Le pâle soleil d'hiver brillait haut dans le ciel d'Hyrule et réchauffait les flancs du cratère autour du Lac Pipiaf. Au nord, le massif montagneux d'Hébra se découpait dans un azur presque blanc, la réverbération du manteau neigeux créant un halo autour des pics et des glaciers. Les hauts sapins et épicéas projetaient leurs ombres délicates sur le chemin, gigantesques gardiens abritant les voyageurs de l'assaut du vent glacé. Leurs aiguilles sombres resplendissaient de santé et à la pointe des branches, leurs petites sœurs brillaient de toute leur jeunesse impudente. Quelques brins d'herbe d'un vert éclatant se dévoilaient au bord du sentier en perçant prudemment la poudreuse tombée la veille, des buissons aux fleurs d'un doux parme égayaient les sous-bois, et le rouge écarlate des champis d'Hyrule parmi eux attiraient irrésistiblement le regard. Çà et là, quelques baies alléchantes, quelques piments pikpik aux tons orange vif.

Zelda inspira profondément, s'emplissant les poumons d'un air froid mais loin d'être désagréable. Rien ne semblait pouvoir l'être aujourd'hui à ses yeux. L'atmosphère transpirant le paisible cycle de la nature l'apaisait, la berçait dans une sensation de plénitude à la fois grisante et étrange. Tout ce qu'elle voyait autour d'elle la ravissait. Les couleurs lui paraissaient toutes plus vives, plus contrastées, plus palpitantes de vie. Même les quelques ruines qu'ils croisaient dans les sous-bois dégageaient quelque chose de presque… romantique…

La princesse secoua la tête, un sourire idiot sur les lèvres. Son regard dériva pour la énième fois sur la silhouette qui marchait tranquillement à ses côtés. Elle ne pouvait pas ne pas le regarder. Elle se sentait stupide, mais elle n'arrivait pas à s'en empêcher. Par Hylia, il faudrait vraiment qu'elle se contrôle si elle voulait paraître crédible! Cet air béat ne l'aiderait pas.

Mais pour l'instant, ils étaient seuls et il n'y avait personne pour les observer.

Elle se rapprocha doucement de son chevalier et lui effleura le revers de la main. Link posa sur elle un regard si doux qu'elle se sentit aussitôt fondre comme la veille au soir, le cœur palpitant dans sa poitrine… Ô déesse, la veille au soir… Ou ce matin, peu importait. Encore maintenant, tout lui semblait totalement irréel, comme sorti d'un songe. Un songe merveilleux, mais un songe quand même. Seul son corps encore empreint d'une langueur bienheureuse lui rappelait qu'elle n'avait pas rêvé l'étreinte de son chevalier.

Ils n'avaient finalement pas eu besoin de la chaufferette.

Le rouge lui monta aux joues à cette simple pensée et elle secoua à nouveau la tête non sans amusement. Il était grand temps qu'elle reprenne l'empire d'elle-même. Elle avait été assez déraisonnable ces dernières heures pour au moins le restant de sa vie terrestre. Ils accusaient déjà un retard conséquent, ayant quitté le refuge de bien mauvaise grâce. Elle devait se ressaisir…

Link glissa délicatement sa main dans la sienne et l'étreignit, un doux sourire aux lèvres. Zelda se rassura en comprenant qu'elle n'était clairement pas la seule à se sentir idiote sans pouvoir y opposer un peu de volonté. Dans ces yeux bleus brillait une lueur qui n'était pas là auparavant, et elle s'y raccrocha comme une naufragée à du bois flotté. Tant qu'elle pouvait lire cette émotion dans ces iris-là, elle avait la conviction que rien d'autre n'importait plus.

«Votre altesse! Link!»

Le cri qui retentit depuis les cieux les firent sursauter et ils séparèrent vivement leurs mains par réflexe. Un superbe piaf, grand, majestueux, aux plumes gris anthracite, plana au-dessus de leurs têtes avant de descendre en piqué. Link se sermonna intérieurement. Il était tellement obnubilé par la princesse qu'il n'avait tout bonnement pas vu la silhouette de Harfor se découper dans l'azur des cieux. Il était plus que temps qu'il se reprenne.

«Nous vous attendions, mais pas par ce chemin-là! s'exclama le piaf d'un air réprobateur en se posant. D'où est-ce que vous venez, tous les deux?»

Il était vêtu d'un pagne beige aux arabesques d'un vert tendre. La pointe de son arc dépassait derrière les longues plumes sombres qui formaient une mèche volumineuse sur sa tête. Autour de ses yeux et de son bec, un beau duvet bleu turquoise faisaient ressortir ses pupilles noires brillantes d'intelligence.

«Comment ça, vous nous attendiez?» l'interrogea Zelda perplexe.

Elle avait certes prévenu le peuple ailé de sa venue depuis la Cité Gerudo, mais ils avaient pris un retard considérable depuis, entre le détour par l'Île Finalis et la durée de leur séjour en terre Zora. Les Piafs n'avaient, selon elle, aucun moyen de présager de leur arrivée imminente.

«Pervieh nous a informé des derniers évènements du Domaine, votre altesse, expliqua Harfor. Depuis, nous sommes en état d'alerte maximal. Tous les archers patrouillent autour du Lac Pipiaf. Kaï ne voulait absolument pas qu'il vous arrive quelque chose.»

Zelda se redressa légèrement, le regard brillant. Ainsi donc, Pervieh, probablement renseigné par Klavieh de retour à Euzero, avait prévenu son doyen? Elle assimila rapidement ce que cela impliquait et le mit de côté en vue de son entretien avec Kaï.

«Je ne manquerai pas de le remercier de prendre autant de précaution, répondit-elle prudemment.

— Les Yigas sont les ennemis d'Hyrule. Nous ne les laisserons pas s'en prendre à vous.»

Sans plus attendre, Harfor s'éloigna en courant vers le bord de la falaise et s'y laissa tomber. Une seconde plus tard, il s'élevait au loin en poussant des cris perçants, alertant ses compatriotes de l'arrivée de la Princesse Royale. Plusieurs silhouettes se découpèrent dans le blanc du ciel, planèrent jusqu'au promontoire et s'y posèrent à différents niveaux. Leur mission accomplie, les troupes regagnaient leur nid.

Link et Zelda échangèrent un regard intrigué avant de reprendre leur route – à une distance convenable l'un de l'autre. Après seulement quelques mètres, le chevalier leva vivement la tête, et Zelda fronça les sourcils, intriguée. Elle suivit son regard au moment où elle percevait à son tour le bruit qui avait attiré l'attention du jeune hylien. Dans un bruissement d'ailes qui brisait la quiétude du paysage, cinq piafs armés de pied en cap volaient vers eux. Rendus à leur hauteur, trois d'entre eux entreprirent de dessiner des cercles dans le ciel tels des faucons au-dessus de leurs proies. Les deux autres se séparèrent de la formation en esquissant des rondes plus larges d'est en ouest et du nord au sud.

