Chapitre 3 : Souviens-toi, s'il te plaît (mais comment le pourrais-tu ?)

Sans vraiment y prêter attention, il réalisa alors que sa « conquête » de la nuit s'était rhabillée et était également en train de filer le plus loin possible des deux frères, afin de les laisser seuls, et il se fit la réflexion qu'il avait déjà dû la payer la veille, sinon, elle ne serait pas immédiatement partie.

Enfin, après tout, peu importe.

Il repensa une nouvelle fois à Shae, et son cœur se serra.

La première chose que Tyrion fut capable d'articuler, seul face à son frère fut :

« Jaime... pourquoi est-ce que tu as tes deux mains ? »

Le membre de la garde royal se figea et cligna des yeux, avant de brutalement éclater de rire, comme si Tyrion venait de dire quelque chose d'absurdement comique, ce que ce dernier, l'esprit encore bien embrumé par l'alcool, ne comprit pas tout de suite.

Qu'avait-il donc dit de si extraordinaire ?

Son frère se mit à sourire.

« C'est drôle, d'ordinaire, on dit l'inverse, dans ce genre de situation, on voit normalement double ou triple. Tu aurais dû me dire que j'avais six bras ou deux têtes, et non pas deux mains, c'est absurde ! »

Le nain hocha machinalement la tête, soulagé que son frère ne prenne sa phrase précédente que pour un délire d'ivrogne.

Il grimaça, sentant un mal de tête lui déchirer le crâne en deux, et il se jura qu'il ne boirait plus jamais d'alcool.

À moins que ce ne soit dû à son retour brutal dans le passé, qui sait ?

« Au fait, qu'est-ce que tu fais là ? Demanda-t-il, formulant sa première phrase cohérente de la journée.

Jaime haussa les épaules.

- Hé bien, il est déjà dix heures du matin, et je me suis dit qu'il était peut-être temps pour toi de te lever. Histoire que tu ne restes pas au lit toute la journée.

Tyrion hocha la tête, avant de poser celle-ci entre ses mains, tentant d'enrayer son mal de crâne naissant.

Sans succès.

Chaque mot que prononçait son frère donnait l'impression d'être comme hurlé, et de lui être directement enfoncé dans la tête à coups de marteau.

- Je suis plutôt d'accord avec ça, mon cher frère, en revanche, je crains de ne pas pouvoir être utile à qui que ce soit avant au moins deux heures. »

Jaime lui offrit un sourire amusé, qui fit bien comprendre à Tyrion qu'il devait avoir l'habitude de ce genre de choses avec un ivrogne comme Robert (encore que ce dernier devait être bien moins poli quant il était bourré, et avait sûrement pour habitude de l'envoyer chier sans gants. Enfin, c'était Robert quoi).

Et oui, le fait de savoir que le roi était encore vivant ne lui faisait ni chaud ni froid.

La seule vraie bonne chose qui en ressortait pour lui, à vrai dire, c'était le fait que les sept royaumes étaient encore en paix, bon gré mal gré.

Pas pour longtemps.

Entre les manigances de Cersei pour s'emparer du pouvoir, le futur meurtre de Jon Arryn à venir et à empêcher, Daenerys Targaryen et son envie de reprendre ce qu'elle considérait comme sien, mais aussi les marcheurs blanc qui arrivaient vers eux pour tous les tuer/transformer en morts-vivants, le monde allait bientôt brûler, et personne ne semblait s'en rendre compte, si ce n'est lui (et les quatre autres personnes qui étaient revenues avec lui à cette époque précise.)

« Très bien, lui fit Jaime, posant une main sur son épaule, je vais y aller, on ne sait jamais, Robert pourrait avoir besoin de moi. (Et, dieux, Tyrion sentait tellement l'ironie et le mépris dans sa voix que ça lui fit presque mal de comprendre à quel point son frère était malheureux.) Essaie de ne pas te lever trop tard non plus, d'accord ? »

Pour quoi faire au juste ? Qu'est-ce que je suis ici, à part le bouffon du roi ?

Il n'était plus la main de la reine, n'avait jamais été la main du roi non plus dans cette réalité, il n'avait aucun pouvoir ici, aucune influence sur personne.

