Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 212, an 18.

Y'a des jours comme ça, où tout se goupille parfaitement !
C'est génial. On a un groupe de Unas libres qui acceptent de prendre avec eux tous ceux qu'on a libérés, même les nés esclaves. Ils vont aussi nous fournir une liste d'une quinzaine de planètes qui accueillent des communautés libres de Unas. Ils ont même pu nous dire laquelle est très probablement celle de Morgal et Tch'ana ! On va sûrement pouvoir les ramener chez eux, tout comme la douzaine d'autres qui nous ont demandé si possible de les déposer dans leur tribu d'origine. On s'est fait de nouveau alliés, et en plus, on va pouvoir rendre leur vie à ces gens. Aujourd'hui va être une sacrée bonne journée, par toutes les reines !

Tom Giacometti, fin d'enregistrement.

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« Vous nous faites la traduction, Get'ash ? »
« Oui. » opina le Unas.

« Votre attention, tous, s'il vous plaît. Kian'kul et les siens ont accepté d'accueillir tous ceux qui veulent les rejoindre. » annonça-t-il à claire et haute voix, laissant le temps au reptile de traduire à ses congénères – qui opinèrent, majoritairement avec joie. « La plupart d'entre eux ont été dans la même situation que vous, et maintenant, ils sont libres. Kian'kul nous a aussi donné l'adresse de plusieurs mondes Unas. On va les visiter un à un. Ceux qui veulent tenter de rentrer sur leur planète d'origine peuvent rester pour voir si la leur en fait partie. Si vous connaissez les coordonnées de votre monde, on vous y ramène aussi sans problème. »

Ses paroles provoquèrent des murmures excités parmi ceux qui étaient nés libres.
Il attendit que ça se calme un peu pour poursuivre.

« Enfin, si aucune de ces conditions ne vous convient, vous êtes bien entendu libres d'aller où vous voulez une fois qu'on vous aura déposé. Ou si certains veulent rester à bord et rejoindre les Ouman'shiis, ils sont aussi les bienvenus. »

Il y eut moins de réactions à ses dernières offres.

Voyant que visiblement, chacun avait déjà plus ou moins un avis, il poursuivit.

« Ceux qui veulent directement rejoindre la tribu de Kian'kul, préparez-vous, on descend dans une demi-heure. Les autres, restez à bord, les expéditions sur les autres mondes s'enchaîneront dans les jours à venir. »
Aussitôt, le réfectoire s'anima, tout en discussions et adieux.

Get'ash se tourna vers lui.

« Moi vouloir rejoindre tribu Kian'kul. Mais si vous d'accord, moi rester d'abord. Pour aider autres à rentrer. Ensuite moi partir. Ça d'accord ? »

« Je n'osais pas vous le demander ! Merci infiniment Get'ash. »
« Non, merci à vous. Vous aider nous. Unas reconnaissants toujours ! »

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« Hé ben. Ça en fait du monde. » nota-t-il, observant les presque trente Unas groupés dans la baie d'amarrage. Il avait hésité entre prendre trois Jumpers ou un seul Dart, et avait opté pour les premiers. Se faire dématérialiser n'était jamais très agréable. Les grands reptiles seraient un peu serrés, mais le trajet ne serait pas bien long.

Comme convenu avec Kian'kul, ils devaient déposer les Unas voulant les rejoindre, et embarquer plusieurs de ses guerriers qui les mèneraient sur les autres mondes et les accompagneraient pour les aider à entrer en contact avec les tribus locales – mais aussi pour s'assurer qu'ils ne leur feraient aucun mal.
Confiant l'Utopia à Liu, il prit les commandes de Jumper Un, Zen'kan sur le siège du copilote, tandis que Jiu s'occupait de Jumper Deux et Marik'ka du troisième.
Le vol ne dura qu'une quinzaine de minutes, mais n'en fut pas moins inconfortable pour les grands reptiles serrés dans le petit vaisseau, puis il put enfin leur ouvrir la porte et les laisser se dégourdir les jambes sur l'herbe perlée de rosée de leur nouvelle patrie.
Lors de leurs deux visites précédentes, ils n'avaient tout au plus vu qu'une vingtaine de Unas. C'étaient pourtant plusieurs centaines d'entre eux qui les entouraient maintenant, certains à peine plus que des silhouettes sous l'ombre des arbres.
Aucun doute qu'ils avaient sous-estimé la taille de leur groupe de rebelles. Tom ne put que se féliciter d'avoir pris le temps de négocier des accords d'amitié avec Kian'kul. Des accords honnêtes et francs, contrairement à ceux qu'ils avaient passés avec les Taremiens.
En guise de présent d'amitié (et malgré les affirmations de Kian'kul que la libération de plus de quarante de leurs semblables étaient déjà une preuve suffisante), il avait insisté pour lui offrir plusieurs dagues wraiths – présent auquel elle avait répondu par autant de lames d'obsidienne extraordinairement tranchantes – mais également du matériel chirurgical de base – scalpels, fils et aiguilles de suture, pansements, désinfectant, etc. –, autant de choses utiles pour les grand reptiles qui, bien que guérissant très vite, ne régénéraient clairement pas aussi vite que les wraiths. Et enfin, sur recommandation de Menu et Tranche, tout un assortiment de spécialités culinaires pégasiennes de longue conservation – quoiqu'il doutât qu'elles durent bien longtemps face au féroce appétit des prédateurs...
Kian'kul, suivie des sempiternels mêmes Unas (qu'il avait fini par identifier comme un genre de conseil), s'approcha, saluant personnellement chaque arrivant.

