Mes petits chats,

Comme annoncé il y a quinze jours, voici donc la suite de "L'Aimé de Mère-Monde" et la rencontre de nos deux héros, également confrontés à un désagréable obstacle... Suspense :)

J'ai travaillé d'arrache-pied pour parvenir à vous la proposer aujourd'hui, aussi il est possible que des coquilles puissent subsister malgré mes nombreuses relectures attentives. Je vous présente mes excuses si cela trouble votre lecture et je vous invite vivement à me les signaler si elles devaient vous sauter aux yeux.

Suite à mon interrogation concernant l'instauration d'un titre de partie, je me range à l'avis de Granotte qui a été assez gentille pour me faire un retour à ce sujet. Merci à toi ! Celui de ce soir est un essai (c'est le mieux que je puisse faire à 00h25...). Pour pouvoir le renseigner dans le menu de recherche, j'ai dû changer la numérotation des chapitres. Il n'y a donc pas de partie 5 mais la partie 6 publiée ce soir est bien la suite directe du récit du couronnement, il n'y a pas de manque. Je renuméroterai et nommerai les parties précédentes prochainement pour harmoniser l'ensemble.

Bonne lecture et à bientôt pour la suite :)

ChatonLakmé


Pour les curieuses/curieux, voici quelques éléments qui m'ont inspiré le décor de cette partie :

- la salle de bal est inspirée de la grande salle du château de Bamburgh Castle en Angleterre ;

- le pavillon sur la terrasse dans lequel Castiel va s'abriter s'inspire du porche de l'église Saint-Sulpice de Ry, située dans le département de la Seine-Maritime en France

Pour rappel, Hälsning désigne le salut le plus respectueux en usage à Belemer. Il reproduit symboliquement les frondaisons du Premier Arbre et ses racines par un geste circulaire des mains rejointes ensuite en coupe.

La curée désigne une pratique de chasse consistant à donner une portion de la bête tuée aux chiens. Ces derniers doivent attendre le signal du maître avant de se jeter dessus. De manière imaginée, la curée désigne une ruée vers un butin et l'idée de procéder à son dépeçage.

Les danses évoquées ci-dessous sont des danses de bal caractéristiques du XIXe siècle. Vous pouvez facilement trouver des vidéos sur le net si le sujet vous intrigue :)


L'Aimé de la Mère-Monde

o0O0o o0O0o

6.

Valser sous les lustres en bronze

o0O0o

Sous le plafond en bois sculpté de la grande salle de bal, Castiel valsait élégamment avec sa cavalière. L'orchestre de la cour, installée dans une tribune au-dessus de la porte d'entrée, jouait à la perfection depuis des heures des airs de bal. Entre deux pirouettes avec la princesse du royaume de Kertch, le brun levait la tête et admirait les gigantesques lustres en fer forgé accrochés aux merveilleuses dentelures en bois. Les étendards de velours brodé éclataient de couleurs au-dessus de la foule chamarrée.

Au début du bal, les lambris sculptés avaient distrait Castiel des bras de sa cavalière, une jeune femme aux joues tatouées représentant le royaume de Mazur. Elle lui avait expliqué que leurs délicats motifs dataient de plusieurs siècles et racontaient l'histoire de la création du royaume de Belemer. Malgré tout son savoir-faire, malgré les milliers de mètres carrés de verrière qui ornaient ses bâtiments, Ronan était incapable de reproduire une telle prouesse technique. Les manufactures avaient perdu la maîtrise du vitrail et de la peinture sur verre au profit d'une production de masse, plus adaptée à couvrir les vastes charpentes du palais d'Andione et des bâtiments officiels. Lucifel risquait d'en avaler les décorations brillantes qui ornaient sa poitrine.

Le brun chercha Gabriel du regard. Depuis plusieurs heures, il n'avait pas eu un moment à lui et observait son aîné qui discutait d'un groupe à un autre, charmant et courtois. Moins bon danseur que lui, Gabriel faisait reposer sur ses seules épaules les espoirs des jeunes femmes présentes pour leur plus grand bonheur car Castiel possédait un des plus beaux visages de l'assemblée. Le brun commençait à trouver qu'il pesait un peu trop lourd.

Il jeta un regard au fond de la salle. Le trône ancestral de Belemer était installé sur une légère estrade, dans une gigantesque alcôve matérialisée par une arche en pierre richement sculptée.

Castiel n'avait fait que croiser le roi Dean depuis la fin de la cérémonie du couronnement. Assis du même côté que lui lors du dîner, il n'avait pas été en mesure de le voir. La présentation des cadeaux était un moment solennelle et guindé se prêtant peu à quelques mots en privé. Le roi de Belemer était constamment entouré de femmes et d'hommes alors que le brun voulait lui parler seul.

Il rongeait donc difficilement son frein, de plus en plus exaspéré par les minauderies de la princesse qui se pâmait entre ses bras. Honorée par deux danses successives au nom des liens existant entre Ronan et Kertch, la jeune femme semblait prendre sa politesse pour des fiançailles officieuses. Castiel sentait sa taille corsetée se cambrer exagérément sous sa main, il entendait ses petits soupirs à chaque fois qu'il la faisait tournoyer contre lui. Ses regards en coin et ses gloussements quand il la tenait par la taille pour la soulever étaient ridicules. Le brun trouvait son parfum trop capiteux et la manière dont ses jupes s'enroulait autour de ses jambes lui donnait l'impression d'être captif. Par-dessus la foule des danseurs, Castiel aperçut le visage un peu trop satisfait de l'émissaire Leszno de Kertch. Il pinça les lèvres d'agacement. Sa princesse ne semblait pas être la seule à se fourvoyer sur ses intentions.

L'orchestre entama le dernier mouvement de la valse. Le brun recommença à faire tournoyer sa cavalière, pressé d'en finir. Entre deux mouvements, il aperçut le roi Dean qui dansait avec une rousse incendiaire couverte d'émeraudes. L'homme était absurdement beau, absurdement élégant dans son habit sombre. Il conduisait les mains gantées et prêtait peu d'attention à sa cavalière rougissante. Castiel en fut heureux.