«Que font-ils? demanda Zelda.

— Escorte», grommela Link.

Elle se tourna vers son chevalier, nota son regard noir et sa mâchoire contractée.

«Et c'est une mauvaise chose?»

Link jeta un nouveau coup d'œil aux guerriers qui tournoyaient dans le ciel et abandonna un soupir.

«Discrétion.

— Oh… eh bien… ça part d'une bonne attention, je pense… Link, s'il-te-plaît, ne les froissons pas avant même d'avoir rencontré Kaï. Tu sais combien les piafs peuvent être susceptibles.»

Le jeune hylien grogna son accord, de mauvaise grâce, et Zelda dut se retenir de lui embrasser la joue pour le dérider un peu.

Tiens-toi bien, jeune fille, raisonna incongrûment la voix d'Impa dans son esprit. Zelda eut toutes les peines du monde à réprimer son sourire.

Ils atteignirent finalement le Relais Piaf vers la fin de l'après-midi, alors que la lumière déclinante du jour paraît le paysage de quelques reflets dorés. Deux hyliens étaient installés auprès d'une marmite où mijotaient une mixture dans les tons jaune orangé, un curry au vu de l'odeur. Ce n'était pas une surprise quand on connaissait les goûts de Pistou, le vieux gérant.

«Les voilà!» s'exclama vivement son acolyte en se levant, un hylien courtaud et barbu.

Plusieurs ombres sortirent précipitamment des entrailles du Relais pour accueillir la princesse et son chevalier. Zelda grimaça intérieurement. Elle n'avait pas expressément recommandé de la discrétion, mais de là à annoncer sa venue à toute la région, il y avait un pas. Elle sentit Link se tendre à ses côtés, serrant machinalement sa ceinture plus que de raison. Parmi ces hyliens qui s'inclinaient maladroitement pouvait facilement se cacher un assassin yiga.

À peine eut-il cette pensée que trois des piafs qui veillaient sur eux descendirent prestement pour se poser à leurs côtés, se dressant de toute leur envergure menaçante. Link observa soigneusement les nouveaux membres de leur escorte. Les deux gardes aux côtés d'Harfor étaient grands et bien bâtis, leurs plumes d'un marron chaud les rendant difficilement dissemblables. Seuls leurs pagnes, l'un bleu pour Ghipa et l'autre vert pour Nazuri, les différenciaient.

«Kaï vous attend, votre altesse, leur indiqua impatiemment Harfor. Allons-y.»

Il prit la tête du petit cortège, Link et Zelda dans son sillage, et les soldats piafs fermèrent la marche. Leurs ailes imposantes tenaient fermement leur lance rémige dans une attitude des plus vigilantes.

Occultant leur présence, le regard de la princesse se riva sur le chemin à parcourir et elle sentit une sueur froide sinuer entre ses omoplates.

Le Village Piaf était construit sur le promontoire le plus imposant, situé en plein milieu du cratère. Pour y accéder – autrement que par la voie des airs – les piafs avaient relié les différents blocs rocheux par des passerelles en bois sombre et robuste. Elles demeuraient malgré tout suspendues à des centaines de mètres de la surface du lac, ballottées par les vents tournants du cratère et pliant sous le poids de ceux qui les empruntaient dans une succession de grincements à rendre nauséeux.

Zelda vivait extrêmement mal la perspective d'être suspendue dans le vide de telle sorte. Pourtant, elle n'avait d'autre choix que de rester impassible. Les Piafs ne comprendraient jamais la notion de vertige.

Elle ne pourrait même pas se raccrocher à Link.

«Attendez.»

La petite troupe s'arrêta avec surprise et se tourna vers le chevalier. Link, resté un pas en arrière, observait pensivement le promontoire du Village Piaf, au loin.

«Kaï sait que nous arrivons? confirma-t-il auprès d'Harfor.

— Bien entendu.»

Sans plus d'explication, il passa son bras autour des hanches de sa protégée et s'empara de la tablette sheikah accrochée à sa ceinture. Maintenant que le combat final avec les yigas approchait, il n'était plus nécessaire de préserver certains secrets.

«Rendez-vous au sanctuaire.»

Les trois piafs eurent à peine le temps d'ouvrir leurs ailes que le couple hylien disparaissait déjà en filaments bleutés dans le ciel d'Hébra. Quelques secondes plus tard, il se matérialisait à nouveau sur le socle du sanctuaire d'Ako'Vahta situé au beau milieu du Village Piaf, seul.

Encore blottie contre Link, Zelda se hissa légèrement – il n'était tout de même pas devenu si grand que ça – et déposa un rapide baiser sur sa joue.

«Rappelle-moi de te remercier un peu plus tard», murmura-t-elle doucement à son oreille.

Elle se détacha de l'étreinte du jeune hylien, et Link s'efforça de contrôler le rouge qui lui montait aux oreilles. Parviendrait-il un jour à demeurer de marbre face à cette nouvelle facette de la Princesse Royale, si intime, si enjôleuse ? Il en doutait, et était encore moins sûr de le vouloir.

Ils descendaient à peine du promontoire de roche noire lorsque leurs trois gardes du corps se posèrent avec grâce sur l'air d'envol, et Zelda ne put retenir un soupir émerveillé. Aussi impressionnant furent-ils à terre, les piafs étaient encore plus majestueux et beaux dans les airs, avec leurs plumes colorées et leur envergure inégalable.

«Je suppose que c'était effectivement plus raisonnable de procéder ainsi, reconnut Harfor en les rejoignant. Vous avoir suspendue au-dessus du vide pendant si longtemps, votre altesse, aurait une véritable invitation pour vos ennemis.

— En avez-vous repéré à proximité? l'interrogea Zelda.

— Pas encore. Nous avons interdit l'accès du village aux hyliens par mesure de sécurité. C'était le seul moyen d'être certain qu'aucun espion ne se cache parmi eux.»

Link observa attentivement le guerrier piaf et se demanda bien ce que la princesse pouvait conclure d'une décision aussi radicale. Les yigas ne pouvaient se déguiser qu'en une espèce physiquement proche de la leur, hyliens, sheikah ou gerudos. Jamais un espion yiga ne pourrait prendre la forme d'un goron, d'un piaf ou d'un zora. Leurs structures étaient trop dissemblables. Au moins, l'interdiction formelle d'accéder au Village Piaf expliquait mieux le nombre surprenant d'hyliens rencontrés au Relais.

