Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 3, an 15.
Note à moi-même. Ne plus jamais, jamais, accepter de jouer au Nugak avec un Grinnaldien ! Douze heures plus tard, je n'ai pas encore régénéré mes courbatures !
Faut aussi que je lève le pied sur la nourriture et les boissons. Mon système digestif est définitivement atrophié, et ça se ressent à la sortie.
Les reines en soient remerciées, on est sur un vaisseau lanthien et la cabine du capitaine a des toilettes personnelles. Personne ne mérite de subir ça...
Enfin bref. C'est reparti pour une journée de fête.
Tom Giacometti, fin d'enregistrement
.
Il s'en était tenu à sa promesse. A peu près. Il n'avait rien avalé de solide de la journée. Juste de l'eau fraîche pour humecter sa gorge desséchée par le soleil estival, et un peu de bière épicée alors que les premiers brasiers étaient allumés dans les dernières lueurs du couchant.
Sa chope aux trois quarts vide à la main, il remarqua Nal'mali tirant par la main un jeune Grinnaldien au sourire béat pour une première danse autour du feu.
Ses réflexions de l'avant-veille lui revinrent, transformant la foule en liesse en un brouillard flou à l'arrière-plan de ses pensées.
Longtemps, bien trop longtemps après, il se secoua. C'était la fête. Leur première vraie permission depuis des mois. Hors de question qu'il se la gâche à se poser des questions dont il n'avait pas les réponses. Rejetant la tête en arrière, il termina sa bière, et d'un geste décidé, plaqua la chope vide sur la table. Il fallait qu'il trouve ses hystars.
Il passa une grosse demi-heure à errer entre les différents feux et tablées – en vain – puis, morose, il prit la direction de son vaisseau.
« Ubris, est-ce que Jiu ou Liu est à bord ? »
« Bonsoir, Tom. Liu est à bord. Elle est dans sa cabine. Dois-je la prévenir ? »
« Non, merci. »
«A vos ordres. »
Il se mit en route. La cabine de Liu était voisine de la sienne. En deux minutes, il dépassait ses quartiers et, de l'habitude née des années, ouvrit la porte de son amie d'une pensée.
« Tom ! »
Le cri outré le figea aussi sûrement que l'oreiller qui l'avait frappé en pleine face.
Il pensa à refermer la porte avant de bafouiller des excuses, et il en était encore à fixer le mur du corridor tout en tâchant d'effacer de sa mémoire ce qu'il venait de voir lorsqu'un jeune mâle humain tout débraillé sortit de la pièce, le dépassant avec un sourire mal à l'aise pour prendre la direction de la sortie la plus proche.
Bientôt, Liu, seulement vêtue d'une blouse assez longue pour lui faire office de robe apparut sur le pas de porte.
« Bon, tu veux quoi ? »
« Désolé. Je savais pas que... Je voulais pas... je... »
« Tu veux quoi, Tom ? »
« Je... Rien... c'était stupide.» bafouilla-t-il, faisant mine de s'en aller.
D'un geste de la main, elle l'arrêta.
« Maintenant que t'as pourri mon coup de ce soir, autant m'expliquer ce que tu as. »
Piteusement, il obéit lorsqu'elle lui fit signe d'entrer, et tout aussi docilement, s'installa sur son canapé alors qu'elle se vautrait dans le fauteuil en face.
« Bon, alors, qu'est-ce qu'il y a ? »
Par quoi commencer ? Comment le formuler ?
« Liu, est-ce que tu es heureuse ? »
Elle le fixa, un sourcil levé.
« Ouais, c'est quoi cette question ? »
« Je veux dire... Est-ce que cette vie te convient ? »
Cette fois, elle fit la moue.
« Bon, c'est quoi ta vraie question ? »
Il soupira, piteux. Elle n'avait pas besoin d'être télépathe pour lire en lui à cœur ouvert.
« Est-ce que... est-ce que parfois, tu regrettes qu'on soit hystars ? »
« Hein ?! »
« Je veux dire... Est-ce que tu as l'impression que ça te limite ? Que ça t'empêche... je ne sais pas... de fonder une famille ? »
Liu rit.