Absorbé par sa contemplation, il manqua de marcher sur les pieds de sa cavalière. La jeune femme s'écrasa contre son torse et pouffa comme s'il s'agissait de la plaisanterie la plus amusante du monde. Le brun lui offrit un sourire crispé. Ses traits légèrement empâtés sous le maquillage, le rose artificiel de ses joues lui sautèrent brusquement aux yeux. Après plusieurs heures de festivités, la fatigue commençait peut-être à le guetter.

Le regard de l'émissaire Leszno lui brûlait le dos et le brun contint son lourd soupir de désarroi. Cette valse insupportable était la dernière.

Castiel identifia enfin le quatrième mouvement tandis que sa cavalière frissonnait dans ses bras avec des mines gracieuses de tourterelle. Non loin d'eux, le roi de Belemer emportait à son tour la jeune femme rousse, comme enveloppé dans le tourbillon vert de sa robe de soie surchargée de dentelles. Il semblait mal à l'aise et le brun aurait tant voulu lui parler.

Cinquième mouvement.

Les couples se mirent à tourbillonner plus vite.

Sixième mouvement.

La musique enfla comme une tempête sous le haut plafond sculpté de la salle de bal, voltigea en merveilleuses trilles avant de s'évanouir doucement. Les couples enlacés tournoyèrent une dernière fois avant d'applaudir à tout rompre les musiciens.

Le brun se joignit avec plaisir aux acclamations de joie tout en cherchant avidement Dean du regard.

Il sursauta.

Le jeune homme se trouvait plus près de lui que jamais, un beau sourire aux lèvres tandis qu'il applaudissait à son tour. Le châtain tourna la tête et leurs regards se rencontrèrent dans la foule. Castiel parvint à lui sourire sans rougir. Dean le salua d'un imperceptible signe de tête et le brun en oublia complètement la princesse qui papillonnait des yeux dans sa direction. Elle se rapprocha imperceptiblement de lui. Castiel trouva que la couleur de sa robe verdissait son teint d'une manière peu flatteuse. La fatigue le rendait méchant.

Avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit de compromettant, le brun la salua par un élégant baise-main. Une troisième danse en public aurait presque été une demande en mariage officielle.

—«Je vous prie de m'excuser Votre Altesse mais mon frère aîné réclame ma présence. Il m'adresse des signes depuis de longues minutes, le sujet doit être d'importance», dit-il avec un charmant sourire.

Sa respiration chaude effleura sa peau et la jeune femme rougit violemment. Castiel ne fut pas fier de lui. Il se redressa, la salua d'un dernier signe de tête mais la princesse referma ses doigts sur les siens avec audace.

—«Sans doute pourrons-nous à nouveau converser agréablement pendant le bal? Nos entretiens ont été si intéressants», demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Le brun contint un sourire narquois en songeant aux vagues banalités qu'ils avaient échangé. Il s'intéressait peu aux dernières modes vestimentaires de Kertch, son sourire avait été courtois mais sans affection particulière. Il avait cessé de lui prêter attention quand la jeune femme lui avait avoué timidement qu'il était l'homme le plus séduisant de l'assemblée. Le brun songeait à Dean et possédait un tout autre avis sur la question. Quant au port des gants, un peu inusité dans de telles circonstances, Castiel aurait eu bien des choses à préciser à propos des mains du roi.

Une nouvelle valse débuta. Avant que sa cavalière puisse l'attirer dans la foule des danseurs, le brun céda sa place à un émissaire et tourna les talons. Le regard de la jeune femme le suivit longuement tandis qu'il s'éloignait.

Picorant un amuse-bouche au riche buffet de collations dressé contre un mur, Castiel jeta un regard par-dessus son épaule. Dean était encore entouré de femmes mais le brun percevait sans peine autour de lui les intrigues de cours en train de se nouer autour du roi de Belemer. Il voyait les sourires satisfaits des chaperons, il entendait les espérances chuchotées à voix basses entre ambassadeurs.

L'émissaire Leszno vint à sa rencontre mais son sourire arrogant lui fût insupportable.

Castiel s'éloigna d'air résolu vers Gabriel. Son frère lui tendit gentiment un verre en cristal coloré que le brun prit sur lui de ne pas vider d'une seule gorgée. Il étouffait et Dieu! Son habit chamarré était tellement contraignant!

Les yeux par-dessus le rebord, Castiel vit le roi de Belemer quitter à son tour la piste de danse pour regagner son trône. Le prince Sam, plongé dans une discussion avec plusieurs membres du Conseil, l'accueillit d'un sourire chaleureux. Dean lui chuchota quelque chose à l'oreille avant de rire avec son cadet. Le brun déglutit légèrement et tira sur le col raide de sa veste. Dean était beau quand il riait.

Il s'approcha d'une porte-fenêtre entrouverte sur une terrasse et appuya son front brûlant contre le verre froid. Une splendide lune était montée dans le ciel au cours de la soirée, éclairant la cité d'une lueur nacrée. Gabriel se glissa silencieusement à ses côtés.

—«… Il était sans doute inutile que je te demande d'offrir une seconde danse à la princesse de Kertch, n'est-ce pas?»

—«Tu m'as mis entre mes bras la moitié des femmes de cette assemblée mais cette faveur particulière me met dans une position délicate.»

—«Elle l'est plus que tu ne le crois. Son émissaire susurre à qui veut l'entendre que Kertch sera bientôt uni à Ronan par le mariage. Il semble qu'il considère que deux danses partagées l'une après l'autre soit une demande officielle.»

—«Sa princesse pense la même chose…» Castiel tira sur le col de sa veste. «Tâche d'arranger rapidement ce quiproquo avant qu'on ne m'accuse d'avoir porté atteinte à son honneur en me jouant d'elle.»

—«Elle semble beaucoup t'apprécier. Ne pourrais-tu lui en parler toi-même?»