« Voilà nos nouveaux frères ! Sont-ils tous là ? » s'enquit-elle ensuite.
« Presque. Il y en a un qui a manifesté sa volonté de vous rejoindre, mais comme il parle notre langue, il aimerait rester pour nous aider à communiquer avec les autres, le temps qu'on les ramène chez eux. »

« Il sera le bienvenu en tout temps parmi nous. » acquiesça Kian'kul, occupée à observer les siens qui emmenaient les nouveaux venus, pour certains – parmi les nés captifs – clairement terrifiés.

« Il y en aura aussi sûrement encore deux ou trois autres qui vous rejoindront, si on ne parvient pas à les ramener chez eux. » poursuivit-il en regardant aussi.

« Je prierai pour que ce ne soit pas le cas. Mais notre clan est le leur, s'ils le désirent. »
« Merci. »

La femelle détourna son regard pour le fixer avec solennité.

« Non. Merci à toi Tom Giacometti des Ouman'shiis. Toi et ta tribu êtes Ka nay'. Nos amis-frères. Vous avez risqué vos vies pour sauver celles des miens. Sans rien attendre en retour. Seulement parce que vous êtes Ska nat Zoe. » déclara-t-elle, lui prenant la main dans une poigne de fer.

Elle frappa leurs paumes entremêlées contre le torse de Tom, puis contre le sien, récitant d'une voix forte qui portait sur la plaine :

« Chaka sol Unas Ka nay' Ouman'shii ! Ouman'shii Ka nay' Chaka sol Unas ! »

Des centaines de voix répétèrent ce cri en un appel sauvage qui le fit vibrer.

Posant ensuite une main sur l'arrière de sa tête, elle le fit s'avancer jusqu'à ce qu'ils soient front contre front. Instinctivement, il tendit son esprit, trébuchant presque sur les limites de celui de Kian'kul. L'âme de la Unas était brillante et sèche. Comme un immense désert de pierre rouge, vide en apparence, mais en vérité écosystème grouillant de vie qu'il ne comprenait pas, les perceptions du reptile étant si différentes des siennes.
« Tu es dans mon esprit. » nota-t-elle, simple constatation d'un fait.
« Oui. Les wraiths sont télépathes. Je suis navré, c'est un accident. On ne peut pas entrer en contact avec les espèces non télépathes sans contact physique. »

Elle opina, songeuse.

« Donc tu n'as pas lu mon esprit avant. »

Encore une simple affirmation.

« Non. »
« Et maintenant, qu'y vois-tu ? »

« Du calme. Une paix intérieure. Des certitudes. »

« Je suis le guide des miens, comment pourrais-je ne pas être calme et sûre ? »
Un instant, il se sentit presque attaqué par cette remarque. Puis il l'accepta pour ce qu'elle l'était. Une simple vérité. Kian'kul était ainsi. Pas lui. Ils étaient différents, et c'était ainsi. Simplement.

Il choisit plutôt de changer de sujet.

« Savez-vous ce que signifie Ouman'shii en wraith ? »
« Je l'ignore. »

« Ceux qui sont alliés par-delà les liens du sang et l'origine. »

Kian'kul eut un rire du cœur. Un rayon de soleil ardent sur ses plaines intérieures.

« Alors nous sommes Ouman'shiis. Vous êtes Chaka sol Ka nay'. »

Il comprit à la manière dont elle le pensait que ces mots avaient le même sens. La même signification.