« Tu dis ça parce que tu m'as pourri mon coup du soir ? »
« Non ! Oui... un peu... »
Elle le fixa, croisant les bras.
« Qu'est-ce que tu me chantes là ? J'ai pas besoin de « fonder une famille ». J'en ai déjà une. Ma famille, c'est toi, Jiu, Drane, et le reste de la tribu de Sama. OK ? »
Il opina. Il ne devait pas avoir eu l'air très convaincu, car elle lui mit un petit coup de pied dans le tibia.
« Je sais pas ce que mon crétin de frère t'a mis dans la tête, mais crois-moi, tu ne nous empêches en aucune manière d'être qui on veut et de faire ce qu'on veut. Et tu devrais arrêter de t'en empêcher pour nous. »
« Je ne suis pas sûr de te comprendre. »
« T'es déjà sorti avec quelqu'un ? Tu t'es déjà envoyé en l'air ? Non, réponds pas, je connais la réponse. Même mon coincé de frère a déjà réussi à se dégotter un rencard. (Il allait objecter, mais elle le coupa d'un geste) OK, cette Tianne était vraiment une tarée, mais là n'est pas la question. Ce que je veux dire, c'est : arrête de t'en faire, d'acc ? »
« Heu... »
« Attends, je vais formuler ça autrement. Désolée, je sais que le sujet est sensible, mais... si tes frères de couvée étaient encore en vie, est-ce que tu t'empêcherais de te trouver des coups d'un soir – ou plus si affinité – à cause de leur simple existence ? Juste parce que vous êtes proches ? »
Se mordillant la lèvre, il hocha négativement la tête.
« Non. Bien sûr que non. »
« Avec Jiu et moi, c'est pareil. OK ? On sera pas jaloux. Promis. On peut pas. Ce qu'il y a entre toi et moi, entre mon frère et toi, je te le promets, personne ne peut concurrencer ça. Hein ? »
Il opina, reconnaissant.
Avec un sourire et un air conspirateur, Liu se pencha vers lui.
« Alors, c'est quoi ton genre ? »
Il verdit.
« Après le sale coup que tu viens de me faire, tu me le dois bien ! »
Il acquiesça au chantage.
« Les wraiths. » murmura-t-il.
« Oui, ça je le sais ! » cracha-t-elle, en levant les mains au ciel.
« Comment tu le sais ? » bafouilla-t-il surpris.
« Tom ! Le jour où j'ai essayé de t'embrasser, tu m'as dit que tu me trouvais très belle « pour une humaine » mais que je n'étais pas ton genre... »
« Tu t'en souviens ? »
« Oooooh que oui. »
Il se ratatina, mort de honte. Elle pouffa.
« Donc, wraith, mais encore ? »
Il verdit encore plus.
« Les... mâles... »
« Ouiiii. On sait ! Tu es un inimprégnable. Tu peux me dire un truc que je ne sais pas ? »
« Comme ? » demanda-t-il, perplexe et mortifié.
« Je ne sais pas ! Grand, petit ? Fin ? Musclé ? Cheveux longs ? Cheveux courts ? Plutôt vert clair ou vert d'eau ? »
« Heu... je ne sais pas... Gentil, je suppose ? »
« J'espère bien que tu les aime pas sadiques ! Mais encore ? »
« Je ne sais pas. »
« Mais comment tu peux ne pas savoir ?! »
« C'est facile pour toi de savoir, ça fait des années que tu expérimentes à tort et à travers. Moi j'en sais rien. D'accord ? J'ai jamais eu l'opportunité de le découvrir ! »
« Les opportunités, ça se crée. On est sur Grinna, on est en perm', et c'est Nouvel An. Sors de ce vaisseau et va te trouver un wraith bien comme il faut pour baiser avec ! »
« Tu crois que c'est si facile ?! Je te rappelle que les inimprégnables, traditionnellement, on les abat ! Je peux pas faire comme toi, trouver quelqu'un qui me plaît vaguement, et lui dire « Salut, tu veux visiter mes quartiers et plus si affinité... » ! »
Son amie éclata de rire.