—«Je suis dans cette situation par ta faute, parce que les dames veulent toutes danser avec un prince de Ronan et que tu es mauvais danseur. Tu remplis leur carnet de bal de mon nom… J'apprécierais que tu m'oublies un peu d'ici la fin de la soirée avant de provoquer un véritable incident diplomatique. Tout deviendra tellement compliqué si Lucifel reçoit une demande officielle de Kertch. … Je ne veux pas de cela, Gabriel», insista le brun en le regardant.

—«Tu sais que je ne supporte pas de blesser une jolie femme mais j'admets avoir été maladroit. Pardonne-moi et concentrons-nous sur le héros de cette soirée. … Tu sembles lui avoir fait forte impression, il m'a semblé qu'il regardait souvent dans ta direction.»

—«J'ai dansé avec la duchesse Elva du royaume de Tallinn dont la réputation de beauté n'est plus à faire. Il devait être en train de l'admirer, comme tous les hommes autour de nous.»

—«Il est déjà entouré par les plus belles femmes de Fénia depuis le début de la soirée. Il m'a semblé qu'il s'agissait d'autre chose», répondit Gabriel du tac-au-tac.

—«L'as-tu réellement si bien observé que cela? Tu trouves le buffet très à ton goût…»

—«Ces tartelettes sucrées aux baies sont réellement une bénédiction», soupira voluptueusement le blond.

Castiel esquissa un sourire.

Tandis que son frère se perdait dans la description enthousiaste de l'ensemble des sucreries qu'il avait découvertes depuis leur arrivée, le brun jeta un nouveau regard vers le trône. Les membres du Conseil du Roi s'étaient éclipsés et le châtain riait toujours avec son frère cadet. Il avait les mains croisées dans son dos, l'étoffe de son habit se tendait sur ses épaules musclées.

—«Si je ne parviens pas à obtenir accès à la Première Bibliothèque de Belemer, j'espère pouvoir au moins visiter les cuisines du château. Je veux vraiment savoir comment ils parviennent à créer cette forme de fleur avec la pâte et –»

—«Il semble passer un agréable moment…», le coupa doucement Castiel.

Son frère jeta un œil derrière lui avant de hausser les épaules en ricanant.

— «Il est surtout plus habile comédien que Lucifel ne le pensait. Crois-moi, je l'ai suffisamment regardé pour savoir que danser le met au supplice. Il semble craindre de blesser ses cavalières et les tient du bout des doigts.»

—«C'est ridicule, il est un remarquable danseur», protesta le brun.

—«Le fait qu'il soit bon danseur ne signifie pas qu'il y prend du plaisir. Il s'agit d'un exercice imposé à toute personne bien-née de Fénia, rompue aux exigences mondaines.»

—«Tu es prince et tu ne danses pas…»

—«Je ne suis que l'exception à la règle, Cassie.»

Le brun esquissa une grimace tandis qu'il continuait d'observer le roi.

Même hors de la piste de danse, sans jolie cavalière entre les bras, Dean était élégant. Il se tenait droit, les épaules en arrière et le port de tête haut. Quand il valsait, il cambrait imperceptiblement la taille et ses gestes étaient presque gracieux. Castiel était lui-même bon danseur mais voir le roi de Belemer valser était suffisant pour le convaincre qu'il était remarquable en tout. Il ne pouvait en être autrement.

—«Il est aisé de se montrer excellent dans un domaine sans pour autant y prendre le moindre plaisir», reprit Gabriel avec malice.

—«Dois-je comprendre un sous-entendu sexuel tout à fait déplacé?»

—«Je pensais plutôt à la remarquable manière dont tu remplis ton propre rôle depuis que nous sommes arrivés à Snovedstad… La vie mondaine n'est qu'une gigantesque scène de théâtre sur laquelle nous ne faisons que jouer un rôle. Certains s'y montrent meilleurs acteurs que d'autres.»

Castiel lui donna un coude de coude dans les côtes et son frère couina de douleur. Le brun se sentit un peu mieux, l'alcool de plantes et la vengeance avaient un goût agréable.

—«Je te faisais un compliment…», grommela le blond.

—«Je préfère encore t'entendre dire que mes cheveux ressemblent à un nid d'oiseau plutôt que de faire de moi un habile menteur.»

—«Je ne faisais que te taquiner. Je sais que tu ne prétends pas être ce que tu n'es pas. Tu es charmant parce que tu es réellement heureux d'être ici et j'espère que Lucifel saura récompenser comme tu le mérites le choix de tes présents de couronnement. Le roi semble partager tes goûts.»

—«Je ne suis guère plus âgé que lui…»

—«Sans doute mais cela n'explique pas la raison pour laquelle il semblait prêt à se lever de son trône pour venir te voir tandis que les domestiques achevaient de les disposer sur les dressoirs. S'il t'avait réellement distingué à ce point en t'adressant la parole, crois bien que j'aurai demandé à Lucifel de t'offrir un ou deux pur-sang de sa propre écurie de courses. Cela aurait été un tour de force.»

Castiel pinça les lèvres. Il aurait aimé que cela arrive. Il y avait cru quand les yeux verts avaient plongé dans les siens. Peu lui importe la récompense, le brun aurait été heureux de lui parler d'un peu plus prêt. Sans invité proche pour les entendre, pas même son frère, cela aurait été… intime.

Il but une gorgée d'alcool et se mordit les joues.

Assis sur son trône, Dean riait toujours avec son frère cadet. Il était vraiment beau quand il riait.

—«Tu regrettes que cela ne se soit pas passé, n'est-ce pas?»

—«Je trouve simplement naturel de vouloir lui adresser quelques mots un peu plus chaleureux que ne le permettent les félicitations d'usage», éluda maladroitement le brun.

—«Ton Hälsning était déjà superbe. Je me suis mordu les joues pour ne pas rire quand les ambassadeurs passés après nous ont tenté de t'imiter avec plus ou moins de succès.»

—«Je souhaitais simplement l'honorer correctement.»