« Nous sommes Chaka sol Ka nay'. Vous êtes Ouman'shiis » répéta-t-il, appréciant la saveur de ces concepts si chers à son cœur.
« Et c'est bien ainsi ! » rugit-elle, le repoussant brusquement, coupant le lien télépathique, le renvoyant brutalement deux pas arrière, étourdi, sous les cris des Unas qui scandaient toujours.

Jiu le rattrapa par le bras, l'empêchant de tomber.

Kian'kul leva les bras, exigeant le silence qui revint bien vite, puis elle se tourna vers eux.

« Maintenant, partez, amis. Prenez vos machines du ciel et ramenez nos frères chez eux ! » ordonna-t-elle, superbe d'une autorité naturelle et dignement gagnée.

C'est de bonne grâce qu'il obéit, saluant élégamment avant de tourner les talons pour récupérer son vaisseau.

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Zen'kan avait tout d'abord eut pitié des Unas, quand il les avait vus dans leurs cages. Il avait aussi ressenti du dédain, face à la servilité de certains. A présent, il était impressionné. Ils n'étaient pas leurs ennemis, et pourtant, alors que des centaines d'entre eux scandaient en cœur entre les troncs, il ressentit le même mélange primal de peur et de combativité qu'il avait ressenti cette nuit-là, alors que Morgal, prête à tout pour sauver son fils, ravageait le salon de Selk'ym. Il était facile d'oublier – sous les peaux de bêtes et l'apparente primitivité parfois docile – qu'ils étaient autant des machines à tuer que les wraiths. Peut-être plus encore, car eux n'étaient pas limités à une seule source alimentaire. De parfaits prédateurs. Intelligents, dangereux et fiers.
Lorsque son frère échangea des vœux solennels avec la grande femelle qui était leur chef, il se sentit heureux, d'une manière étrange et atavique. Le sentiment rassurant de l'animal grégaire qui sent que sa meute est devenue plus forte. Plus grande.
Souriant de toutes ses dents, il ne se retint qu'avec peine de rugir en cœur avec les Unas.

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Ils avaient géré les rapatriements rationnellement. D'abord ramener ceux qui savaient de quel monde ils venaient. Ne restait qu'à trouver de quel coin de la planète. Heureusement, la plupart du temps, ça n'avait été que l'affaire de quelques heures de recherches, toujours sous le regard vigilant des envoyés de Kian'kul. Ensuite, ils s'étaient attaqué à ceux qui n'étaient pas sûrs. Sans compter Morgal et affiliés, ça faisait huit reptiles. Juste assez peu pour pouvoir entasser tout ce petit monde dans un seul Jumper, et les emmener d'une planète à l'autre en espérant qu'ils reconnaissent quelque chose.

Finalement, alors qu'il ne restait à bord que Tch'ana, Arak et deux autres Unas n'ayant pas encore retrouvé leur patrie, Tch'ana gronda, désignant du doigt une île, au large de la côte qu'ils suivaient.

Get'ash, fidèle traducteur, s'avança.

« Lui connaître ce caillou de mer. Pas loin tribu ami. »
« Génial. Donc c'est bien son monde. Il connaît le chemin depuis là ? » demanda Tom, mettant le Jumper presque en vol stationnaire non loin de l'île.

Tch'ana réfléchit longtemps, visiblement perturbé par l'angle de vue inconnu sur un paysage probablement pas si familier.

« Il faut traverser forêt jusqu'à montagne grise. Ensuite, aller côté montagne, jusqu'à rivière, puis marcher trois jours. Alors arriver sur autre mer. Là, territoire tribu. » traduisit Get'ash.

Faisant pivoter le vaisseau, Tom observa la côte. Plusieurs montagnes se détachaient dans le lointain.

« Laquelle ? »
Tch'ana fut incapable de répondre. Il emmena donc le Jumper jusqu'à la plus septentrionale, avant de les remonter une à une.
Ce fut Arak qui remarqua la fumée entre les rochers. Un rapide survol leur permis de découvrir un campement constitué de sortes de yourtes.
« Ça tribu Pal tak'. Maintenant aller là. » transmit Get'ash en désignant le flanc de la montagne.

Tom obéit, contournant le pic jusqu'à découvrir le scintillement d'un ruisseau, qui devint bientôt rivière. Mettant les gaz, il la suivit jusqu'aux abords d'une côte déchiquetée, composée de hautes falaises couvertes de pins et de plages de galets roulés par les vagues.