« C'est dingue comme tu peux être malin des fois, et tellement con d'autres fois ! Mon vieux, y a genre quoi ? Cent femelles max dans toute la putain de galaxie, pour quoi ? Cent mille ? Deux cent mille mâles ? Je peux te jurer sur tout ce que tu veux, que t'es pas le seul qui a pas envie de tremper son biscuit dans de l'humain. Donc je te le garantis, des mâles disponibles et intéressés, tu vas en trouver. Faut juste aller les chercher et leur demander. »
« Tu crois ? »
« J'en suis sûre. Alors maintenant, casse-toi de mes quartiers. J'ai peut-être encore une chance de rattraper le coup avec ce Finlan. »
Il se leva, opinant avec un sourire reconnaissant.
Sur le pas de la porte, il s'arrêta.
« Merci, Liu. »
Elle sourit avec tendresse.
« Dégage. »
.
A écouter Liu, c'était simple. A la regarder faire, aussi.
Mais pour lui, c'était clairement plus facile à dire qu'à faire.
Les mains dans les poches, toute décontraction enthousiaste oubliée, il rodait dans les ombres entre les brasiers, examinant ses congénères avec un œil nouveau.
Maintenant qu'il y prêtait attention, il était évident que son amie avait raison. Il n'y avait pas que les humains qui profitaient des festivités pour se rapprocher.
Silhouettes pâles dans l'ombre des bosquets, images furtives échappées sur la toile de l'Esprit.
Liu avait raison, mais cela ne lui disait pas comment faire.
Indécis, il réfléchit un moment. Il n'avait aucune envie de se ridiculiser devant un trop large public, et n'était donc pas très tenté par les petits groupes de wraiths discutant et buvant ensemble, souvent mêlés d'humains.
Mais c'étaient eux qui étaient le plus emplis de l'esprit de la fête, contrairement aux solitaires traînant dans l'obscurité périphérique, semblant plus attendre que ça passe pour reprendre leur quotidien qu'autre chose.
Peut-être pourrait-il trouver un juste milieu ?
Il se remit en marche. Il croisa un premier guerrier, assis sur un tronc renversé en bordure d'un feu, battant mollement la mesure du bout du pied, mais c'est à peine s'il ralentit. Le mâle était tellement massif et musculeux qu'il lui évoquait un Juguu, et ça l'effrayait un peu.
Il poursuivit ses recherches. Un autre guerrier, moins monstrueux, qui grignotait distraitement des fruits à une table. Un humain se pencha un peu trop près de lui pour attraper du pain, et il lui grogna dessus en postillonnant de la pulpe.
Tom redressa aussitôt le cap.
Il croisa encore deux mâles plutôt séduisants, tous deux rapidement rejoints par des congénères, avant d'apercevoir la perle rare. Un jeune scientifique à en croire son tatouage, qui l'air mélancolique, observait les danseurs, faisant valser un éclat argenté entre ses doigts au rythme de leurs pas.
Tom sourit. Celui-ci ne l'impressionnait pas assez pour qu'il se sente incapable de l'aborder et il semblait gentil. Il se mit en route, inspirant à fond pour se donner tout le courage nécessaire.
« Ah, Capitaine ! Vous venez boire un coup avec nous ? »
Il se figea à deux pas de sa cible et, un peu raide, pivota sur ses talons.
«Daren ! Et Hania !... Et Gual'kan... et Obadan'kan... Vous êtes là ? » maugréa-t-il d'un ton de plus en plus défait, alors qu'il découvrait ses hommes qui s'amusaient à une table voisine, jouant visiblement aux osselets avec quelques locaux. « Oui. Pourquoi pas ? » parvint-il à articuler, mortifié.
Pourquoi fallait-il que la moitié de son équipage soit ici, précisément ?!
Il accepta un petit verre d'un alcool fort inidentifié qu'il avala d'un trait, puis prétexta devoir trouver quelqu'un pour s'esquiver, les laissant à leur soirée.
L'incident l'avait vidé, et il se sentait incapable de poursuivre ses recherches.
Quel était le secret de Liu? Ça semblait tellement facile quand elle le faisait !
