Partie 4

Par Kermadec

Grunlek se sentait particulièrement joyeux. Pris dans l'ambiance chaleureuse de la taverne, il chantait et riait à gorge déployée. Soudain, il fit une mauvaise réflexion au mauvais moment, et un des quidams attablés avec eux lui décocha un coup de poing.

— Baston générale ! hurla alors le nain.

L'alcool aidant, tout le monde se joignit à la bagarre.

Bob éloigna rapidement une petite fille très enthousiaste, pour regarder la scène d'un peu plus loin. Le mage attrapa même une bouteille de jus de fruits derrière le comptoir et la partagea avec l'enfant.

Sans raison, un autre garde s'en prit à Shin, mais se contenta de bousculer des serveurs qui renversèrent le contenu des verres et des assiettes sur le demi-élémentaire, clairement pris au dépourvu.

Mani envisagea d'empiler les clients inconscients dans un coin afin de leur faire les poches. Étrangement, l'elfe prenait la situation très au sérieux, comme si cette simple baston de bar présentait des enjeux d'envergure planétaire. Alors qu'un garde s'apprêtait à frapper au hasard, Mani alourdit son bras par télékinésie et le renversa. Dans un hoquet, l'homme, au sol, s'endormit sous le poids de son ivresse.

Grunlek passait un excellent moment au cœur de ce conflit convivial. Il donnait des coups ici et là, sans s'inquiéter de rien. C'était le meilleur bar dans lequel il ne fut jamais allé.

Shin voulut impliquer Icy dans la bagarre et l'envoya foncer dans les chevilles d'un client. Malheureusement, la petite créature s'assomma toute seule contre la botte qu'elle visait.

Bob apprit que sa nouvelle amie était la fille du tavernier, et ne tarit pas d'éloges quant à l'ambiance festive de l'établissement. L'enfant insistait pour se joindre au combat, mais le mage lui dit d'attendre encore un peu avant de se lancer.

Pendant ce temps, Mani le Double faisait son travail. Or, le premier garde n'avait rien sur lui. Prenant un peu de recul sur la bagarre, l'elfe identifia celui qui semblait être le chef : un homme à la coiffure improbable qui engueulait un musicien. Mani utilisa ses pouvoirs pour retourner une table qui heurta le chef des gardes et tous les gens autour, les coinçant entre ce lourd meuble et un pilier de soutien du bâtiment.

Certains clients commencèrent alors à s'enfuir, de même que la danseuse, ce qui brisa le cœur de Bob pendant environ une seconde. Ce dernier donna son bâton à la petite fille, qui se joignit au restant de la mêlée avec entrain. Visiblement, ce genre de moments faisaient partie de son quotidien.

Shin, de son côté, était toujours aux prises avec d'autres ivrognes. Le combat était insensé, personne ne parvenant à accomplir le moindre geste cohérent.

Grunlek fut même pris pour cible par une serveuse, qui lui asséna un coup de plat à gâteau sur la tête.

Quelques instants plus tard, tous les gardes étaient au tapis. La bagarre se calma aussi spontanément qu'elle avait commencé. Tout le monde se relevait maladroitement, encore groggy d'alcool. Mani se dirigea vers le chef du groupe de gardes pour dégager la table qui le bloquait. Se faisant, il le palpa avec professionnalisme, le regard pourtant attiré vers Shin. En quelques secondes, Mani mit la main sur le précieux paquet : la clef.

Voyant leur objectif atteint, Bob récupéra son bâton auprès de la fille du tenancier et s'éclaircit la gorge pour s'adresser à la salle.

— Bon, braves gens, on a passé un excellent moment avec vous et ce fut extrêmement festif, mais mes compagnons et moi devons... partir, n'est-ce pas ? Allez venez, les filles, on se casse !

— Je vous aime, les gars ! pleurnicha Shin encore saoul.

En sortant de la taverne, Mani distribua à ses compagnons quelques feuilles d'eucalyptus et autres breuvages pouvant contrer les effets de l'alcool. Tous en avalèrent une bonne giclée et reprirent leur sérieux. Avec la clef et les informations qu'ils possédaient, ils pouvaient espérer progresser. Grunlek proposa de s'y rendre immédiatement, avant que la disparition de la clef ne soit remarquée par quiconque. L'endroit serait gardé, mais c'était un risque à prendre. Bob émit l'idée de se faire passer pour des serviteurs. Dans tous les cas, même sans stratégie claire, le groupe se dirigea vers la guilde des marchands.