Une fois sur la côte, il n'eut qu'à suivre les indications de Tch'ana, qui l'emmena au-dessus d'une clairière. A peine eut-il posé le Jumper, occulté comme pendant le reste du voyage afin de ne pas effrayer les populations locales, que le Unas se précipitait dehors, disparaissant entre les troncs.

S'installant un peu plus confortablement dans son siège, il se résigna. Il n'y avait qu'à attendre.

« Si vous voulez vous dégourdir les jambes, n'hésitez pas. » nota-t-il, désignant la clairière moussue et déserte. Les autres Unas se contentèrent de s'asseoir, qui dans les sièges du poste de pilotage, qui sur les banquettes.

Une demi-heure plus tard, Tch'ana était de retour, accompagné d'une trentaine de ses semblables de tous âges.

Il hurla quelque chose que Get'ash traduisit.

« Montrer machine du ciel. »

Tom s'exécuta. Les Unas se figèrent, émerveillés mais pas méfiants. Il ne put s'empêcher de remarquer que si certains avaient des armes de chasseurs, aucun ne les portait à la main. Ils n'étaient pas venus en se sentant en danger.

Avant qu'il ait pu protester, il se retrouva à moitié écrasé dans son siège par une meute de reptiles curieux qui touchaient à tout et appuyaient sur le moindre bouton de son vaisseau. Vaisseau heureusement génotypé, et donc totalement inactif sous leurs doigts inquisiteurs.
Il ne put toutefois retenir un grondement outré lorsque ce fut sa personne qui fut sujette à la même curiosité.
Heureusement, l'examen ne dura pas longtemps, et il put bientôt respirer à nouveau, tandis que Tch'ana aidé d'Arak repoussait tout ce petit monde hors du Jumper.

Tch'ana s'approcha ensuite, l'air aussi heureux qu'emprunté.
« Voici tribu Tch'ana. Eux croire que Tch'ana et les autres tous morts. Eux faire grande cérémonie pour eux. Mais vous les rendre à la tribu. Vous Zoe ! » traduisit Get'ash.
Le terme lui rappela quelque chose.

« Dites, ça veut dire quoi, Ska nat Zoe ? »
« Grand chef qui pense aux autres. » traduisit le Unas.

« Oh. Wow. Quel honneur. » ne put-il s'empêcher de marmonner, flatté. « Mais, ce n'est pas moi qui les ait sauvé. Ils se sont sauvés tout seuls. Moi, je les ai juste aidé à rentrer. » nota-t-il, à l'attention de la tribu.

Lorsque Get'ash eut traduit, ce fut Tch'ana qui, en deux enjambées, le rejoignit. « Non ! Toi et ta famille sauver ma famille ! Vous protéger Utak ! Unas toujours sur Terre sans toi ! Toujours merci ! »

« C'est rien. J'ai fait ce que d'autres ont fait pour moi quand j'en ai eu besoin... »
« Tom bien. Maintenant, ramener famille ici ! »

Il opina.

« D'accord. Mais ils vont devoir rester ici, eux. » nota-t-il, désignant la petite foule qui, pas après pas, ré-avançait dans le Jumper.
Tch'ana fit redescendre tout le monde d'un mot aboyé. Puis, il tira de la masse enthousiaste ce que Tom devina – à la blancheur de ses cornes à peine sorties – être une jeune femelle.
« Elle pouvoir venir ? Koda beaucoup aimer étoiles. Toujours dehors quand ciel sans nuages. Elle avoir été oiseau dans autre vie. Juste pour elle voler dans machine du ciel. » traduisit Get'ash.
Tom ne put qu'opiner. Qui était-il pour refuser à quiconque de voler dans les étoiles ?

Installant la jeune Unas dans le siège de copilote, il prit la route du retour, par une orbite haute, faisant monter le Jumper en flèche, ce qui crispa tout le monde à bord en dehors d'Arak qui, vautré dans un des sièges avant, contemplait le ciel avec indifférence.

Une fois hors de l'atmosphère, il laissa le vaisseau lentement dériver au large d'une des deux lunes de la planète, laissant Koda s'émerveiller, le nez collé à la vitre.

Jugeant qu'il avait suffisamment abusé de la patience de Tch'ana, qui vibrait littéralement d'impatience d'annoncer la bonne nouvelle à sa famille, il fit ensuite doucement piquer le petit vaisseau, les ramenant dans l'atmosphère puis à la Porte.