—«… Tu peux te montrer horrible menteur, mon frère», grimaça Gabriel. «Ton envie de lui parler n'a pas grand-chose à voir avec ton rôle de représentant de Ronan. … Tu le regardes de cette manière.»

Mortifié, Castiel se sentit légèrement rougir. Il détourna ostensiblement les yeux pour contempler Snovedstad sous la lune et appuya à nouveau son front contre le verre glacé. Le rire et le sourire de Dean faisaient picoter sa peau.

—«Tu te trompes.»

—«Crois-tu? Je t'ai aussi regardé danser, ne serait-ce que pour te reprendre si tu montrais cet air distrait que tu as parfois et qu'une personne extérieure pourrait prendre pour un signe d'ennui. Tu ne cessais de chercher le roi des yeux et je doute qu'il s'agissait d'évaluer son talent de danseur.»

—«… Je suis simplement curieux.»

—«De la même manière que tu observais ce matelot à bord du Siegwin

Le brun pâlit. Debout devant cette fenêtre entrouverte par laquelle il sentait l'air frais de la nuit, Castiel eut froid. Son frère adressa un sourire charmant à une jeune femme qui passait à côté d'eux au bras de son chaperon. Elle lui répondit d'un air engageant et le blond continua à la dévisager jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la foule. Le brun fronça les sourcils.

—«… Tu aurais le droit de le faire avec une dame mais pas moi?»

—«Tu admets donc que tu le regardais d'une manière particulière? As-tu remarqué que tu prends une pose qui t'avantage quand le roi te rend ton regard?», répondit distraitement le blond.

—«Tu es blessant.»

Castiel se tourna, bien décidé à se retourner au buffet pour boire un nouveau verre d'alcool. Il ne voulait pas en entendre plus, il étouffait, il –

Son frère enroula une main autour de son coude pour le retenir.

—«Il semble que j'ai un peu trop bu et que mes paroles dépassent mes pensées. Pardonne-moi, s'il te plaît.»

—«Cette fois tu m'insultes, Gabriel. Nous savons tous deux que tu tiens parfaitement l'alcool. … Je n'ai pas de compte à te rendre concernant ma conduite et il est injuste de m'accuser ainsi de –», s'agaça le brun.

—«Penses-tu réellement que je te reproche quoi que ce soit? Notre hôte est très bel homme – je peux comprendre qu'il ait attiré favorablement ton attention – mais je souhaite que tu n'oublies pas qu'il est aussi très à marier.»

—«Tu vas trop loin. Pourquoi devrais-je être prudent dès qu'il s'agit de notre hôte tandis que tu parles à tort et à travers? Nous avons sensiblement le même âge et je pense qu'une curiosité identique nous anime, tu sais que j'ai toujours souhaité découvrir Belemer», siffla Castiel avec humeur.

—«C'est aussi mon cas.»

—«Dans ce cas, essaye de ne pas oublier grâce à qui tu te trouves ici. Laisse-moi passer à présent, je veux sortir sur la terrasse.»

Sans un regard, le jeune homme ouvrit la porte-fenêtre et sortit précipitamment.

Le sang battait à ses tempes, sa poitrine était désagréablement serrée.

Castiel lécha ses lèvres sèches tandis que le vent glacial faisait perler des larmes à ses cils. Il s'essuya vigoureusement le visage de son poing serré. Gabriel ne lui emboîta pas le pas mais le brun pressa l'allure pour s'éloigner encore et se fondre dans les ombres qui envahissaient la terrasse.

Il savait.

Bien sûr qu'il savait ce qu'il faisait quand il voyait Dean et quand celui-ci lui rendait son regard. Castiel le savait mais était-ce réellement d'une si grande importance? Entendre son frère parler d'Erik Könitz avait été humiliant et lui donnait l'impression de se comporter comme un adolescent maladroit et énamouré. Gabriel se trompait, il ne regardait pas le roi de Belemer de la même manière parce que Dean était –

Le brun soupira.

Il était tellement plus attirant qu'Erik et son cœur avait bondi dans sa poitrine quand il l'avait vu la première fois. Dean était beau et Castiel était vêtu comme un acteur de théâtre. Il jeta un regard mauvais à son habit, aux lourdes passementeries sur son torse et à la ceinture pourpre qui le serrait. Le fourreau de son épée battait contre son mollet à chaque pas et le brun eut envie d'arracher le baudrier de sa taille. Il était ridicule. Un regard échangé dans une foule ne signifiait rien. Les deux hommes n'avaient échangé que quelques mots polis, cela ne comptait pas non plus. Ils n'étaient pas les héros du dernier roman sentimental écrit par Amélie de Peyre.

Castiel passa une main lourde dans sa nuque, un peu las.

Les paroles de Gabriel résonnaient à ses oreilles, pesant à chaque fois un peu plus lourd sur son estomac. Cela ne signifiait rien. Dans deux jours, son frère et lui quitteraient Snovedstad pour rentrer à Andione en ayant peut-être partagé un entretien privé avec le nouveau roi de Belemer. Gabriel parlerait habilement de diplomatie et de commerce, Castiel n'aurait nulle occasion d'évoquer avec lui les beaux paysages autour de la cité ni les puissants chevaux de Belemer. Dean le remercierait probablement chaleureusement pour les présents de son couronnement et le brun en serait heureux. Il s'attirerait une dernière fois favorablement son attention en le saluant en Hälsning – une chose qu'il faisait bien mieux que son aîné – et Castiel quitterait les confins nord de Fénia avec ces souvenirs agréables, les traits du roi gravés dans sa mémoire jusqu'à ce qu'ils s'estompent.

Le brun esquissa un rictus amer. Cela finirait par arriver mais ce serait long, il n'avait jamais vu un homme dont le seul regard lui donnait des envies de discussions futiles pour le seul plaisir de goûter sa compagnie.