Découragé, il se laissa tomber dans l'herbe déjà passablement piétinée d'un flanc de colline, profitant de la relative intimité de l'obscurité pour ignorer les couples observant les étoiles et les vieux ou nouveaux amis refaisant le monde, assis à seulement quelques pas de lui.
Pourquoi se compliquait-il autant la vie, au fait ? Il était très heureux comme ça, avec ses hystars, sa famille, ses amis, et son équipage. Pourquoi s'embêter à chercher davantage ? Pourquoi prendre des risques de se ridiculiser – ou pire ?
C'était stupide. Chacun est différent. Liu avait besoin de ça. Pas lui. C'était évident !
Et pourtant, une petite voix au fond de lui, dont le ton lui rappelait désagréablement Milena, murmurait « Faut pas dire que tu n'aimes pas avant d'avoir essayé ! »
Il grogna. Il n'avait pas envie de penser à sa mère en ce moment. Et pourtant, merde, elle n'avait pas tort !
Agacé, piqué au vif dans son amour-propre, il se redressa. Un grondement de surprise et une bordée d'insultes télépathiques accueillit son geste brusque alors que, dans un clapotis humide, une vaste silhouette tentait de ne pas tomber à la renverse ni de le piétiner.
D'un bond, il s'écarta de la trajectoire du wraith aux bras encombrés d'un grand tonnelet – l'origine du son humide – et, d'un geste instinctif, tendit les mains pour l'aider à se stabiliser tout en se répandant en excuses confuses.
« Tsssh, fichue larve ! » siffla le guerrier, l'haleine et la langue lourde de relents alcoolisés.
La voix lui était familière, tout comme la conscience, vaguement embrumée.
« Râ'kan de Delleb ?! »
« Ouais, t'es qui toi ? »
« Tom Giacometti. »
Le guerrier, enfin stable sur ses pieds, plissa les yeux dans la pénombre, tâchant de mieux le discerner.
« Le morveux qui arrête pas d'emmerder ma reine ? » cracha-t-il, butant un peu sur les syllabes.
« Heu... »
Un peu inquiet, il se prépara à fuir ou à esquiver. Le guerrier était clairement saoul. Et donc imprévisible. Et il n'avait aucune idée de comment il était censé prendre sa dernière déclaration. Mais s'il décidait de l'attaquer, Tom était à peu près certain de pouvoir le pousser dans la pente, et d'avoir largement le temps de fuir avant qu'il ne se redresse.
Râ'kan éclata d'un gros rire rauque.
« Ahaha, de tous les déviants que je connais, t'es le pire !... ou plutôt... le deuxième pire... Ce traqueur, là... c'est autre chose... Mais c'est ton frère de sang... Alors... Ahahaha... Vous, les fils de Silla, vous êtes une sacrée bande de tarés. Oser défier ma reine comme vous le faites ! Faut le faire ! » éructa-t-il, se balançant dangereusement d'avant en arrière.
Tom, toujours prêt à déguerpir, n'avait pas bougé.
« Sincèrement, larve, j'oserais pas faire ou dire le dixième de ce que tu oses devant la sublime Delleb. T'es conscient au moins, que c'est LA grande Delleb, qui a écrasé la flotte invaincue d'Albertus durant la grande guerre ? Et qu'avant de renoncer à son trône, elle avait un des plus grands territoires de la galaxie? »
« Heu... »
« T'as quoi ? Bientôt un siècle ? »
« J'ai vingt-sept ans... » répondit-il prudemment.
« Seulement ? J'aurais juré que c'était plus. T'es sûr que c'est pas plutôt cent vingt-sept ? »
« Certain. »
« Ah... bon... (Le guerrier fronça les arcades sourcilières au point d'en loucher.) Mmmh, ça fait vraiment jeune... Je comptais t'inviter à boire avec moi, mais je sais pas si c'est très bien... T'es vraiment juste une toute petite larve... »
Normalement, il se serait vexé, mais il n'avait vraiment pas envie de subir le guerrier ivre.
« Vous avez raison, je suis trop jeune pour boire. Alors, je vais y aller et vous laisser ! »
Le guerrier fronça encore plus les arcades sourcilières.