Mais bon, il était un peu trop ivre (ou pas assez, selon le point de vue) pour penser à ça et réfléchir d'une façon poussée à toutes ces conneries.

Voyant que son frère était sur le point de sortir, Tyrion se fit la réflexion que depuis sa fuite de Port-Réal après son « procès », cela devait être la première fois que lui et son grand frère se trouvaient ensemble dans la même pièce, seuls, sans qu'il y ait un quelconque conflit, ou des tensions entre eux.

Il n'avait pas encore tué Tywin, n'avait pas encore été accusé d'avoir tué Joffrey, et son frère ne savait pas tout ce que lui savait.

Il n'avait pas vraiment l'habitude de montrer son affection aux gens, il n'avait jamais vraiment dit à Shae qu'il l'aimait quand il en avait encore l'occasion, et il se demanda également s'il avait jamais assez bien montré à Myrcella et Tommen qu'il tenait réellement à eux avant leur mort.

(Vivants, ils étaient encore vivants, c'était une des rares choses à laquelle il pouvait encore vraiment se raccrocher).

Il se demanda également s'il avait suffisamment dit à son frère qu'il l'aimait.

Probablement que non.

« Jaime ? Lança-t-il soudainement alors que son frère avait la main sur la porte. Celui-ci se retourna, un air surpris sur le visage. Je voulais juste te dire que... je suis content que tu sois là.

Le chevalier se mit à sourire.

- Merci Tyrion. »

Il ne comprenait pas, de toute évidence, l'alcool devait lui faire dire tout haut ce qu'il pensait tout bas, et avec toutes les brimades de Robert, Jaime devait admettre que ce genre de phrase lui faisait du bien.

Alors que l'aîné Lannister sortait de la pièce, Tyrion réalisa que, de toute évidence, lui aussi avait fait des erreurs dans le passé, des erreurs qu'il pouvait désormais corriger.

Il avait un monde à sauver, après tout.

Quand il se décida à se rendormir, ce fut avec la voix et le visage de Shae dans la tête, et il s'endormit le sourire aux lèvres.

Pour la première fois depuis des mois, il dormit d'un sommeil apaisé.

§§§§

Quand Brienne de Tarth reprit conscience, elle aussi dans son lit, ce fut en hurlant.

Pourquoi ?

Elle ne le savait même pas complètement elle-même.

De peur, d'horreur, de colère ?

De tristesse, de désespoir ?

Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle avait vu (après avoir entendu résonner l'étrange voix dans sa tête) mourir Jaime Lannister sous ses yeux, et que c'était pour ça qu'elle avait commencé à hurler.

Pour elle, le monde n'était plus que chaos et douleur encore quelques secondes auparavant.

Et maintenant...

Il n'y avait plus rien.

Non, pas dans ce sens-là, elle ne voulait pas dire que le monde venait tout juste de s'écrouler, seulement, de son point de vue, il n'y avait absolument plus rien.

L'odeur de mort et de pourriture (à défaut de l'odeur du sang, puisque les marcheurs blancs n'étaient plus assez humains pour pouvoir saigner) avait déserté ses narines, les hurlements des uns et des autres ne résonnaient plus à ses oreilles, et hormis son hurlement à elle, il n'y avait absolument plus aucun bruit.

Pendant quelques secondes, elle garda les yeux fermés, ayant absurdement peur que cet instant de paix ne s'arrête brutalement si elle ouvrait les yeux, son cri de terreur finissant par s'éteindre après quelques secondes.

Finalement, Brienne finit par ouvrir les yeux, et son souffle s'arrêta.

Elle connaissait cet endroit par cœur.

C'était sa chambre, à la Vesprée, celle qu'elle possédait, à la maison, là où elle dormait avant de partir rejoindre Renly Baratheon.

Avant même qu'elle ait le temps de réfléchir à ce que cela pouvait bien dire, elle entendit la porte de sa chambre s'ouvrir, laissant entrer une des servantes de sa famille, Isabella.

« Dame Brienne ? Vous allez bien ?