Si Link appréciait l'intérêt que portait le doyen pour la sécurité de sa protégée, sa posture si catégorique l'intriguait. Il semblait vouloir impérativement honorer la Princesse Royale durant son séjour et ce avec un zèle inégalé. Or, Kaï était un dirigeant sage et avisé. Il devait avoir une excellente raison pour agir avec autant de précaution. Une raison en lien avec le bien de son peuple, pas seulement avec celui de la princesse. À moins qu'il n'ait connaissance d'un danger plus grand encore que ce qu'ils imaginaient.

«Je ne sais pas comment vous remercier de vous montrer aussi précautionneux pour ma sécurité, répondit doucement Zelda, sans rien dévoiler de ses pensées.

— Le doyen a été très clair, votre altesse, poursuivit Harfor. Nous ne devons reculer devant aucune mesure pour vous garder saine et sauve. Il vous attend dans la salle du trône, d'ailleurs. Il sera plus à même de répondre à vos questions.»

Le piaf gris en tête, ses deux soldats fermant de nouveau la marche, la petite troupe s'éloigna de la plateforme d'envol non sans une certaine solennité. Link sentait une forme de mal-être s'emparer de sa protégée alors qu'elle contemplait la structure du village face à elle, et une poigne de tristesse lui enserra le cœur.

Le Village Piaf était construit en colimaçon tout autour du promontoire, telle une dentelle de bois articulant escaliers et huttes suspendues dans le vide. Il n'y avait pas de murs, pas de fenêtres et les marches étaient toutes ajourées. Seul le sol des maisonnettes était plein et empêchait de voir le vide pharamineux sous leurs pieds. Si une rambarde était présente tout le long de la structure, celle-ci arrivait seulement à la taille des deux hyliens et était régulièrement percée de petites plateformes d'envol. Ainsi, les habitants pouvaient s'élever dans les airs d'à peu près n'importe où.

Dressé au beau milieu du cratère, les vents tournants qui s'y engouffraient venaient régulièrement se briser contre la roche et l'enlacer dans des bourrasques d'air glacé. Les piafs s'en régalaient, profitant ainsi des courants ascendants pour s'élever haut dans le ciel et rivaliser d'acrobaties. Les visiteurs, quant à eux, devaient demeurer vigilant pour ne pas être emportés par-dessus bord, même si des gardes patrouillaient sans cesse pour récupérer les éventuels malchanceux.

En bref, le Village Piaf était construit pour des êtres dotés d'ailes et qui savouraient la présence du vide et des vents violents. Certainement pas pour une princesse traumatisée par un siècle de vie commune avec le pire démon d'Hyrule. Link laissa échapper un soupir. Zelda aimait tant venir en Hébra auparavant et appréciait tant les piafs et leurs cabrioles aériennes. À présent, le vertige dont l'avait affublé Ganon l'empêcherait à jamais d'y retrouver cette légèreté et ce sentiment de bien-être.

Qu'il soit maudit pour l'éternité.

Lorsqu'ils quittèrent le plateau rocheux sur lequel était construit le sanctuaire, le chevalier vit distinctement une raideur s'installer dans les épaules de la jeune hylienne devant lui. Il craignit qu'elle ne se fige de terreur avant même de mettre un pied dans l'escalier permettant de rejoindre la hutte de Kaï dans les hauteurs. Par Hylia, il ne pouvait même pas la toucher, la rassurer. Il était impuissant. Comment réagirait les piafs face à une potentielle alliée incapable de circuler au sein de leur propre demeure, eux si fiers, si altiers?

Mais Zelda n'en fit rien. Le visage impassible, la démarche égale et aussi souple qu'à son habitude, la Princesse Royale gravit les marches suspendues au-dessus du vide, comme il y a cent ans. Seule la raideur de son torse indiquait à Link qu'elle combattait intérieurement ses peurs primaires, mais elle ne frémit pas, ne tressaillit pas.

Il ne pouvait le voir, mais il aurait pu parier qu'elle souriait.

Pendant plusieurs minutes, ils gravirent les marches menant au plus haut point du village dans un silence uniquement rompu par les murmures des quelques piafs qu'ils croisaient au fil de leur ascension. Ils passèrent devant la maison de la jeune Solilès, une piaf au plumage marron cuivré surmonté d'une chevelure rose et ondulée, vêtue d'un pagne rouge et arborant de larges boucles d'oreilles rondes. Elle observa le petit cortège sans un mot, les yeux écarquillés de stupeur. Ensuite, vint la hutte du fabricant d'arches, Harfor lui-même, où se tenait sa fille, la jeune Mohino aux plumes roses. Avec une pointe de tristesse, Link se souvint de la silhouette du grand guerrier recroquevillée sur son aile blessée qu'il y avait rencontré, et il glissa un regard satisfait à la haute silhouette marchant fièrement devant lui.

Ils finirent par atteindre la Place Révali, la plus grande aire d'envol du Village nommée ainsi en l'honneur du défunt prodige. À leur grande surprise, y étaient réunis de nombreuses piafs et leurs enfants. Link comprit que les curieuses s'étaient positionnées là pour être certaines de ne pas rater le passage de la Princesse Royale: il s'agissait là de la dernière plateforme avant la hutte de Kaï située un peu plus haut.

«Votre altesse? appela Camailla, une piaf verte à la chevelure blonde, en s'avançant à leur rencontre. Auriez-vous un instantà nous accorder s'il-vous-plaît?»

Le cortège s'arrêta sur la passerelle et la Fille d'Hyrule s'approcha, les mains croisées devant elle.

«Mes enfants voulaient vous souhaiter la bienvenue avec un chant en votre honneur, poursuivit Camailla en désignant son quintuplés aux couleurs de l'arc-en-ciel derrière elle. Accepteriez-vous de l'entendre?

— Votre altesse, intervint Harfor. Le doyen vous attend.»

Zelda leva distraitement une main pour l'interrompre alors que son regard parcourait la petite foule assemblée. Link put sentir combien il était difficile pour le grand piaf de réfréner son agacement face à cette interruption impromptue. Si la princesse le ressentit également, ce dont il ne doutait pas, cela ne sembla pas peser sur sa décision.

«Bien sûr, sourit-elle, comment pourrais-je refuser?»

À peine eut-elle donné son accord que les petits oisillons s'agitèrent fébrilement sous les ordres de leur mère. Une fois placés en une rangé parfaite, le petit violet entama une douce mélodie aux tonalités à la fois douces et infantiles qui n'était pas inconnue de Link.

«Après cent siècles est reparu

Le noir Fléau jadis vaincu

Par le Héros de la légende.»