« Mais t'es capitaine ! T'es officier ! Personne ne nomme une larve capitaine, ce serait ridicule... alors ça veut dire que tu es assez grand pour boire... Allez, viens ! » statua-t-il, l'attrapant par le bras avec une vivacité surprenante compte tenu de son état.
Il se retrouva traîné au bas de la pente, par un guerrier sourd à ses protestations et aussi implacable qu'un train sans freins.
Le temps que Râ'kan le lâche auprès d'un banc de bois pour lourdement poser son tonneau au sol, Tom s'était résigné. Il n'avait plus le courage de continuer ses recherches d'un partenaire, et n'avait pas le cœur à aller danser et s'amuser. Boire sans réfléchir était plus séduisant que d'aller broyer du noir tout seul dans un coin.
Le guerrier fit sauter de sa dague le couvercle de son tonneau, ramassant deux chopines abandonnées par terre – dont il examina brièvement le contenu, avant de le vider seulement pour mieux les remplir de la bière fraîchement mise en perce.
Il lui en tendit une, avant de lever la sienne.
« Je lève mon verre à la folie des fils de Silla, qui rend ma reine dingue ! » hurla-t-il à pleins poumons.
Un instant, Tom eut envie de lui écraser le lourd contenant de terre sur le nez, puis il éclata de rire et cogna sa chope à la sienne.
« Et aux fils de Delleb, pas foutus de suivre un ordre direct ! »
Le guerrier ricana.
« J'ai jamais désobéi à un ordre direct de MA reine, hein ! » précisa-t-il avant de vider sa bière cul-sec et de la remplir aussitôt.
Tom fut un peu plus modéré et se contenta d'une grande gorgée.
Le temps qu'il arrive à la moitié de sa chope, Râ'kan en était au tiers du tonnelet.
Le guerrier le fixa d'un œil critique.
« Les humains fabriquent ce truc parce que ça saoule. Mais si tu veux que ça marche, faut que tu en boives plus que ça... » nota-t-il.
Tom aurait pu objecter que ce n'était sans doute pas la seule raison de la fabrication de bière et d'alcool en général, mais il n'avait pas envie de discuter. Il opina et vida sa chope avant de la re-remplir sous l'approbation de son aîné.
A la quatrième, il sentit son ventre se tendre désagréablement sous la pression, alors que la tête lui tournait un peu.
Il reposa donc la chope pour faire une pause avant la suivante.
Râ'kan l'imita.
« T'es tout bizarre. » nota ce dernier, l'élocution encore plus hasardeuse.
« Pardon ? »
« Normalement, t'es le taré qui danse avec les humains. Et qui mange et bois comme les humains. En fait, tu serais pas vert qu'on te prendrait pour un humain, et là, je te trouves tout sinistre dans les ombres, comme un vrai bon wraith qui se respecte. Y se passe quoi ? »
« Liu pense que je devrais me trouver quelqu'un pour coucher avec, mais je trouve personne. » lâcha-t-il avant de verdir, horrifié de ce qu'il avait révélé sans réfléchir.
Le guerrier éclata de rire, manquant de tomber à la renverse.
« Ahahah, merde... T'es pas tombé sur le bon... Ahahah... Trel'kan est de quart auprès de Delleb aujourd'hui... mais... Ahahah... Lui, il aurait pu te donner des conseils... Pfff... J'sais pas comment il a fait... mais il avait réussi à s'accoupler avec cette atlante, là... Amanda Strauss... honorable guerrière... Je l'aime bien... ça a duré jusqu'à ce qu'elle reparte... Moi, je peux pas t'aider... Je suis scion (1), et faire des trucs avec des humains, mâles ou femelles, ça m'intéresse pas... Ahaha... Sauf s'il s'agit de boire, bien sûr ! »
Ne sachant quoi répondre, horriblement gêné, Tom se cacha derrière une nouvelle bière hâtivement récupérée.
Le guerrier reprit finalement son souffle – et son sérieux.
« Mais t'as pas tes deux petits humains pour ça ? »
Tom s'étrangla sur l'alcool, outré.