Ses bottes résonnant sur les dalles, Castiel marcha jusqu'à l'extrémité de la terrasse et entra dans le petit pavillon à son extrémité pour se protéger du froid. De forme hexagonale et construit en bois, celui-ci ouvrait sur le paysage par des baies en plein cintre délicatement sculptées et fermées de fenêtres à petits croisillons. Au centre, un grand brasero de bronze dispensait une agréable chaleur. Il s'assit lourdement sur la banquette en pierre garnie de coussins ménagée dans l'embrasure de la fenêtre. La vue sur Snovedstad était époustouflante. Sous la lune nacrée, les eaux du fjord prenaient des teintes de pierres précieuses tandis que les arêtes des toits et les cimes des sapins semblaient couronnés d'argent. Le brun remonta le col en fourrure de son mantelet sur son cou pour se protéger du froid malgré la chaleur des braises. L'air était agréablement parfumé d'odeurs de résine et d'herbes sèches.

Le vent qui soufflait depuis le fjord portait jusqu'à lui les chants qui envahissaient les rues et les maisons. Les cloches ne sonnaient plus le chant du roi mais tout Snovedstad célébrait le couronnement et Castiel sourit. Il ferma les yeux et se laissa envahir par les odeurs et les bruits de la cité. C'était plus plaisant que le bal, même si Dean y brillait et que le voir rire avec son cadet était à la fois réconfortant et invitant parce que cela le rendait accessible.

L'air froid apaisa la brûlure de son sang dans ses veines et acheva de dissiper le parfum de la princesse de Kertch dont il sentait encore les reliquats sur son habit.

Il renifla doucement. Trop fort, trop capiteux, trop sucré. Gabriel l'avait entraîné dans des complications que Castiel se faisait un devoir de lui faire regretter dès le lendemain. Ce que le brun gardait dans son cœur depuis le couronnement ne concernait que lui et ne durerait que le temps d'une parenthèse enchantée à Snovedstad. Il n'était pas enfant à ce point pour se languir ensuite pendant des semaines ou des mois… Non, il ne l'était pas.

Castiel entendit des bruits de pas non loin de lui et un rire perlé de femme. Il se pencha légèrement en avant et aperçut l'émissaire Leszno, très empressé auprès d'une dame portant les couleurs du royaume de Janaïn. Le couple passa non loin du pavillon sans lui prêter la moindre attention. La voix de l'homme débordait d'arrogance.

—«Je vous assure que Kertch pourra s'enorgueillir bientôt d'une union des plus avantageuses avec Ronan. Mon roi me récompensera d'une manière somptueuse pour mes efforts.»

—«Votre souverain n'espérait-il pas plutôt une alliance avec Belemer?», susurra sa compagne.

—«Ma princesse goûte peu la froideur du roi Dean, elle préfère le sourire du prince Castiel. Nous n'y perdrons pas au change, il est issu d'une des familles les plus fabuleusement riches de Fénia. Le mariage sera d'une magnificence telle que toute la bonne société en parlera encore pendant des années.»

—«Chacun commentera sans le moindre doute à son aise l'union du fragile moineau et de l'aigle majestueux. On ne saurait faire mariage plus mal assorti…»

—«… L'amour peut faire oublier bien des différences, Ma Dame.»

—«Je crains que l'amour ne soit pas aveugle à ce point. Le seul trait d'esprit de votre princesse est d'admettre sa défaite et de se retirer de la course vers le cœur du roi de Belemer. Les voir l'un à côté de l'autre serait du plus parfait ridicule.»

Le bruissement de la robe de soie approcha du pavillon et le brun se fondit dans l'ombre, peu désireux d'être aperçu. L'homme marmonna quelques mots entre ses dents serrées.

—«Je vous demande pardon?»

—«Le prince Castiel serait bien inspiré de ne pas refuser une telle offre de mariage. Il a plus de quarante ans, beaucoup se demandent s'il n'est pas atteint d'une… difformité qui l'aurait empêché de convoler jusqu'à présent.»

—«Les esprits chagrins jalousent toujours ce qu'ils ne possèdent pas, la beauté et la richesse. Le prince cadet de Ronan est de ces hommes qui peuvent se permettre une telle facétie. Quand on est riche à millions et beau comme un dieu des anciennes religions, c'est faire preuve d'esprit que de ne pas se précipiter vers un mariage mal assorti. Retournons à l'intérieur je vous prie, ce vent me glace les os.»

L'émissaire Leszno s'empressa de couvrir les épaules nues de sa compagne avec son étole et de la raccompagner vers la salle de bal. Castiel guetta leur marche en souriant d'un air moqueur. La langue de la dame était aussi acérée que la vipère noire de Janaïn qui ornait ses couleurs.

Le brun s'appuya lourdement contre le mur et reprit sa contemplation silencieuse, les jambes croisées devant lui. Par Dieu, il n'accepterait jamais une union aussi mal accordée avec une personne à l'esprit futile. Castiel espérait une rencontre agréable, d'intéressantes discussions et des rendez-vous pour apprendre à se connaître. Une fois certain de son inclinaison, il accepterait (ou ferait) sa déclaration puis sa demande. Plus jeune, il avait fantasmé des rêves de folles passions, de déclarations enflammées et de baisers révérencieux donner du bout des lèvres. Il avait vieilli et il n'y avait plus guère que les héros des romans d'Amélie de Peyre pour s'enflammer d'un regard et s'épouser après une multitude de péripéties rocambolesques. Castiel comptait passer le reste de sa vie avec l'homme qu'il aurait choisi, il voulait juste être certain d'en être réellement amoureux. Ses frères trouvaient cela encore trop romanesque mais qu'on le laisse donc vivre en accord avec ses modestes désirs.

Au loin, le brun entendit l'orchestre entamer une polka et se mit à dodeliner légèrement de la tête. Les yeux toujours fermés, il ne remarqua pas une ombre se découper sur le seuil du pavillon.

—«… Je vous sais suffisamment bon danseur pour ne pas avoir trouvé refuge ici mais peut-être tentez-vous de fuir quelque chose. … Ou quelqu'un.»