Ses sœurs ouvrirent leur bec à leur tour et entonnèrent le même couplet en décalé les unes après les autres. Leurs petites voix aux tessitures différentes s'élevèrent gracieusement dans le ciel en un accord délicat où les notes s'entrecroisaient, s'enlaçaient, pour tisser les harmoniques d'un canon parfait.

«Le vaillant chevalier, loyal,

Pour protéger l'enfant royale

Lui donna sa vie en offrande»

Zelda sentit ses mains se serrer spontanément en écoutant les paroles de la chanson, dont la rythmique et la construction agitait les limbes de sa mémoire. Pourtant, elle ne l'avait jamais entendu, elle en était certaine.

Mais elle n'aimait pas entendre parler du sacrifice de son chevalier, même si elle le savait en vie à ses côtés. Elle focalisa son attention sur le chœur d'oisillons et s'efforça de contrôler ses pensées. Celles-ci avaient tendance à flirter avec un abîme qu'elle connaissait trop bien pour ne pas le fuir.

«La princesse bouleversée

Son pouvoir enfin libéré

Au château scella le Fléau.

Le capitaine fut amené

Dans un sanctuaire sacré,

Couché dans un lit de douleur.»

Comme pour répondre à ses pensées, Zelda sentit une fragrance de cuir et d'acier caresser ses narines et une présence se camper derrière elle. Elle s'empêcha de fermer les yeux de soulagement. Soit Link avait senti sa détresse, soit il ressentait le même besoin de proximité qu'elle pour s'éloigner des affres du passé. Les deux lui convenaient.

«À son réveil, dans un périple

Jalonné d'épreuves multiples

Il a pu prouver sa valeur.

Il est le nouveau Héros

Qui terrassa le Fléau

Et délivra la princesse.»

Link nota le changement de temps dans ce chant qu'Asarim lui avait délivré quelques mois plus tôt. Le texte écrit par son maître autrefois au futur, était maintenant relaté au passé.

Que le conteur se soit permis de modifier le chant de son maître intriguait le chevalier, lui qui avait toujours si scrupuleusement répétés les chants anciens sans y toucher. Link présageait d'autres changements à venir, et il sut qu'il avait raison en entendant les nouveaux couplets que le chœur d'oisillons entonnait.

«Alors Hyrule tout entier,

Découvrit enfin sa beauté,

son courage et sa grande sagesse.

Enfin les peuples comprirent

Malgré les rumeurs qui la salirent

Le destin qu'elle avait accompli.

Car pendant cent ans celle-ci,

pour s'assurer de leur survie,

face au Fléau n'avait jamais failli.

Et la princesse à peine reposée

avec le soutien de son chevalier.

Reprendra l'œuvre familiale éternelle

Et de leurs forces liées naîtra l'équilibre

qui guidera tous les peuples libres

vers une paix immortelle.»

Le chant s'éteignit dans un accord parfait et haut perché auquel seul le silence répondit. Les deux hyliens prirent sur eux pour demeurer impassibles. Si Link savait qu'Asarim avait pour projet d'écrire un chant en l'honneur de la princesse, il n'avait pas imaginé un instant qu'il l'intégrerait directement à la suite du dernier legs de son maître.

Lorsqu'Asarim lui avait révélé les sentiments que son maître éprouvait pour la Princesse Royale, Link avait enfin compris pourquoi sa réputation avait toujours été entachée de sobriquets et de rimes ingrats à la cour. Pendant tout ce temps, alors même que princesse et chevalier se disputaient allégrement, le jaloux Kane'ber en était l'artisan dans l'ombre des cercles privés et des salles de jeux où il avait ses entrées.

Ce chant-ci, écrit peu de temps après le massacre de la Plaine de Cernoir, était son héritage pour racheter ses fautes passées auprès du chevalier. Héritage que Link avait accepté. Il était si vain d'avoir de la rancune envers les morts.

Et puis, après les évènements de la veille au soir, le chevalier ne pouvait décemment pas se sentir menacé par l'ombre d'un défunt. Si la princesse pouvait vivre avec celle de Mipha, il pouvait bien composer avec un soupirant secret.

De son côté, Zelda avait fini par reconnaître la serre du poète officiel de la cour d'Hyrule dans les paroles et la construction de la mélodie. Penser à l'artiste décédé la bouleversait plus qu'elle ne s'y attendait. Il n'avait pourtant été qu'une silhouette parmi tant d'autres, mais il reflétait douloureusement toutes ces ombres tapies à jamais dans sa mémoire. Toutes celles qui l'avaient vue grandir, et qui à présent, étaient mortes. Une étrange mélancolie l'emplissait à cette pensée.

Mais elle réalisa surtout que, pour la première fois depuis son éveil sur la Plaine d'Hyrule, elle commençait à avoir hâte. Hâte que ses réflexions soient plus souvent tournées vers les vivants que vers les morts, aussi insensible que cela paraisse. Depuis la veille au soir, elle savait qu'un avenir moins sombre l'attendait. Un avenir où elle s'attellerait à y faire naître la vie, et pas seulement pour honorer ses morts. C'était une pensée nouvelle, et réconfortante.

Quittant peu à peu ses pensées, elle s'aperçut que l'assemblée était suspendue à ses lèvres, attendant sa réaction à ce chant qui lui était dédié. Il lui laissait un arrière-goût mitigé, qu'elle ne pouvait révéler. Elle n'allait pas briser le cœur de cette petite chorale qui avait mis tant de talent à l'accueillir. Zelda s'avança donc en direction des chanteurs, les mains serrées sur sa poitrine et un doux sourire sur ses lèvres fines.

«Vous devez être les enfants d'Asarim?

— Moi je suis Quill! s'exclama l'oisillon violet.

— Et moi, Ghenkott! poursuivit le vert.

— Kuigri! fit le bleu.

— Elle, se présenta doucement la rouge.

— Kuhis, murmura timidement le jaune.

— Vous êtes les dignes enfants de votre père. Votre chant était magnifique, je l'ai adoré. Merci beaucoup.

— C'est vrai, tu as aimé? s'extasia Quill. Alors tu vas venir nous écouter quand on va chanter aux Sœurs de Pierre?

— Quill! le réprimanda sa mère. La princesse a des choses plus importantes à faire que de venir vous écouter répéter!

— Mais –

— Elle doit par exemple rencontrer un doyen, quand elle aura un peu de temps à lui accorder», retentit une voix douce dans leur dos.

La petite assemblée pivota des talons pour voir le gigantesque piaf au profil de chouette, plus large et plus grand que tous les autres, qui se dressait en haut des marches. Son plumage gris clair faisait ressortir une imposante barbe blanche qui descendait sur son pagne vert. Ses yeux bleus et jaunes surmontés d'imposants sourcils en forme d'ailes pétillaient à la fois de malice et de sagesse au milieu d'un visage bienveillant.

