Journal de bord du capitaine Giacometti. Jour 221, an 18.
Hier, j'ai fait des repérages préliminaires, et Zen'kan a arrêté de bouder, donc aujourd'hui, retour au plan initial.
Par toutes les reines, j'espère que ça va bien se passer !
Tom Giacometti, fin d'enregistrement.
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Ils avaient roulé pendant près de trois heures puis Zen'kan, n'y tenant plus, avait demandé une pause.
L'adolescent, une grimace de douleur au visage, s'étirait péniblement le dos.
Quand il était ressorti de sa chambre la veille, Tom s'était bien gardé de le relancer sur le sujet de leur dispute, et avait pris le parti de faire comme si de rien n'était – à l'instar de son cadet.
Pourtant, il savait qu'il lui devait des explications. Des excuses aussi, pour le comportement de Liam'kan.
Il avait merdé. En tant que grand frère, et en tant que capitaine du vaisseau sur lequel Zen était un invité.
« Pour hier, je... »
Zen'kan le coupa d'un geste.
« T'excuses pas. (Il allait protester, mais son cadet l'en empêcha.) Ni pour toi, ni pour Liam'kan. C'est un con qui cogne fort... mais il avait pas tort. C'est moi qui ai commencé... J'aurais pas dû... »
« Il n'avait pas à te frapper ! » s'offusqua-t-il, sa colère à l'encontre du guerrier ravivée.
Zen'kan, marchant toujours un peu en canard, vint s'asseoir sur l'arbre mort sur lequel il s'était installé.
« Lui... moi... de toute manière, je m'en serais pris une. » nota-t-il, avec un rictus qui se voulait détaché.
Inquiet, Tom ne put que détailler son jeune frère, qui lui répondit d'un sourire.
« J'sais pas si tu peux comprendre ou pas... mais dès que j'ai un problème, dès qu'y a un truc qui cloche, instinctivement ma première réaction, c'est la violence. Quelqu'un me fait chier ? Tuer ! Un truc marche pas ? Le détruire ! Tout le temps... Le pire, c'est que souvent, même si j'essaie de trouver un meilleur moyen de gérer les choses, y'a rien qui vient. Un putain d'ours ! J'arrive pas à réfléchir. Mais j'veux pas être comme ça. J'veux dire, j'm'en fous de pas être un génie. Mais j'veux pas être une brute meurtrière. J'veux pas être le connard qui cogne les gens qu'il aime parce qu'il est pas foutu de se contrôler. J'veux pas faire du mal aux autres. Tu vois ? »
Il n'avait pas vécu ça, mais il pouvait comprendre. Oh que oui, il pouvait comprendre ! Il opina.
Son frère se fit pensif.
« Tu connais Veril ? »
Tom ne put retenir un rire aboyant.
« Tu me demandes si je connais mon équipage ?! »
« Nan, j'veux dire, tu sais qui... enfin, ce qu'il était avant ? »
« C'était un guerrier, c'est tout ce que je sais. » répondit-il, honnêtement.
L'auxiliaire de pont faisait un excellent travail. Il avait voulu changer de vie en devenant Ouman'shii, et il excellait dans son nouveau rôle. Tom n'avait pas besoin d'en savoir plus. Veril ne lui en avait jamais parlé, il ne lui avait jamais demandé. C'était le privilège des Ouman'shiis : l'absolution de tous les passés. Une seconde chance. Une nouvelle vie.
Zen'kan, agitant les pieds, fixa un point dans le lointain.
« Il est comme moi... (Baissant les yeux, son cadet détailla un instant leurs deux mains posées sur l'écorce pourrissante.) Comme nous... Il déteste tuer... Il a pas eu de chance... Il savait pas qu'il avait le choix... ça l'a bouffé... Il a fait ce qu'il pouvait... »
Tom opina. L'Utopia était pleine de gens qui avaient fait ce qu'ils pouvaient.
« Il dit que je lui fais penser à lui quand il était jeune... Et j'crois que si j'fais pas gaffe, j'pourrais bien lui ressembler, plus tard. J'veux dire... c'est quelqu'un de bien... mais merde... j'veux pas vivre ce qu'il a vécu ! »
Il ne put qu'acquiescer. Il ne savait pas exactement ce que son auxiliaire avait vécu. Mais il le devinait. Des destins tragiques, ça ne manquait pas chez les Ouman'shiis. Après tout, seuls les pires souffrances ou les plus grands espoirs donnaient assez d'élan pour pouvoir faire un saut de la foi comme celui de rejoindre leurs rangs.
« Et alors, qu'est-ce que tu comptes faire ? » demanda-t-il pour encourager son frère à poursuivre.