Je ne suis pas une dame Podrick, faillit-elle répondre par pur réflexe, avant de définitivement réaliser qu'elle ne se trouvait pas au camp qui avait été installé devant le mur (enfin, ce qu'il en restait...) mais bel et bien chez elle.

Elle se pinça légèrement le bras, afin de s'assurer qu'elle ne rêvait pas, grimaçant face à la douleur, qui n'était bien évidemment rien à côté du soulagement qu'elle ressentait à cet instant précis.

- Ne t'en fait pas Isabella, ce n'est rien, ce n'était... qu'un cauchemar, tu peux disposer. »

La servante lui offrit un sourire faussement assuré, avant de la saluer, et de quitter la pièce.

Brienne se ramassa doucement sur elle-même, posant sa tête sur ses genoux, tentant de calmer les battements frénétiques de son cœur, ainsi que sa respiration qui s'affolait de plus en plus.

Deux informations se détachaient désormais du véritable marasme qu'était devenu son cerveau.

Elle avait remonté le temps.

Et surtout, Jaime Lannister était mort dans le futur (ça ne veut rien dire !), et il était de nouveau vivant, en réalité, pour être plus exacte, il n'était jamais mort.

La jeune femme retint avec une grande difficulté un véritable éclat de rire hystérique quand elle comprit que tout ce qu'elle avait vécu n'était pour l'instant encore jamais arrivé.

Les bonnes comme les mauvaises choses.

Un grand sourire lui dévorait l'entièreté du visage, la rendant encore plus belle qu'elle ne l'avait jamais été.

Jaime était vivant, et il allait bien, enfin, pour autant qu'elle le savait, si elle se fiait à ce dont elle se souvenait, si elle était encore là, cela signifiait que la guerre des cinq rois n'avait pas encore commencé.

Jaime était à Port-Réal, avec sa famille, avec Cersei, loin d'elle, et...

Et il ne se souvenait pas d'elle.

Son sourire s'effaça immédiatement.

Oh oui, bien évidemment, ça coulait de source, comment avait-elle pu ne pas y penser plus tôt ?

Ils ne s'étaient même pas encore rencontrés.

Elle sentit son corps soudainement se glacer, parce que s'il y avait bien une chose qu'elle ne regrettait pas dans tout ce qui était arrivé après leur départ vers Port-Réal pour chercher Sansa Stark, c'était la manière dont sa relation avec Ser Jaime avait évolué.

Tout cela, toute leur histoire, toutes leurs aventures, tout ce qu'ils avaient vécu ensemble, tout ces liens formés...

Tout ce qu'elle se souvenait avoir vécu avec lui venait à l'instant même de partir en fumée.

Elle ne s'attendait pas à ce que ça lui fasse aussi mal.

Brienne de Torth avait compris qu'elle était définitivement et désespérément amoureuse de Jaime Lannister le jour où elle avait dû partir loin de lui avec Podrick à la recherche de Sansa Stark, après avoir reçu de lui son épée, sa chère Féale.

(Oh, bien sûr, il y avait eu quelques indices qui allaient dans ce sens avant, mais c'était à cet instant précis, en sentant ce déchirement et ce désespoir à l'idée de ne plus jamais le revoir qu'elle avait enfin compris tout ce qu'elle risquait de perdre.)

Féale qu'elle n'avait plus non plus en sa possession, puisque la seule épée en acier valyrien connue qui existait à cette époque (et dont Féale provenait d'ailleurs) était Glace, l'épée de Ned Stark, qu'elle n'avait pas le moins du monde l'intention de lui dérober.

Pour Jaime, elle n'était absolument rien, et elle sentit son cœur se déchirer en deux face à cette simple pensée.

Ce lien si étrange, particulier, et pourtant tellement vrai qui s'était formé entre eux n'avait pu se faire qu'au gré du hasard et de diverses circonstances étranges qu'elle ne pouvait pas (par chance. Il y avait certaines choses qu'elle se refusait de revivre) reproduire telles quelles.

Il leur avait fallu tellement de temps pour apprendre à se connaître, à se respecter, à s'apprécier.

(A s'aimer, lui chuchota doucement une petite voix dans sa tête, qui avait la voix de Jaime, et qu'elle s'efforça de repousser le plus loin d'elle possible.)