«Doyen Kaï, le salua Zelda d'un hochement de tête.

— Votre altesse, lui répondit-il d'un mouvement similaire, je suis ravi de vous voir ici, saine et sauve.

— J'ai cru comprendre que vous y êtes pour beaucoup, doyen. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour veiller à ma sécurité.»

Le grand piaf agita négligemment une aile.

«Agir autrement n'était pas concevable, votre altesse», écarta-t-il d'un sourire.

Il reporta son attention sur la petite chorale arc-en-ciel, ses traits parés d'une expression douce et toute paternelle.

«Votre pépiement est de plus en plus beau, mes oisillons. Vous formerez une extraordinaire chorale une fois adulte. Votre père et le peuple piaf en seront très fiers. Peut-être pourront-ils se produire de temps en temps à votre cour, votre altesse? Qu'en pensez-vous?»

La princesse retint de manifester sa surprise. Sa cour? Elle n'en était même pas encore rendue là dans ses propres pensées!

«Je serai ravie de suivre leur évolution, doyen, répondit-elle diplomatiquement.

— Bien entendu. Allez, il se fait tard et nous avons à discuter. Rassurez-vous, ça ne sera pas long.»

Zelda lança un coup d'œil surpris à son chevalier avant d'emboîter le pas au grand hibou. À son expression, il ne savait pas non plus s'il s'agissait là d'une bonne nouvelle.

Ils reprirent leur ascension d'un pas lent, la princesse dans l'ombre de Kaï qui la précédait de sa démarche chaloupée. Une fois les dernières marches gravies, ils dépassèrent la maison de Téba et Dézelle, vide. Link était surpris de ne pas avoir encore vu le fier guerrier qu'il considérait un peu comme un ami, sans savoir si le sentiment était réciproque. Téba partageait avec Revali un égo démesuré et une surprenante agilité, mais il était aussi doté d'une douceur et d'une forme d'humilité qui avait su toucher le chevalier. Contrairement à son ancêtre.

Rendus tout en haut du village, Kaï bifurqua pour s'engouffrer dans la dernière hutte, la sienne, peu différente de ses consœurs. En son centre, un trône imposant taillé dans du bois noble et garni d'épais coussins n'attendaient plus que le doyen. Celui-ci ne demanda pas son reste avant de s'y asseoir.

Ghipa et Nazuri se postèrent à l'extérieur, lance levée. Link, lui, s'arrêta à l'entrée et laissa Zelda s'avancer au centre de l'unique pièce ajourée. La maison du doyen offrait un splendide panorama sur l'ensemble de la chaîne d'Hébra, dont les pics décharnés resplendissaient sous la dorure du soleil couchant. La vue était tout simplement envoûtante.

«Doyen, commença Zelda, je vous remercie de –

— Ne vous encombrez pas davantage de formules de politesse, l'interrompit le piaf avec bienveillance en levant une aile. Je sais pourquoi vous êtes ici et j'ai déjà pris ma décision.»

La princesse se figea, incapable de déchiffrer le sens des propos du piaf tant ils contrastaient avec son air affable. En elle, sourdaient à la fois l'espoir et la crainte. L'épreuve du sénat zora était encore fraîche dans sa mémoire et avait tendance à lui faire envisager le pire.

Elle ne savait pas quoi dire. Elle préféra se taire.

«Les piafs vous suivront, votre altesse, déclara fermement Kaï. Nous soutiendrons de toutes nos forces la reconstruction du Royaume d'Hyrule.»

La jeune hylienne demeura silencieuse, la gorge nouée. Elle avait l'affreuse sensation de ne rien maîtriser de cet échange, son cerveau s'efforçant en vain de comprendre ce qui se jouait.

Depuis qu'ils avaient mis le pied au sein du territoire piaf, Kaï se comportait comme si Zelda était la prunelle de ses yeux. Elle, la princesse sans terre et sans richesse, une ombre du passé inconnue et imprécise. Pourtant, le doyen des piafs n'avait pas hésité un instant avant de transformer son village en une zone fortifiée inaccessible afin de la protéger. Et voilà qu'il lui offrait le soutien inconditionnel de son peuple, sans la moindre contrepartie, sans la moindre discussion?

Aux yeux de Zelda, cela pouvait signifier deux choses: soit le doyen attendait d'elle quelque chose qu'elle ne pouvait pas lui refuser… soit elle le lui avait déjà donné.

Face au silence qui s'éternisait, Kaï reprit la parole avec un sourire entendu.

«Notre peuple est pauvre, et nous ne sommes ni de grands bâtisseurs, ni de grands érudits. Et puis, j'ai cru comprendre que vous aviez déjà acquis toutes ces choses auprès des autres tribus, plus à même de répondre à vos besoins. Mais nos ailes, elles, sont à votre entière disposition. Pour porter votre parole à ces mêmes alliés, par exemple.»

La lumière se fit brutalement dans l'esprit de la princesse et elle eut les plus grandes difficultés à conserver un air neutre. Klavieh, Pervieh, Migaro, Fauvitt, Erab, Asarim, Kaï… Les pièces s'assemblaient si aisément dans sa tête, à présent!

«Je crois qu'il est temps de rebâtir l'alliance entre les piafs et les hyliens sur de nouvelles bases, votre altesse, enchaîna le doyen. Vous ne croyez pas?

— J'en serai ravie», lui répondit Zelda non sans chaleur, un grand sourire sur les lèvres.

Link, sur le pas de la porte, suivit l'échange d'un air abasourdi. Les deux dirigeants arboraient tous les deux un air entendu et un peu conspirateur, comme s'ils étaient les seuls à comprendre le sens caché de leur joute verbale. Ce qui était effectivement le cas. Le chevalier n'avait aucune idée de la manière dont Zelda s'y était pris pour convaincre l'un des peuples les plus fiers et le plus indépendant d'Hyrule de s'allier à elle sans leur donner quoique ce soit en contrepartie.

«Bien sûr, reprit la jeune hylienne d'un air calme et assuré, il sera nécessaire de s'accorder sur certains points, doyen. Officiellement.

— Bien évidemment! s'exclama Kaï. Il faudra nous montrer exemplaire pour les autres tribus. Les rassurer.

— Je sais que ce n'est pas dans les habitudes des piafs d'offrir ainsi leurs services, Kaï. Le Royaume d'Hyrule ne l'oubliera pas.»

Le hibou se réinstalla dans son large fauteuil et laissa échapper un léger grognement teinté d'amertume.

«Les piafs non plus, votre altesse. Le sens du vent a tourné depuis votre éveil. Tous les piafs l'ont senti. Il faut savoir suivre le mouvement de la tornade lorsqu'elle vous entraîne, sous peine de se voir broyer les ailes.