« Ben... Je vais essayer de trouver qui j'veux être... J'veux dire, je sais ce que j'suis. Je sais ce que les gens pensent que j'dois être... mais j'sais pas qui moi, j'veux être. J'peux pas te promettre que des comme ça (il exhiba ses poignets croûtés), il n'y en aura plus, mais ce qui est certain, c'est que j'attendrai pas qu'il y en ait vingt-sept mille et des brouettes ! »
Tom ne put qu'opiner, fièrement.
« Je ferai tout ce que je peux pour t'aider. Dis-moi juste de quoi tu as besoin. »
Zen'kan opina avec un sourire qui vira vite à la grimace.
« Pour l'instant, faut surtout que j'aille pisser. Je reviens vite, pars pas sans moi ! » geignit son cadet, s'élançant vers des buissons proches d'un pas de canard.
« Jamais ! »
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« Wouah ! Nan, mais t'as vu ça ?! Meeeeerde ! » s'extasia Zen, se dévissant le cou pour contempler le ciel.
Tom rit avec indulgence. La vue était effectivement sublime, les anneaux de la planète traversant tout le firmament violine, perpétuellement scintillant des millions de débris incandescents qui en tombaient constamment, pour se consumer dans l'atmosphère.
Il sentit les efforts de concentration de son frère, qui tentait de graver le plus parfaitement possible ces instants dans sa mémoire, afin de pouvoir les faire vivre à ses amis à son retour.
Sa radio crépita dans son oreille.
« Mon capitaine, on m'a chargé de vous signaler que des sources chaudes ont été repérées à environ une heure de moto de votre position, plein sud. » annonça Argent.
Il donna encore trente secondes à son frère, puis se racla la gorge.
« On vient de me signaler qu'il y a des sources chaudes à une heure de route d'ici. Ça te tente qu'on y aille avant de partir ? »
Zen'kan détacha péniblement son regard du ciel.
« Une heure de moto ? » demanda-t-il en faisant la grimace, frottant inconsciemment son dos endolori.
« Tu préfères rentrer ? »
« Non... mais tu devrais proposer à l'équipage de venir aussi... en Jumper... » rusa l'adolescent.
Pas dupe, Tom acquiesça cependant.
« Je vais leur proposer. Et je vais leur demander de passer nous prendre, ça ira plus vite. »
Zen'kan eut l'air bien trop soulagé, et il ne parvint pas à retenir un rire qui vexa son cadet.
Quinze minutes plus tard, Jumper Un venait se poser devant eux.
« Alors, on a la flemme d'y aller en moto ? » se moqua gentiment Liu.
« On s'est dit que c'était dommage de perdre une heure de baignade alors que on doit prendre le chemin retour pour la Terre ce soir. » répondit-il, épargnant l'ego de son frère.
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« Heu... »
« Quoi ? » s'inquiéta-t-il, détaillant son frère qui fixait obstinément ses chaussures, les joues en feu.
« Tout le monde est à poil... » bafouilla Zen'kan.
Tom jeta un regard perplexe à la bonne trentaine de membres de l'équipage qui profitaient avec enthousiasme de l'inopinée permission. Au moins un tiers portaient au minimum un drap autour de la taille. Quelques-uns, Menu en tête, étaient même très modestement couverts de chemises amples et pantalons de toile larges.
Pour les autres, il devait bien avouer que la tenue était minime, pour ne pas dire inexistante.
Lui, parce qu'il avait appris à nager sur Atlantis, à la mode terrienne – avec un caleçon de bain – avait choisi de garder son sous-vêtement en guise de pis-aller, mais la plupart de son équipage n'avait pas de telles normes de pudeur. Que ce soit dans la promiscuité des ruches, ou dans les affres de la survie dans Pégase, peu étaient ceux à se permettre de tels raffinements.
Il n'y avait que les Terriens pour si systématiquement associer nudité et sexualité. Pour les wraiths, cela signifiait davantage vulnérabilité et confiance, et pour les autres, cela pouvait signifier beaucoup de choses : praticité, pratique cultuelle, loisir, et mille autres encore.
« Tu n'es pas obligé de te déshabiller complètement si tu ne veux pas. » nota-t-il à l'attention de son frère. « Mais dans Pégase, ce n'est pas comme chez les Terriens. C'est normal d'être nu quand on se lave. »
« Oui, mais... y'a des nanas... » objecta faiblement l'adolescent.
« Pas de différence entre les races et les sexes... Nous sommes tous égaux. » déclama d'une voix forte Liu, vêtue en tout et pour tout d'un turban retenant ses longues dreadlocks au sommet de son crâne.
Zen, qui avait levé le nez en l'entendant, le rebaissa bien vite, plus vert que jamais.
Tom soupira et, d'une petite poussée mentale, tâcha de l'encourager.
