cela ne signifiait pas qu'aucun couple ne se soit formé. En revanche, ce qui était certain, c'est qu'au plus grand ravissement – et à la grande jalousie – des encore trop rares Iräns ouman'shiis, le rite de l'union hystar avait été ressuscité. La première union en plus de mille ans avait été célébrée sept ans plus tôt sur Grinna entre un guerrier, fils de Silla, et un pêcheur des lacs Célestes. Avec Jiu et Liu, il avait été invité, mais n'avait pu y assister, requis à la dernière minute pour une mission par la grande régente.

Ils avaient assisté à une autre cérémonie, deux ans plus tard. Un officiant Irän était venu, et les deux futurs hystars avaient prononcé leurs vœux sous le regard bienveillant d'une grande statue de Tuim, aux six bras emplis d'offrandes sublimes. Les témoins invités avaient salué l'union, et une grande fête avait été donnée, durant deux jours et deux nuits, en l'honneur des destins si différents à présent unis en un seul même fil d'énergie vitale.

Jiu avait pleuré d'émotion. Liu avait à peine caché ses propres sentiments. Il s'était contenté de les serrer très fort contre lui.

Ils n'avaient jamais eu ça. N'en avaient jamais eu besoin. Jin'shi lui avait parlé des hystars quand il était encore un enfant. Alors que Jiu et Liu n'étaient encore que ses amis et qu'ensemble, ils volaient des friandises pour aller les manger en secret.

Ils avaient grandi de conserve. Lorsqu'il avait entamé sa transition, par bien des aspects bien trop tôt, le frère et la sœur n'avaient pas hésité. Ils avaient tout fait pour qu'il n'ait jamais à réaliser sa pire crainte. Afin qu'il n'ait jamais à ponctionner personne. Malgré les interdictions de leurs parents respectifs, ils s'étaient entraînés sans relâche pour le don d'énergie, et sans s'en rendre compte, par maladresse, par inexpérience, par innocence, ils étaient devenu hystars. Avaient trop partagé. S'étaient lié au plus profond de leurs âmes. Ils n'avaient jamais eu de cérémonie. Mais ils avaient échangé des vœux, alors qu'ils étaient à peine adolescents. Presque encore des enfants. Pas tant des vœux que des vérités. Ta vie est la mienne. Ma force est la tienne. Je suis à toi. Tu es à moi. Différents et un.

Ils étaient trois et un.

Le sang dans leurs veines n'était pas le même, mais leur cœur battait à l'unisson. Tant que l'un d'eux vivrait, les autres ne mourraient jamais vraiment.

Et pourtant, cette perspective le terrifiait. Perdre un jour cette part humaine de son âme.

« Hé ! C'est Nouvel An. C'est pas le moment d'être triste ! Tu veux encore danser ? »

Nal'mali, le fixait, l'air inquiet. Il secoua la tête.

« Non, merci. Je crois que je vais plutôt aller me reposer un peu. »
Elle opina, avec un demi-sourire.

« Bonne... heu... fin de nuit. J'espère qu'on se reverra et qu'on pourra à nouveau danser » le salua-t-elle.

Il opina, la saluant d'une courbette avant de s'éloigner en direction de l'Utopia, silhouette sombre sur la plaine.


(1) Les Oumanets sont les habitants de la planète Oumana, et les Ouman'shii les sujets de l'empire (qui comprend Oumana, Grinna et bien d'autres mondes).

(2) Voir la fanfic « Le chant des wraiths »