— Des paroles pleines de sagesse, doyen. Mais vous savez déjà qu'il me reste encore une dernière chose à faire avant de débuter la reconstruction du royaume.»

Kaï hocha doucement la tête, toute jovialité disparue de ses traits doux.

«Ces yigas, grommela-t-il. Une épine dans le pied de la déesse, rien de plus! Mais il faut l'extraire avant qu'elle ne s'envenime…»

Le grand piaf tourna un instant le regard vers les pics enneigés au loin, son esprit s'égarant sur les crêtes comme s'il y cherchait quelque chose. Une réponse?

«Malheureusement, je ne vous serai d'aucune aide sur ce point, votre altesse. Je n'ai pas le pouvoir d'imposer cette décision à l'un de mes guerriers.

— Cela ne peut-il faire partie de notre accord?» insista légèrement Zelda, voyant d'ores et déjà sa chance lui tourner le dos aussi vite qu'elle lui avait souri.

Le hibou laissa échapper un petit rire amusé. «Essayez seulement et vous serez certaine de vous retrouver toute seule! Vous savez comment sont mes piafs: de vraies têtes brûlées qui n'en font qu'à leur idée! Vous devrez les convaincre par vous-même.»

Il se pencha légèrement et adressa un regard complice au chevalier derrière elle.

«Mais je suis certain que vous saurez trouver les arguments nécessaires, n'est-ce pas ?»

Au sein d'Hyrule, le peuple piaf était particulièrement réputé pour sa soif inextinguible de liberté et d'indépendance. Sans règles ni maître, il leur appartenait de faire ce qu'ils voulaient quand ils le voulaient, n'en déplaisent aux espèces plus assises sur le protocole et les bonnes manières. La rumeur attribuait ce caractère si souverain et si fier, parfois teinté d'arrogance et d'un sentiment d'invincibilité, à leur accès inégalé aux cieux. Peut-être était-ce vrai, puisque Révali, l'un des meilleurs voltigeurs qu'ait connu Hyrule, en était l'archétype par excellence.

L'une des principales conséquences de cette passion de liberté était l'absence totale du moindre décorum au sein de leur culture. Chez les piafs, il n'existait aucun cérémonial, aucun festin, aucun rassemblement officiel. De toute façon, les piafs mangeaient et dormaient à toute heure du jour et de la nuit comme bon leur semblait. Il leur arrivait bien sûr de se retrouver pour célébrer un évènement comme une naissance ou une victoire, mais c'était alors une décision spontanée, prise indépendamment de toute règle et de tout ordre. Si tout le monde y était convié, personne n'y était contraint pour autant.

Chacun vivait comme il lui plaisait, tant qu'il ne risquait ni l'honneur, ni la survie du peuple ailé. Et c'était tout.

Aussi, lorsque Link et Zelda quittèrent la hutte de Kaï sous un beau ciel étoilé, personne ne les attendait plus à la sortie – mis à part leur habituelle escorte armée de leurs lances rémiges. Chacun était parti vaquer à ses occupations sans songer à de plus amples festivités pour célébrer l'arrivée de la Fille d'Hyrule : le chant des enfants d'Asarim avait suffi. Zelda aurait pu s'en outrer évidemment, mais elle ressentait tout le contraire. Elle commençait à saturer des cérémonies à rallonge dont elle ne pouvait s'échapper. La dernière lui avait laissé un souvenir cuisant qu'elle préférait ne pas réveiller.

Pour la première fois depuis le début de leur périple, le jeune couple pouvait bien faire ce qu'il voulait de leur soirée, personne ici ne s'en préoccuperait. C'était une perspective réjouissante.

La seule recommandation du doyen avait été de ne pas quitter l'enceinte du Village sans une escorte solide. Ce qui aurait probablement été la seule chose que les deux hyliens auraient eu envie de faire pour retrouver un peu d'intimité. Des lits de plumes les attendaient à l'auberge – qui leur était exclusivement réservée, puisqu'aucun visiteur n'était toléré dans le Village durant leur séjour – et une marmite était à leur disposition à quelques huttes de là.

Et c'était tout.

Les hyliens descendirent les marches de bois patiné l'un derrière l'autre à la seule lueur de la lune, Ghipa et Nazuri leur emboîtant le pas sans un mot. Une légère brise vint caresser leurs visages, sa température glacée charriant avec elle l'odeur incolore et pourtant bien présente de la neige des monts avoisinants. Peu de huttes étaient éclairées sur leur chemin, indiquant soit des piafs endormis, soit des piafs absents, occupés à planer dans quelques courants d'air aux alentours. Dans ce silence presque parfait, les deux hyliens s'efforcèrent inconsciemment de rendre leur présence la moins bruyante possible, étouffant le bruit de leurs bottes sur le bois des passerelles.

Sans cesser de scruter les alentours d'un air vigilant, Link ne pouvait empêcher son cerveau de ressasser la conversation que la jeune hylienne venait d'avoir avec le doyen piaf. Il avait beau retourner leurs paroles dans tous les sens, il ne voyait pas quel accord silencieux ils avaient bien pu conclure sous ses yeux. Cela le rendait un peu mal à l'aise, sans trop parvenir en définir la raison. Il savait seulement qu'il détestait ne pas comprendre.

Ils descendirent une énième volée de marches en direction de l'auberge. Force était de constater que la princesse se déplaçait avec beaucoup plus d'aisance depuis que la nuit était tombée. La perte de visibilité semblait l'aider à occulter ce qui se trouvait sous ses pieds. Ou plutôt, ce qui ne s'y trouvait pas.

Sans cesser d'avancer, Zelda se tourna légèrement vers son chevalier, une main sur la rambarde.

«Je meurs de faim», lui avoua-t-elle doucement.

La petite moue penaude sur ses lèvres rendit son sourire au jeune hylien. Il commençait à s'habituer à ces expressions aux teintes infantiles que pouvait parfois lui adresser la princesse. Il les chérissait. Il la dépassa d'un air entendu, puis bifurqua en direction de la deuxième hutte vide qu'ils croisèrent, Zelda dans son sillage.

Au milieu de l'habitation trônait une marmite en fonte au-dessus d'un feu moribond. Quelques torches accrochées aux montants de bois éclairaient l'espace d'une lueur chaleureuse et agréable, et repoussaient efficacement l'obscurité environnante. Leurs gardes du corps se postèrent à l'entrée de la hutte en leur tournant le dos, sans décrocher un mot.

Les ignorant, Link entreprit de rallumer le foyer et commença à sortir des ingrédients de sa besace. Avec une lueur malicieuse dans le regard, il brandit fièrement une poignée de carottes vigueur et de bananes lame en direction de la princesse.