Et la tâche qui aurait consisté à tout recommencer, dans des circonstances complètement différentes, et donc plus difficilement que la première fois, lui apparaissait véritablement insurmontable et impossible à faire.

Gardant sa contenance avec difficulté, elle se força à essayer de voir les choses du bon côté.

Toute cette histoire ne les aurait menés à rien de toute façon, maintenant qu'elle y pensait à tête reposée.

Même s'il avait fini par s'avérer que Jaime l'aimait plus qu'il n'aimait Cersei (ce dont elle doutait sérieusement), même s'il tenait à elle au point de vouloir l'épouser et passer sa vie avec elle...

Qu'est-ce ça aurait changé ?

Entre la guerre des cinq rois, les manigances de Cersei contre Daenerys rapportées par Jaime après son arrivée à Winterfell, sans oublier bien sûr les marcheurs blancs qui fondaient sur eux, et Jaime qui était mort, même sans prendre en compte ce fait, ça n'aurait pas pu bien se terminer.

En ces temps si sombres, Westeros n'était pas vraiment le bon endroit pour avoir une fin heureuse, ou même pour tout bonnement survivre.

Maintenant qu'elle était revenue dans le passé, qu'elle avait le moyen de changer les choses, tout ce qui comptait, ce n'était pas elle, ni son bonheur, non, c'était le sauvetage des sept royaumes, empêcher que ceux-ci ne s'embrasent, empêcher que les marcheurs blancs ne viennent détruire toute vie existante.

Catelyn Stark.

Renly Baratheon.

Robert Baratheon.

Loras Tyrell.

Margaery Tyrell.

Robb Stark.

Toutes ces personnes, et tant d'autres, étaient encore en vie, et elle allait faire en sorte qu'elles le restent le plus longtemps possible.

Et s'il fallait pour honorer au mieux son devoir qu'elle étouffe dans son cœur tout ses sentiments amoureux envers Jaime Lannister, eh bien soit.

Elle était prête à le faire.

Se levant de son lit, elle prit connaissance de la date et de l'année, et son impression fut rapidement confirmée.

Elle était en 298, la première semaine du troisième mois de l'année, soit un peu plus d'un mois avant la mort de Jon Arryn, et environ six semaines avant son empoisonnement.

Brienne sortit de son lit, et elle s'habilla, seule (malgré sa maladresse, Podrick lui manquait beaucoup, elle devait bien l'admettre), revêtant son armure pour la première fois depuis un certain temps.

Il fallait qu'elle aille à Port-Réal, non pas pour voir Jaime (au contraire, elle allait tout faire pour l'éviter), mais pour aller voir Tyrion Lannister, puisque semble-t-il, lui aussi avait été ramené à la même époque qu'elle.

Il fallait qu'ils discutent et qu'ils décident ensemble de la marche à suivre.

Puis, elle irait à Winterfell.

Elle le sentait, ce n'était que de là-bas qu'elle pourrait changer les choses, là où deux des cinq membres de leur « groupe » se trouvaient déjà.

De plus, tout comme elle souhaitait se rendre à Port-Réal pour s'assurer que Renly allait bien, elle se sentait comme une obligation de confirmer de visu que Catelyn Stark était belle et bien vivante.

Ils étaient les deux personnes qu'elle regrettait le plus de n'avoir pas pu sauver de leur sort tragique, il était tout à faire normal qu'elle s'assure que tout allait bien pour eux.

Quand son père vit sa fille paraître devant lui, toute harnachée dans son armure, il sut que quelque chose de grave se préparait.

« Père, lui annonça sa fille. Je suis venue ici pour vous informer que je compte me rendre à Port-Réal dans les plus brefs délais. »

Dans les yeux de sa fille brillait une flamme qu'il n'avait pas vue dans ceux-ci depuis bien longtemps.

Trop longtemps, à son humble avis.

Il se mit à sourire.

« Très bien Brienne, comme tu voudras. »

S'il avait su que sa fille partait de la maison en ayant l'intention de sauver le monde, il aurait été encore plus fier d'elle qu'il ne l'était déjà.

Il aurait eu terriblement peur pour elle aussi.

A suivre...