C'était un grand bâtiment à un étage. Deux gardes étaient postés sur le côté, devant l'entrée des serviteurs. Quelques passants déambulaient dans la rue.

Bob pensa qu'ils pourraient se servir de l'un de ces inconnus pour créer une diversion. Il y avait également deux enfants et un mendiant dans les parages. Shin jeta discrètement un œil vers les gamins afin de s'assurer que ce ne soit pas les siens.

Les possibilités pour créer une diversion étaient nombreuses. Mani ayant récupéré un uniforme de garde, le déguisement était une option. Il s'isola au coin de la rue et enfila donc les vêtements volés. Payer les enfants pour qu'ils fassent du grabuge était également une possibilité. Alors que les aventuriers la dévisageaient, la petite fille en haillons s'approcha justement de Shin, les yeux brillants. Celui-ci se sentit immédiatement pris de panique, les souvenirs de ses nombreuses retrouvailles avec ses descendants encore frais dans son esprit. La petite fille tira sur le ceinturon de Shin en implorant d'une petite voix aiguë : « Papa ? ». En entendant ce mot prononcé par sa sœur, le deuxième enfant, un petit garçon, les rejoignit en courant.

— C'est Papa ?

— Oui, c'est Papa, je le reconnais !

Grunlek, moqueur, imita la voix de Théo discrètement : « Mais, ils sont pas bleus ! »

— Papa, t'es parti depuis longtemps ! On t'attendait, nous ! Pourquoi tu portes un masque ?

— Nan, mais... Je ne suis pas ton père, petite, je suis désolé. Tu dois te méprendre. Regarde ma peau.

— Mais mon papa, il est un peu comme vous, vous avez exactement sa tête.

— Je ne suis jamais venu dans cette ville, donc ce n'est pas possible. Par contre, les enfants, je peux être votre papa pour la journée, mais il faudra faire tout ce que je dis... Enfin, non, ce que je veux dire, c'est que si vous pouvez nous rendre un petit service, à moi et mes amis, après, je vous emmènerai faire un tour dans un parc, je vous paierai un jus de fruits...

— C'est vrai, Papa ? Après, on ira quelque part ensemble ? Promis, juré ?

— Oui, on ira manger une glace et boire un jus de fruits... Oui. Mais avant ça, on va jouer à un petit jeu, et après on passera du temps ensemble. Vous allez embêter les gardes qui sont ici, parce qu'ils nous gênent un peu, moi et mes collègues.

— Et après, papa, tu reviens, hein, tu t'en vas pas, ce coup-ci !

— C'est promis, je reviendrai et on fera... quelque chose ensemble.

Shin ne savait pas s'il pourrait bel et bien tenir cette promesse, mais il comptait demander à l'Église de la Lumière de faire un geste pour ces pauvres gamins. Les enfants semblent enthousiastes à l'idée d'aider leur géniteur retrouvé. Shin forma pour eux de petits projectiles de glace. Les gamins s'éloignèrent un peu. Ils se retrouvèrent au niveau de Mani, vêtu comme un garde, avec les glaçons en main. Ils se regardèrent, sans savoir quoi faire exactement. Mani se pencha vers eux.

— Vous allez faire... euh... comment on appelle ça... du terrorisme.

Avec les explications de l'elfe, les enfants s'attelèrent à la tâche. Or, à l'image de leur père, ils se rendirent compte que viser était une compétence difficile à mettre en œuvre. La petite fille ramena donc son projectile à Shin, penaude à cause de son échec. Son frère s'en sortit mieux, aidé par la télékinésie de Mani. L'enfant n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il venait d'accomplir, tandis que le garde touché poussait un cri de surprise et de douleur.

— Espèce de sale petit garnement, viens par ici !

L'homme se précipita derrière les deux enfants qui prirent aussitôt la fuite. L'autre garde étant resté sur place, Bob se concentra et mit le feu à sa cape. Comme cela ne suffit pas à l'éloigner, le pyromage embrasa également le reste de ses vêtements. L'homme se déshabilla en pleine rue, paniqué, puis s'enfuit vers une autre entrée de la guilde. Voyant cela, Mani revint vers les autres.

Tandis que les présumés enfants de Shin criaient de douleur un peu plus loin, le groupe d'Aventuriers pénétrait enfin dans la guilde.