«Velouté de carottes, devina-t-elle hardiment en s'asseyant à ses côtés, et hum… Bananes frites?»

Link hocha la tête et le ventre de Zelda se chargea d'applaudir la nouvelle avant que sa bouche ne le fasse, déclenchant l'hilarité des deux hyliens.

«Oh Hylia, j'ai l'impression d'être un ours mellivore, dit-elle entre deux hoquets, peut-on faire moins royal que ça ?»

Avec un rictus amusé, Link s'attela méthodiquement à la préparation du repas comme il en avait pris l'habitude. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise en voyant Zelda s'emparer à son tour d'une carotte et d'un couteau! Son sourcil levé n'échappa bien évidemment pas à la princesse dont les joues prirent une légère teinte rosée.

«À deux, on ira plus vite», expliqua-t-elle alors que son ventre se manifestait à nouveau.

Les deux hyliens échangèrent encore un ricanement avant de se concentrer sur leur tâche. L'atmosphère entre eux était à la fois paisible, et un peu étrange. Zelda n'avait encore jamais participé à la préparation du repas et encore moins épluché de carottes de sa vie. Malgré tous ses efforts, il y avait encore des aspects du quotidien sur lesquels elle n'avait pas concédé son rang royal, inconsciemment la plupart du temps. Celui-là était l'un d'eux, en partie parce que Link était un cuisinier hors pair: elle n'avait jamais eu besoin de se préoccuper d'avoir quelque chose dans son assiette.

Le silence s'installa pendant quelques minutes entre le jeune couple. Il aurait pu être confortable, si Link ne cessait d'adresser à la princesse des coups d'œil en coin, mi-interrogatif, mi-impatient. Son comportement arracha un léger sourire à Zelda qui regardait son manège d'un air attendri, la dorure des flammes dansant dans le vert de ses pupilles.

«Si ça peut te rassurer, Link, lui dit-elle finalement à mi-voix pour rester hors de portée de leur escorte silencieuse, non tu n'es pas le seul à être un peu déboussolé par la rapidité des évènements – non pas que je m'en plaigne. Cela change agréablement des dernières négociations en date…»

Elle poussa un soupir en secouant la tête, incrédule.

«Je n'arrive pas à croire qu'il y a même pas trente-six heures…»

Zelda ne termina pas sa phrase et préféra se concentrer sur son ouvrage. Tout compte fait, elle n'avait aucune envie de repenser à l'endroit où elle était trente-six heures plus tôt: penchée sur des parchemins poussiéreux en quête d'une solution pour ne pas perdre soit son chevalier, soit le traité avec les zoras. Avait-elle vraiment scellé deux alliances diplomatiques, célébré des fiançailles secrètes et même réussi à dormir en un aussi court laps de temps?

Difficile d'y croire, et pourtant…

Le chevalier, de son côté, hocha la tête dans un mouvement presque automatique avant de river son attention sur la hutte du doyen un peu plus haut. Saisissant sans peine la question muette, Zelda prit le temps de lancer le dernier légume dans la préparation qui mijotait avant de répondre.

«Pour tout te dire, il semblerait que j'ai offert aux piafs un rôle crucial au sein d'Hyrule sans même m'en rendre compte, expliqua-t-elle calmement. Et Kaï en a profité.»

Link haussa un sourcil interrogatif.

«Le rôle de messager», précisa-t-elle.

Le chevalier se renfrogna, un peu perdu, et son regard se perdit sur les silhouettes opalescentes des cimes d'Hébra au clair de lune.

Il était loin d'être un politicien hors-pair et n'envisageait pas un jour d'ajouter cette corde à son arc. Pourtant, à force de côtoyer Zelda, Link parvenait généralement à saisir les grandes lignes des arrangements diplomatiques qu'elle négociait. Cette fois-ci, pourtant, il devait bien avouer qu'il restait perplexe.

Il lui était difficile de saisir ce qu'une tribu si assoiffée de reconnaissance et d'honneur gagnait dans cet arrangement si rapidement entériné. À sa connaissance, le peuple ailé veillait scrupuleusement à ne jamais être perçu autrement que comme un adversaire de taille. Souffrant de la natalité la plus faible de tout Hyrule, leur nombre dépassait rarement la vingtaine d'individus, amenant les grandes tribus à les considérer comme une ethnie de seconde zone, à peine plus importante que les habitants d'Écaraille. Ils étaient gentils avec eux, voir un peu condescendants, mais leur parole comptait finalement assez peu. Cette réalité était l'une des raisons du comportement exécrable de Révali il y avait un siècle de cela, ce qui ne l'en excusait pas pour autant.

Au-delà de l'insulte évidente à leur fierté, cette absence de considération menaçait tout simplement la survie des piafs. Le peuple ailé tirait la majorité de sa subsistance de la pêche et du commerce, activité où leurs ailes s'avéraient un véritable atout. Par voie aérienne, les temps de transport étaient en moyenne divisés par deux, tant que le chargement n'était pas trop lourd. Sans leur activité commerciale, le village Piaf d'Hébra avait toutes les peines du monde à assurer ses besoins propres, et leurs oisillons, déjà si peu nombreux, accusaient dès lors une mortalité dramatique. Il était donc vital que les piafs maintiennent leur position si fragile au sein d'Hyrule pour la survie de leur espèce, et soient vus comme un peuple accueillant et loyal. Irréprochable. Fiable.

Était-ce là, le pari de Kaï? Pensait-il que devenir les messagers officiels de la princesse assurerait la reconnaissance de son peuple dans la future configuration politique d'Hyrule? Un pari risqué, au vu de la posture encore précaire de l'héritière du trône en ruine. Sans parler du statut d'émissaire qui risquait d'assimiler le peuple piaf à une simple extension du pouvoir hylien.

De sa position accroupie, Zelda glissa ses jambes sur le côté et posa un coude sur le sol. Son regard s'égarait dans les bouillons devant elle, son esprit rendu à mille lieux de la faim qui la tiraillait.

«Kaï a très bien joué les cartes que je lui ai donné, expliqua-t-elle patiemment à son chevalier déconcerté. Pervieh ne s'est pas contenté de me rendre service en me servant d'émissaire. Il a rapporté chacun de mes faits et gestes à son doyen. Tout comme Mirago et Fauvitt en terre gerudo, et probablement Erab depuis l'Île Finalis. En tout cas, je comprends mieux son désir si soudain de quitter son île. Klavieh a fait le reste en rentrant à Euzero et en rapportant les évènements du Domaine Zora à Pervieh. Asarim doit aussi avoir son rôle dans cette toile.

— Pervieh et Asarim t'ont trahi? grogna le chevalier.