Castiel sursauta avant de se raidir désagréablement. L'ombre n'avait pas de visage mais il reconnut immédiatement cette voix qu'il entendait encore parfois dans ses cauchemars. Le brun crispa ses doigts sur son verre. Il ne voulait pas lui prêter la moindre attention mais il savait que rien ne L'empêcherait de le rejoindre, pas même son silence glacé que tout autre aurait compris comme une demande évidente de congé. Il serra les dents.

—«Ambassadeur Bayan…»

L'homme le salua d'un signe de tête si outrageusement courtisan, sa bouche ourlée d'un sourire si sensuel, que Castiel sentit comme une gifle sur ses joues.

Il se redressa lentement et observa, l'air ombrageux, Bayan de Tür lorsqu'il entra dans le petit pavillon. Son visage avait perdu la séduction de sa jeunesse, ses traits étaient devenus plus durs. Castiel aimait ces visages aux formes affirmées, il aimait embrasser une mâchoire à la ligne solide. Son amoureux menteur avait perdu de sa sveltesse mais ses larges épaules musclées compensaient une taille un peu épaissie par les plaisirs.

Malgré les années, l'homme gardait un charme indéniable et le brun en serra les poings de dépit.

La faible lueur projetée par les braises du brasero en bronze déformait toutefois l'ombre de son nez légèrement tordu et enlaidissait ses traits. Il y puisa un maigre réconfort. Lors de son séjour à Andione, Bayan de Tür avait été frappé au visage par l'époux ivre de rage d'une femme séduite à l'endroit même où l'homme parlait déjà d'amour à Castiel. L'épilogue de sa pathétique et fausse histoire d'amour avec lui. Le brun sentit la rage envahir sa poitrine à ce souvenir cuisant et humiliant. Il aurait aimé que les années se montrent moins clémentes envers lui.

Bayan de Tür s'assit lentement en face de lui. Castiel rougit de colère quand son pied effleura le sien par une inadvertance soigneusement calculée. Il eut envie de lui jeter le fond de son verre au visage. Il le haïssait.

—«Que fuyez-vous, Votre Altesse?», répéta-t-il en contemplant à son tour Snovedstad.

—«Rien qui ne vous concerne. Nous ne sommes ni amis ni égaux Ambassadeur Bayan, je n'ai nul compte à vous rendre», répondit Castiel d'une voix glaciale.

Décontenancé par la réponse polaire, l'homme fronça légèrement les sourcils. Pensait-il réellement qu'il était toujours le même petit jeune homme qu'il avait si aisément séduit il y avait des années de cela? Un pli laid et dédaigneux se forma à la commissure de ses lèvres à sa rebuffade et le brun enfonça ses ongles dans ses paumes. Plus de dix années s'étaient écoulées pourtant Bayan n'éprouvait toujours aucun respect pour lui. Par Dieu, dire qu'il avait éprouvé du désir pour cet homme, qu'il avait eu envie qu'il devienne son époux pour la vie. Le brun aurait regretté sa vie durant de s'être offert à un être aussi indigne. Il serra la mâchoire. Se retrouver en présence de l'ambassadeur de Derlhin le faisait replonger dans d'étranges souvenirs de sexe et de sentiments.

—«… Je ne voulais pas me montrer désobligeant, je vous prie de me pardonner.»

Castiel acquiesça d'un geste sec pour mettre un terme à leur discussion. Il esquissa un geste pour se lever mais la jambe de Bayan de Tür lui barra nonchalamment le passage.

—«Je vous ai vu danser avec la princesse de Kertch», reprit-il lentement.

—«Le bal a débuté il y a plusieurs heures, j'ai partagé bien des danses avec bien des cavalières.»

—«… Bien entendu. Ce n'est pas comme si je prêtais réellement foi aux rumeurs de fiançailles qui circulent à cet instant dans la noble assemblée rassemblée dans ce royaume du bout du monde. Nous savons tous deux que cela est impossible, n'est-ce pas?»

L'ambassadeur esquissa un sourire entendu et le brun le fusilla du regard. Son autre joue le brûlait à présent sous l'effet du soufflet mesquin. Il tourna la tête vers la terrasse, priant pour que Gabriel soit en train de détromper l'émissaire de Kertch avant que l'incident diplomatique ne soit inévitable ou Lucifel ne lui demanderait plus jamais de le représenter nulle part. Castiel pensait qu'il ne serait pas mauvais pour parler de commerce avec Dean. Il fronça les sourcils.

—«Les affaires de Ronan ne vous concernent en rien. Vous ai-je posé la moindre question à propos de la femme qui vous accompagne?»

—«… Vous l'avez donc remarqué. Seriez-vous jaloux?», sourit Bayan de Tür.

—«Vous êtes insultant. Je n'éprouve pas le moindre intérêt envers vos histoires de cœur.»

—«… Les vôtres m'importent, Votre Altesse.»

Le sang aux tempes, le brun lui jeta un regard implacable et brûlant de colère. L'ambassadeur resta impassible mais Castiel vit une ride d'inquiétude se creuser entre ses yeux. Il avait passé tant de temps à l'observer à Andione. C'est parce qu'il s'était montré maladroit que l'homme avait remarqué son attirance et avait décidé de lui faire la cour. À cette époque, l'amour brûlait dans ses prunelles bleues. À présent, il n'y lisait plus que de la colère et du mépris.

—«Je vous interdis de vous attribuer ce droit, ni même de le penser. Nos rapports ne sont plus dictés que par le strict respect des convenances et les accords qui lient nos deux royaumes. Tenez-vous en cela et par égard pour le roi que vous représentez, j'oublierai vos familiarités Ambassadeur Bayan.»

—«M'interdisez-vous réellement de vous dire que je suis heureux de vous revoir?»

—«Ce plaisir n'est pas partagé, je vous invite à vous raisonner promptement. L'échéance d'une partie de nos accords commerciaux arrive bientôt à terme et doit être renégociée pas nos représentants respectifs. Vous n'ignorez pas que le roi Lucifel est très attaché aux convenances, il serait fâcheux que ces discussions se présentent sous de mauvais augures…»

—«Vous vous réfugiez déjà derrière votre frère à cette époque.»