Les héros découvrirent à l'intérieur trois serviteurs occupés à préparer un repas. Ceux-ci n'avaient pas l'air méfiants et Bob leur confirma qu'ils étaient nouveaux ici, qu'ils n'avaient pas encore reçu leurs ordres.

— Ah, bah prenez des chiffons et allez épousseter les livres au premier étage. Si vous voulez des tabliers, servez-vous, ils sont sous l'étagère. Et faites attention aux pièges, tombez pas dedans comme l'abruti de l'autre fois.

En entendant le mot « piège », Mani écarquilla les yeux, à l'affût du moindre mécanisme.

Les autres s'équipèrent d'un tablier, et Bob établit leur connexion mentale. Le mage garda un tablier pour Mani, qui devrait se changer, au cas où les gardes de l'intérieur seraient différents de ceux qu'ils venaient de malmener dehors.

Bob essaya, sans succès, d'obtenir des renseignements sur les pièges pendant qu'ils s'affairaient d'abord à nettoyer la cuisine. Une fois cette délicate mission accomplie, le groupe progressa dans une petite salle attenante, où une autre servante leur ordonna de poursuivre par le nettoyage de la salle de réunion, en leur désignant la porte d'un air hargneux.

Les quatre aventuriers se rassemblèrent devant la porte, l'examinant attentivement à la recherche d'un piège. Cette manœuvre attira évidemment l'attention de la servante.

— J'peux savoir ce que vous faites ?

— Mais enfin, arrête de bloquer le passage. T'es qu'un boulet. Bouge, quoi ! gronda Mani à l'adresse de Bob.

— Oh, pardon, c'est moi qui suis débile, haha. J'ai besoin de ce travail. répondit le mage en s'éloignant d'un pas malhabile.

Absolument pas convaincue, la femme s'approcha du groupe.

— Nan, mais attendez, vous êtes sûrs que vous êtes au bon endroit, là ? Qui est votre responsable ?

Pour tenter de s'extirper de cette situation, Mani utilisa ses pouvoirs télékinésiques pour attraper la ceinture de la femme et la faire basculer en arrière. Mentalement, Bob incita Grunlek à claquer la tête de cette inconnue au sol afin de s'assurer qu'elle soit inconsciente. Le nain refusa tout net de s'abaisser à un tel niveau de violence gratuite. Mani s'avança alors, aida la femme à se relever et lui demanda si elle allait bien.

— Je sais pas ce qu'il s'est passé.. J'ai glissé.

— Mais c'est dingue, ce qui se passe dans cette maison. C'est incroyable. Vous avez vu, en plus dehors, il y a des enfants qui tirent sur des gardes... répondit l'elfe

— Ouais, ouais, bon, reprenez votre boulot, foutez-moi la paix. Espèces de tarés. asséna la servante, secouée par les événements.

Finalement, Bob ouvrit la porte de la salle de réunion. Il s'agissait d'une grande pièce, au centre de laquelle trônait une table couverte d'une grande carte. Deux gardes s'y trouvaient : le premier patrouillait tandis que l'autre était occupé à lire quelque document. Le groupe s'avançait prudemment, examinant notamment le chemin qu'empruntait le garde dans la salle.

Shin, en prétendant faire la poussière, se mit à la recherche du moindre élément qui pourrait déclencher un piège. Bob repéra une statue dont le bras était fendu, comme s'il pouvait se déplacer indépendamment du reste de la sculpture. Le mage devina qu'il s'agissait là d'un moyen d'accéder à un passage secret. Cette théorie, cependant, fut invalidée par Grunlek qui, prenant le relais dans l'examen de la statue, comprit qu'il s'agissait en réalité d'un simple mécanisme, relié à une dalle de pression dans un coin de la salle.

L'étrange comportement du groupe commençait à attirer l'attention des deux gardes.

Mani s'approcha de la dalle suspecte et confirma le fonctionnement du système : cette plaque de pression était bel et bien un piège, qui pouvait être enjambé, ou désactivé en manipulant la main de la statue.

Fort de ces nouvelles connaissances, les héros purent avancer dans la pièce suivante sans plus de difficultés. Ils se retrouvèrent au pied d'un escalier menant à l'étage supérieur. Une porte sur leur gauche ouvrait sur une autre pièce peuplée de gardes et d'une servante. Le groupe décida de les ignorer et gravit les marches vers de nouveaux dangers.