« Allez, viens. C'est bien une manie de Terrien de tout sexualiser. Après tout, on est tous nés « à poil », comme tu dis. »
Toujours verdâtre, et avec moult tergiversations, Zen'kan fini par accepter de se déshabiller, gardant tout comme lui son caleçon, avant de le suivre.
Par égard pour lui, Tom l'emmena vers le coin du bassin opposé à celui où s'étaient groupés les nudistes les plus chahuteurs – Liu en tête.
Avec un sourire maternel, Menu lui fit signe d'approcher.
« Venez ici, jeune seigneur. L'eau est bonne, et il y a de gros cailloux sur lesquels s'asseoir. Fermez les yeux, et vous pourrez vous croire dans la salle de bain d'une reine ! »
Avec un soupir reconnaissant, Zen'kan s'empressa d'obéir.
Tom fit de même, savourant l'eau presque trop chaude tout en observant son équipage éparpillé alentour, sous la pluie éternelle d'étoiles filantes.
Il sourit. Milena lui avait un jour dit qu'il fallait faire un vœu lorsqu'on voyait une étoile filante.
Ici, elles étaient des milliers, et pourtant, en cet instant, tous ses vœux étaient déjà exaucés. Tout était parfaitement à sa place. Parfaitement bien.
Ils étaient là, petite utopie sublime, perdue dans un coin d'une galaxie qui n'était pas la leur. Des wraiths et des hommes. Des contraires que tout oppose, unis et liés par des idéaux plus grands que la somme de leurs existences propres.
« Tom ! Tom ! Viens ! On a besoin de toi ! Faut défendre l'honneur des officiers ! » s'égosilla Liu, agitant les bras.
A côté d'elle, Marik'ka, juchée sur les épaules d'Obandan'kan, fit de grands gestes dans sa direction.
« Ouais ! Venez nous prouver que vous êtes pas juste bon à commander, capitaine ! » renchérit la matelot.
Avec un grondement de défi, il se redressa. Hors de question de laisser son honneur de capitaine être bafoué ainsi !
A peine eut-il rejoint l'autre rive, que Liu grimpait agilement sur ses épaules, s'accrochant fermement à lui avec les jambes.
Ils allaient voir ce que signifiait affronter des hystars !
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« C'est beau, n'est-ce pas, jeune seigneur ? » s'enquit Menu.
« Le ciel ? Oui, il est magnifique. » opina-t-il.
Elle rit.
« Le ciel est beau, c'est vrai, mais je parlais de ça. » nota-t-elle, désignant la véritable bagarre rangée qui se déroulait sous leurs yeux de l'autre côté du bassin.
« Ah ? » répondit-il dubitatif – tout ce qu'il voyait, c'était une bande de gens tout nus qui se poussaient et se bousculaient.
La cuisinière sourit.
« C'est une famille. Une belle et grande famille. Des milliers d'années de guerre et de haine, et encore tellement de choses compliquées qui nous séparent, mais en cet instant, nous sommes une famille. Que les reines en soient louées, c'est un miracle. Un vrai miracle manifesté. » s'extasia-t-elle, faisant un étrange geste qu'il interpréta comme un signe de piété.
Une jalousie un peu amère l'emplit, puis, secouant la tête, il la chassa fermement de son cœur. La seule chose qui l'empêchait de faire partie de cette « famille » c'était lui-même. L'équipage de l'Utopian'avait cessé de lui dire – et de lui montrer – combien ils étaient prêts à l'accepter dans leurs rangs. Comment ils le considéraient comme un des leurs, parce qu'il était un Ouman'shii, un fils de Silla, et un Giacometti.
Pas tout à fait certain de quoi faire, et de comment approcher la chose, il se leva néanmoins.
D'un sourire et d'un geste de la main, Menu l'encouragea à traverser de quelques brasses vigoureuses l'étendue d'eau.
« Mais qui voilà, daignant se joindre à nous ! » se moqua une voix à double timbre sardonique.
Zen'kan se retourna lentement, ses projets oubliés.
« Liam'kan... je... »
« Schhhht ! » siffla ce dernier, levant un doigt péremptoire.
« Mais... »
« Schhhhht ! La seule chose que je veux entendre de ta bouche, larve, c'est que tu es venu pour qu'on puisse prouver à cette bande de guams bourrés la suprématie des guerriers de Silla. »
« Hein... heu... Aaaaahhh ! » bafouilla-t-il, hurlant de surprise lorsque le guerrier le souleva sans peine pour le percher sur ses épaules.
« Accroche-toi bien, petit, et fais honneur à ton sang !» siffla le guerrier, s'avançant à grands pas en direction de Daren, qui venait tout juste de repêcher Lisse après que ce dernier eut bu la tasse sous l'assaut conjoint d'Arak et Koda.
Avec un sifflement féroce, le jeune wraithse prépara à l'impact.