Castiel crispa les doigts autour de son verre. Il regretta amèrement d'avoir terminé son verre pour pouvoir le lui jeter au visage.

Bayan de Tür se leva à son tour et le brun nota avec plaisir que les flammes du brasero arrondissaient encore sa silhouette. L'homme croisa son regard moqueur, son cou un peu gras rosit légèrement. Lui aussi venait de songer à sa jeunesse perdue.

—«Je suis prince de Ronan et envoyé officiel de son roi. Je pourrais vous provoquer en duel pour votre impudence.»

—«Vous avez toujours été si chevaleresque… Nous ne faisons que converser, Votre Altesse.»

L'ambassadeur inclina la tête vers lui d'une manière un peu plus respectueuse mais Castiel tourna brusquement les talons pour traverser la terrasse. Un quadrille débutait dans la salle de réception, sautillant et joyeux, l'envie de danser le prit à nouveau pour s'éloigner des perfidies de Bayan de Tür. Gabriel était un danseur de quadrille passable mais Castiel avait envie de partager cela avec lui. Ils riraient probablement aux éclats en se moquant de son mauvais jeu de pieds et il se sentirait mieux.

Derrières lui, l'ambassadeur de Derlhin lui emboîta le pas. Les talons de ses chaussures résonnaient sur les dalles.

—«Je vous présente mes excuses», dit-il en se portant à sa hauteur.

—«Je n'en crois pas un seul mot.»

—«Vous pouvez me mépriser mais j'ai plus d'estime pour vous que vous ne le pensez. Mon départ d'Andione il y a plus de dix ans –»

—«N'ajoutez pas un mot de plus au risque d'achever le peu de politesse dont je fais encore preuve à votre égard.»

—«… Dans ce cas, je me contenterai de vous dire que nous sommes deux représentants de nos rois et que je ne vous ferai pas l'affront d'ignorer la raison pour laquelle le roi Lucifel vous a envoyé ici en si grand équipage. Derlhin et Ronan ont des intérêts communs aux ressources de ce royaume.»

L'homme lui jeta un regard entendu mais Castiel garda un silence prudent. Il se doutait que l'ambassadeur n'était pas venu le rejoindre pour lui parler de leur ancienne et fausse histoire d'amour – pas uniquement – mais l'homme dévoilait son jeu plus vite qu'il ne le pensait. Son regard lui brûlait le visage, le brun haussa légèrement les épaules.

—«Je suis venu offrir au nouveau roi de Belemer les marques d'estime d'un de ses principaux partenaires commerciaux.»

—«Vous ne me portez plus dans votre cœur mais ne me faites pas l'affront de penser que je suis stupide», ricana l'homme. «Le roi Lucifel a des ambitions sur les produits des mines de Belemer. Mon roi a besoin des solides sapins de leurs montagnes pour augmenter le nombre de navires de sa flotte commerciale. Les fêtes du couronnement vont durer deux jours, nous pourrions d'ores et déjà deviser ensemble pour convaincre ensuite son roi Dean de céder à nos exigences. Nous devons le convaincre qu'il y trouvera son intérêt.»

—«En déforestant les pentes des monts de Nyvold et en vidant les filons des mines de Valone?», se moqua le brun.

—«Les juristes de Ronan sont les plus habiles pour indiquer d'invisibles clauses d'exploitation d'une durée limitée dans les contrats. Arrivées à échéance, elles permettront à Ronan d'exiger plus d'importation sans que le roi Dean ne puisse s'y opposer. Les gens de Belemer pensent que la parole donnée est une parole sacrée, c'est une manière dangereuse de considérer des affaires et il serait aisé de tirer parti», sourit Bayan de Tür.

—«Ce n'est pas ainsi que Ronan considère la tenue de ses affaires.»

—«Oh, je vous en prie! Vous avez été Magistère des Relations extérieurs de Ronan, vous n'ignorez en rien la manière dont le roi Lucifel envisage la croissance de l'activité de vos manufactures. Votre successeur au Magistère des Relations extérieures, le duc Reinhardt de Caem, a commencé à prendre des dispositions en ce sens. Croyez-vous que je me serais permis de vous approcher sans cela? Je ne sais que trop bien combien l'envie vous taraude de me passer par le fil de votre épée à propos de ces événements de longue date.»

Castiel lui jeta un regard incrédule.

—«Reinhard vous a –?»

—«Les projets de votre roi l'y ont contraint. Soyez rassuré, il m'a assez bien signifié tout le mépris qu'il éprouvait pour ma personne mais comme moi, il est un loyal serviteur de son royaume.»

—«Vous avez donc échangé ensemble à propos du couronnement du roi de Belemer?»

—«Tous les représentants rassemblés se prêtent à ce jeu depuis des mois, Votre Altesse. … Croyez-vous réellement à la bienveillance de ces sourires dont on le gratifie? Au respect de ces révérences?»

Castiel serra douloureusement les dents. Reinhardt proclamait qu'il l'aimait à la folie pourtant il lui avait caché ses démarches envers Derlhin. La sensation de trahison était sale et poisseuse.

—«Le duc de Caem a également jugé bon de préciser que le moindre comportement indécent de ma part à votre égard serait un objet de discorde entre Derlhin et Ronan. … Il est aussi romanesque que vous», sourit Bayan d'un air narquois.

—«Voilà une prescription dont vous vous passez fort bien…»

—«Je suis plus expérimenté, je ne me laisse pas aveugler par mes sentiments.»

—«Je sais que vous ne le faites pas.» Le brun le regarda. «Le roi de Belemer est moins naïf que vous ne le pensez. Il a été élevé comme un héritier, il a parfaitement conscience de ce qui est en train de se jouer autour de lui à cet instant.»

—«Permettez-moi sérieusement d'en douter. Il est resté de longues années en retraite au Premier Temple avant de porter la couronne. Il n'a jamais participé à aucune décision concernant Belemer ce qui fait de lui au moins un ignorant, au pire, un niais. Il est par ailleurs fort probable qu'il n'a jamais vu autant de femmes réunies devant lui de sa vie. Il est niais, Votre Altesse.»