— Je ne dirai pas ça comme ça, répondit Zelda après une seconde d'hésitation. Je ne leur ai jamais dit de ne pas en parler autour d'eux. Et ça aurait été très déplacé de le faire.»

Link grommela malgré tout. La différence était bien trop minime à ses yeux pour qu'il la considère réellement. Avec un sourire – et une œillade en direction de leurs gardes du corps toujours immobiles – Zelda tendit le bras et caressa le dos de la main de son chevalier. C'était fugace et pourtant son cœur s'accéléra légèrement, encore peu habitué à ces gestes intimes. Elle adorait l'idée de pouvoir agir ainsi. Link lui avait donné ce droit, et cela l'émerveillait encore. Assez sage pour savoir ce sentiment passager avant qu'il ne se fane avec le temps, elle le savourait.

«Ne leur en veut pas, le rassura-t-elle. Au contraire, ils nous ont rendu un grand service.»

Il leva un sourcil déconcerté. À son tour, son pouce commença une lente chorégraphie sur le revers de la paume de la jeune hylienne, dont le sourire s'agrandit.

«Je pense que lorsque Pervieh a rapporté à Kaï son rôle de messager, poursuivit-elle, le doyen a vite compris qu'il pouvait y trouver un avantage. Il est sage et intelligent. Détenir l'information est une source de pouvoir et il le sait. Or, personne ne détient plus d'informations qu'un messager. Ce qui explique la présence d'un piaf presque partout où nous nous sommes rendus ces dernières semaines.

— Ils vont marchander nos informations auprès des autres tribus?»

La réluctance était parfaitement audible dans les propos d'un Link habituellement si neutre. Il assimilait mal ce double jeu avec ce qu'il connaissait des piafs, et comprenait encore moins l'attitude sereine de la princesse à ses côtés.

«Ils sont bien trop honorables pour ça, Link, tu le sais bien. Je pense plutôt qu'ils ont déjà proposé leurs services à tous les peuples d'Hyrule et il n'y a aucune raison pour que l'un d'entre eux les refuse. Kaï pose ses pions pour devenir un conseiller incontournable. Ils vont devenir ceux qui disposent de la meilleure vision géopolitique d'Hyrule, les seuls à en connaître tous les aspects. Plus personne ne pourra se passer d'eux…»

Elle marqua une légère pause tandis que son regard s'égarait sombrement dans le mouvement anarchique des flammes.

«Si tant est que celle qui leur a confié ce rôle-clé reste en vie, grogna-t-elle pour conclure, et réussisse à reconstruire un pays en ruine.»

Link hocha imperceptiblement la tête alors que les dernières zones d'ombre disparaissaient dans son esprit. La raison qui poussait Kaï à surprotéger Zelda n'avait plus rien d'intrigante, à présent.

«Qu'un autre peuple que les piafs dispose d'un tel pouvoir m'aurait inquiété, poursuivit la princesse d'un air pensif. Mais les piafs ne vivent que par l'honneur, je les vois mal devenir des manipulateurs. Bizarrement, je crois même que le fait que ce soit eux me rassure.»

Link la contempla sans un mot. Une intensité à la fois tendre et ardente faisait flamber son regard, et Zelda frissonna tant la puissance des émotions qu'il véhiculait la troublait.

«Pourquoi me regardes-tu comme ça?» demanda-t-elle en rapportant prestement son attention sur le bouillon, les joues rouges.

Le pouce du chevalier caressa à nouveau la main de la princesse, subrepticement. Comment un toucher aussi léger pouvait avoir autant d'effet demeurait un mystère complet pour elle.

«Tu as réussi», murmura-t-il.

Sans lever les yeux, la princesse déglutit difficilement, les lèvres sèches et le cœur cognant bien trop fort. Mais à présent, Link n'en était plus le seul responsable.

Si tous les peuples semblaient bel et bien unis à ses côtés pour reconstruire le Royaume Hylien, elle n'en ressentait étrangement aucune satisfaction. Son esprit se tournait déjà vers l'avalanche de nouveaux obstacles que cette petite réussite révélait. Une cascade allait se déverser sur elle, rien de moins, et elle n'avait qu'une pauvre louche rouillée à la main pour tenter de l'écoper. Une louche… et un chevalier.

«Il nous faut encore trouver un guerrier piaf, souffla-t-elle pour tenter d'écarter la sensation d'oppression qui commençait à l'envahir. Et détruire le gang.»

Link délaissa sa main pour leur servir le velouté dans deux écuelles en bois. Zelda l'imita et se saisit de celle qu'il lui tendait.

«Il y a bien quelqu'un», indiqua le chevalier, ayant recouvré sa neutralité habituelle.

Soufflant sur le potage pour ne pas se brûler, la jeune hylienne lui adressa un regard curieux.

«Tu penses à Téba?»

Link acquiesça.

«Si je me souviens bien, il t'a testé la dernière fois avant d'accepter ton aide.

— Il ne savait pas qui j'étais.»

Zelda laissa échapper un léger rire. «On parle d'un piaf, Link. D'un guerrier piaf. Depuis quand un simple nom suffit à l'impressionner? Et puis, tu sais bien que ce n'est pas toi qu'il va tester, cette fois.»

Le chevalier s'interrompit, la cuillère à mi-chemin de sa bouche, puis balaya l'information d'un haussement d'épaules peu inquiet. Zelda l'observa un instant, attendrie. Elle était toujours surprise par la foi en elle que Link conservait malgré les épreuves et les échecs. Une foi qui pouvait presque confiner à de la candeur, si elle n'était pas aussi précieuse. Grâce à elle, son chevalier était assuré de ne jamais devenir sombre et aigri. Grâce à lui, elle espérait être préservée de cet écueil réservé à ceux qui côtoient trop souvent le pire, et trop rarement le meilleur.

«Nous verrons bien quelles seront ses exigences», écarta-t-elle au bout d'un moment en même temps que son assiette, rassasiée.

Le regard doux et encore un peu timide, elle repoussa délicatement une mèche de cheveu évadée du catogan de son chevalier. Telle une pensée égarée dans le néant de son esprit épars, elle réalisa que la nature secrète de leur relation n'était pas pour lui déplaire. Aussi étrange que cela puisse être, elle la vivait un peu comme une bulle hors du temps qui n'appartenait qu'à eux, et que personne ne pouvait salir. Leur refuge. Son refuge.

«Et puis, si besoin, poursuivit-elle d'un murmure, j'ai le meilleur des champions d'Hyrule de mon côté, non ?»

Link lui adressa un sourire entendu, ses yeux d'un bleu sombre brillant comme le firmament qui veillait sur eux. Zelda se mordit la lèvre et détourna prestement le regard, les joues chaudes et les mains moites.

«Tu n'avais pas parlé de bananesfrites ?»