Avait-il été télépathiquement un peu trop expressif ou, malgré son taux d'alcoolémie, son congénère était-il encore capable de deviner les expressions faciales d'autrui ? Impossible à dire, mais Râ'kan leva une main en signe de paix.
« Les humains, je les mange ou je bois avec, c'est tout, alors je vais pas juger ! »
Le silence retomba. Tom commençait à se détendre enfin, lorsque Râ'kan rouvrit la bouche.
« Tu sais comment faire au moins ? T'était vraiment petit quand t'as quitté ta ruche, non ? Je veux dire, c'est pas ton humaine et l'autre hiighta... insecte, là, qui t'ont expliqué comment faire non ? »
Tom se rembrunit. Il essaya de ne pas penser. Ne pas se souvenir. Bien sûr, Milena et Jin'shi lui avaient expliqué les grandes lignes. Surtout de la biologie. L'anatomie, et comment ça fonctionne. Mais il avait vu des choses avant, sur la ruche. Les adultes qui venaient dans la pouponnière. Soudoyaient les gardiens du couvain, pour pouvoir se servir des larves. La plupart des mâles préféraient les jeunes adultes d'à peu près son âge actuel. Certains les préféraient plus petits. Plus délicats. Plus soumis. C'était toléré tant qu'il n'y avait aucun « dégât permanent » sur les larves.
Il y avait les accouplements des reproducteurs avec Silla, qu'ils ne manquaient jamais de retransmettre à toute la ruche pour asseoir leur pouvoir.
Il y avait tous les esclaves brisés et résignés, utilisés comme de simples objets et jetés avec autant de dédain après.
Râ'kan, d'une poussé mentale, le secoua, ce qui le sortit de ses sinistres souvenirs et lui fit réaliser combien il avait inconsciemment baissé ses barrières.
Le guerrier rajusta sa position sur le tronc, soudain bien droit et un peu raide, l'air de lutter durement contre l'ivresse.
« Comme dit précédemment, je suis mal placé pour te parler de tout ça, larve, parce que je suis scion et que ça ne m'intéresse pas mais... (Il sourit, découvrant quelques dents.) Mon frère, Trel'kan, il a toujours été plus sensible que moi... On est tous les deux des guerriers... mais notre géniteur est le guerrier le plus patient de l'univers. Le plus calme qui soit. Et son géniteur était aussi quelqu'un de très posé. Delleb nous a voulus comme ça. Elle voulait des gardes. Des guerriers paisibles et calmes, capables de passer des jours à veiller sur elle sans s'énerver ni devenir dingues à cause de l'inaction. Moi, je suis un des ratés de la portée. Trop sanguin. C'est pas grave. Je suis un bon combattant. Trel'kan, il est parfait. Il avait même pas un siècle quand il a fait sa première garde sans être supervisé par son maître ! Depuis, il a passé toutes ces années à veiller attentivement sur notre sublime souveraine, la suivant dans toutes ses activités, toujours là, silencieux et attentif.
Je fais le même travail que lui depuis qu'on est devenus Ouman'shii, parce qu'il peut pas être le seul à veiller sur elle, et je vais te dire un truc, Capitaine Larve. C'est dur. Le pire, c'est pas de ne pas bouger, de rien faire et de rester attentif quand même. Le pire, c'est quand Delleb décide de s'accoupler avec le commandant et que toute la pièce est remplie de son odeur, tellement... sensuelle, tellement... désirable... Et qu'elle est là, son esprit... sublime... et son corps... (Il s'étrangla un peu et déglutit, agitant ses mains inutilement.) C'est... presque insupportable... Parfois, je me dis que c'est plus simple d'être en rage de faim et de ne pas vider un humain... Trel'kan, il vit ça depuis des siècles. Il a appris à gérer cette frustration depuis longtemps. Avant... il se trouvait une esclave à son goût et se soulageait avec. Ça marchait très bien. Mais on est devenus Ouman'shii, et Delleb nous a interdit de nous accoupler avec des humains non consentants. Alors, il a passé un accord avec Amanda Strauss. »
Tom ne put s'empêcher de remarquer la pointe de fierté et de chaleur dans la voix de son aîné lorsqu'il prononçait le nom de la Terrienne.