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« Nous allons sortir d'hyperespace dans trois minutes, sur la bordure externe du système solaire. Estimation du temps de vol subspatial avant arrivée à destination : cinquante et une heures trente. » annonça Jiu sur les haut-parleurs.
Avec un étrange frisson d'excitation, Zen'kan fit signe à Liam'kan d'interrompre le combat. Avec un sifflement presque méprisant et un roulement d'yeux, le guerrier opina, faisant signe à un des soldats humains de prendre sa place sur le ring.
S'approchant du hublot de la salle d'entraînement, l'adolescent se mit à fixer le crépitement bleu avec impatience, prêt à tendre son esprit à la seconde où les éclats disparaîtraient.
« Êtes-vous impatient de rentrer ? » s'enquirent les chœurs multiples qu'était la voix de Jamahir.
Zen'kan opina, devinant la forme plus noire que la nuit à la limite de son champ de vision. La colonie resta là, vigilante et silencieuse.
« Sortie d'hyperespace dans dix secondes. » annonça Jiu.
Il y eut une vibration, presque une secousse, et la lumière bleutée laissa place à l'obscurité du vide.
Inspirant, Zen'kan ferma les yeux, se concentrant sur l'immensité sombre de l'Esprit, sa noirceur se confondant avec celle de l'espace, infini au-delà du hublot.
Tournant résolument le dos à la petite constellation qu'étaient les wraithsde l'Utopia, il s'élança, léger et rapide, jusqu'à ces quelques éclats familiers, si lointains qu'ils étaient à peine visibles.
Bientôt, une âme sembla se détacher. Plus brillante. Plus proche. Océan sombre et puissant.
« Tu es de retour. » Une simple affirmation. Un constat. Une appréciation.
« Je suis de retour. » acquiesça-t-il.
Les pensées de Markus étaient-elles toujours aussi nuancées ? Aussi subtiles ? Ou était-il devenu plus capables de les déchiffrer ?
Un effleurement mental. A peine un contact, et le traqueur était reparti.
Zen'kan poursuivit son chemin. Nul doute que son oncle préviendrait tout le monde. Cela ne l'empêcherait pas de venir lui-même à la rencontre de ses amis.
« Zen'kan ! »
L'appel le frappa longtemps avant qu'Ilinka ne soit là. Plus que les composantes vocales ou télépathiques de son nom, c'était l'invocation de tout son être qui résonna, puissante et inéluctable. Même s'il l'avait voulu, il n'aurait pu reculer, ni même ralentir.
Soudain, elle fut là. Omniprésente. Éclat de bougie plus puissant que mille soleils.
Ilinka ne s'arrêta pas, comme son père l'avait fait. Il n'y eut aucun choc. Aucune barrière. Un instant, il était dans le vide de la Toile et l'instant d'après, il était dans l'esprit de son amie, au cœur de ce jardin merveilleux qui n'appartenait à aucun d'eux, et à chacun d'eux, tout à la fois.
« Zen'kan ! »
L'étreinte lui coupa le souffle, jusque dans son corps, si lointain.
« Ilinka. »
C'était bon. Tellement bon. Comme l'assoiffé qui s'ignore jusqu'à ce qu'il ait bu, il réalisa combien ce lien lui avait manqué. Combien il s'était senti seul. Singulier. Perdu.
« Tu nous a manqué. »
La pensée de Rorkalym était chaleureuse et solide. Comme un vieux plancher chauffé par un soleil d'été.
Il attira son ami dans une étreinte mentale. Entremêlant leurs esprits, il s'abreuva de ce parfum familier et rassurant.
« Vous m'avez tellement manqué. Tellement. Et j'ai tellement de trucs à vous raconter ! »
Ilinka rit, faisant scintiller leurs mondes internes d'un millier d'éclats colorés.
« On a le temps d'ici à ce que tu arrives. »
« Mais tu devrais t'installer un peu plus confortablement. » nota Rorkalym.
Un bref instant, Zen hésita à lui demander s'il considérait qu'être assis sur les WC du gymnase, c'était être confortable, puis il y renonça. C'eut été mesquin. Ils étaient là pour lui. Pour être avec lui. Il opina, forçant péniblement son corps à bouger, si loin qu'il lui semblait essayer de déplacer une marionnette dont les fils seraient attachés au bout du plus long balai du monde.
Enfin, il fut assis, toujours face au même hublot.
« Alors, par quoi je commence ? » s'enquit-il.
« Par le début. » répondit Ilinka, se lovant comme un chat dans un duvet.
Il obéit.
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Et avec la fin de cette épopée fraternelle, la publication de « Vers l'avenir » va pouvoir reprendre, avec le chapitre 67.
Bien sûr, par la volonté n'est pas fini...