« Il a toujours prétendu que ce n'était qu'une expérience. Un accord entre deux guerriers pour se soulager. Rien de plus. Mais... ce n'était pas seulement ça. »
Presque pudiquement, comme on murmure un secret qu'on ne devrait pas répéter, Râ'kan partagea quelques bribes de mémoire avec lui.
De la tendresse, de l'émerveillement, du bonheur. Mais aussi du manque, de l'inquiétude, de la joie de se retrouver.
Le guerrier eut un genre de rauquement.
« Mon frère a eu ça avec une guerrière atlante. Ma reine, qui avait tout un harem et ne s'accouplait que par devoir avec eux, est aujourd'hui heureuse de copuler pour le simple plaisir de le faire avec le commandant Zil'reyn. Et il y a ce traqueur de Silla, avec Rosanna Gady... C'est bizarre, dérangeant même, de les voir ensemble – mais ils ont l'air heureux, je ne peux le nier. Et il y a quelques années, un de mes frères a essayé... (Il siffla, serrant les poings avec rage.) Il a essayé de prendre de force Amanda Strauss. Par jalousie envers Trel'kan. J'ai à peine pu l'intercepter. Je l'ai neutralisé. Sans doute un peu plus brutalement que nécessaire. Mais si c'était Trel'kan qui l'avait trouvé... il l'aurait tué. Moi et mes autres frères, on a fait en sorte de lui passer l'envie de recommencer. Et on s'est arrangé pour que sa correction envoie un message à tous. Les temps ont changé. Les règles ont changé. Delleb nous a interdit de toucher aux humains. Rosanna Gady nous a interdit de toucher aux larves. (Il lui offrit un sourire tordu.) Je crois que je me suis un peu perdu dans mes explications mais, heu... A l'origine, ce que j'essayais de dire... c'est que les choses ont changé depuis que tu as quitté ta ruche. »
Ayant un peu piteusement fini sa longue tirade, le guerrier contempla le fond de sa chope.
Tom acquiesça, les lèvres pincées.
« Merci, Râ'kan. »
Il pensait sincèrement ces paroles. Son aîné n'avait pas été très concis, mais il avait raison : les choses avaient changé. Son existence en était la preuve éclatante.
Le guerrier fit tourner le fond de bière qu'il lui restait.
« On est presque trois mille wraiths ouman'shiis, maintenant. Je suis certain que tu n'es pas le seul dégénéré qui adore les humains et ne veut pas leur faire de mal. Tu trouveras sans doute un partenaire convenable. »
Tom ne put s'empêcher de pouffer. Il n'en était vraiment pas là. Déjà trouver quelqu'un juste pour un coup d'un soir serait un grand pas !
« Je ne cherche pas une relation suivie. Je ne connais même pas mes goûts. »
Le guerrier s'éclaira.
« Ah ! Mais ça change tout alors ! »
Soudain, Tom eut très peur.
« Je connais quelqu'un ! »
Il avait raison d'avoir peur !
(1) Scion : Terme équivalent à peu près à « puceau » pour les wraiths. Traditionnellement, désigne tous les mâles qui ne se sont jamais accouplés avec une reine. Cela n'inclut ni les relations homosexuelles, ni les relations avec des humains (généralement non consensuelles).
Opposé à « reproducteur ».
Chez les Ouman'shii, prend plutôt le sens de « tout mâle n'ayant pas de femelle régulière ». Généralement, surtout chez les guerriers, ne plus être scion entraîne une sorte de seconde puberté chez les mâles, à cause de l'augmentation du taux de testostérone. Ils peuvent gagner quelques centimètres, du muscle, et surtout de l'agressivité. Markus est ainsi passé de deux mètres et quelque à quasiment deux mètres quinze après être devenu le partenaire de Rosanna, et il lui a fallu un moment pour apprendre à gérer ses pulsions possessives. Idem pour Kel'kan (Eros Pegasuset Rumeurs stellaires).
C'est une adaptation génétique logique, puisque les mâles les plus forts et les plus agressifs ont plus de chances d'être capables d'éliminer les concurrents, et donc d'engendrer plus de portées.