Castiel lui jeta un regard courroucé mais il sentit ses joues s'empourprer légèrement. C'était de l'indignation. … De l'incrédulité. Seigneur, c'était impossible. Dean ne pouvait pas réellement être innocent à ce point, y compris dans sa chair…

Le brun se mordit douloureusement les joues. Il était inconvenant d'y penser mais cela tourbillonnait furieusement dans son esprit à cet instant. Bayan de Tür se rengorgea légèrement, le torse bombé. Castiel constata avec plaisir que la soie de son habit épaississait définitivement sa taille.

—«Le duc de Caem m'a informé que vous étiez en charge des présents de couronnement offerts au roi de Belemer au nom de votre frère. Vos cadeaux semblent lui avoir fait grande impression et je vous félicite pour cet habile tour de force. J'ai également appris par une indiscrétion que vous logez avec votre frère dans des appartements très proches de ceux de la famille royale.» L'homme lui jeta un regard un peu envieux. «… Nous pourrions faire de grandes choses en nous alliant pour le bénéfice mutuel de nos rois. Il y a tant de richesses dont nous pourrions nous emparer dans ce royaume archaïque.»

Dans l'ombre de la terrasse, Bayan s'approcha de lui. Quand son épaule frôla presque la sienne, le parfum trop fort de son eau de Cologne envahit son nez. La chaleur de son corps épais mais musclé ressemblait à une fournaise, son haleine brûlante sentait l'alcool. Castiel se raidit.

—«Le roi Dean semble vous prêter une attention toute particulière et il serait bon de pousser plus loin votre avantage. Il est jeune, vous pourriez aisément le séduire pour l'amener à des vues plus adéquates aux nôtres», poursuivit-il.

Oh, Castiel regrettait tant que son verre soit vide.

Son épée battait toujours son flanc mais elle n'était qu'un luxueux accessoire de parade à la pointe émoussée. Le brun ne possédait pas même de gant pour le souffleter et le provoquer en duel. Il esquissa un rictus. Qu'aurait-il défendu au juste? L'honneur du roi de Belemer ou le sien? Les deux peut-être? Lucifel s'en étranglerait avec son écharpe en soie s'il l'apprenait. Aucun membre de la famille royale de Ronan ne s'était battu pour des questions d'honneur depuis le duel d'un de leurs aïeuls contre un comte il y avait soixante ans. Le premier l'avait remporté mais cela ne comptait pas. Sa démarche avait été considérée comme un déshonneur pour la famille royale de Ronan. Le protocole de Ronan était si compliqué…

Il fusilla Bayan du regard.

—«Je suis prince de Ronan et représentant officiel de son roi, pas une courtisane. Comment pouvez-vous imaginer une telle duplicité de ma part?», s'indigna-t-il.

—«La diplomatie impose parfois des arrangements pour arriver à ses fins. Vous n'aviez pas encore trente ans à l'époque, pourtant vous n'avez pas fui d'un air outragé quand je suis venu à vous.»

—«Je pensais naïvement que vous étiez sincère et que vous –»

La gorge serrée, Castiel se tut avant d'inspirer profondément. L'alcool avait un goût amer sur sa langue mais il devait se reprendre et ne pas offrir à son interlocuteur une raison de penser qu'il avait encore de l'importance pour lui. Il en fut convaincu quand il croisa le regard luisant de l'ambassadeur et la moue satisfaite qui ourlait sa bouche. Insupportable. Insultant. Il se tourna lentement vers lui.

—«Cessons sur le champ cette insupportable conversation. Je ne suis pas à Belemer pour affaires commerciales et je refuse de m'entretenir avec vous sur ce sujet, peu importe l'entente que vous avez pu nouer avec le duc de Caem. Je n'ai pas été informé de ces projets et je considère ne pas avoir de raison de m'y intéresser.»

—«Votre Altesse, vous –»

—«Pendant la durée de votre séjour, je vous interdis d'aborder à nouveau ce sujet en ma présence. Je vous demande également de ne pas vous entretenir avec le prince Gabriel.»

—«Votre frère aîné a peut-être reçu ces propres ordres avant de venir à Snovedstad…»

—«Si tel est le cas, il m'en parlera lui-même et dans le secret de nos appartements. Les affaires de Ronan ne vous concernent pas, Ambassadeur Bayan.»

Castiel pressa le pas pour regagner la salle de réception mais l'homme le rejoignit en deux grandes enjambées. Il referma délicatement ses doigts sur son poignet. Cette main sur lui, la chaleur de sa paume large et solide… Le brun s'empourpra de rage.

—«Je ne sous-entendais nullement une séduction de cette nature, je sais que vous pensez d'amour et que vous êtes incapable de tromperie. Je vous rappelais simplement que le roi Dean et vous êtes d'un âge semblable et que vos goûts semblent s'accorder. Il se montre très distant avec ses invités depuis notre arrivée sauf avec vous, c'est une faveur que vous auriez tort de négliger», souffla-t-il.

—«Adressez-moi à nouveau la parole pour parler de manipuler notre hôte et vous devrez me rendre compte de cet affront. Les artisans de Belemer sont de remarquables forgerons, je n'aurai aucune peine à me procurer deux armes pour nous permettre de régler notre différend.» Castiel plongea son regard bleu d'orage dans le sien, ses doigts se resserrant d'une poigne de fer sur son poignet. «Vous m'avez dupé il y a des années mais déjà, j'étais un excellent épéiste. Je crois me souvenir que vos prouesses physiques d'alors se limitaient à celles d'être un cavalier agréable. Cessez de me provoquer.»

—«Vous m'obligeriez à un duel pour un motif aussi futile? Il ne s'agit que de politique Votre Altesse, pas de ce que nous avons vécu ensemble», répondit l'homme d'un ton incrédule.

—«Bonne soirée.»

Le brun tourna brusquement les talons. Il se glissa dans l'embrasure de la première porte vitrée ouverte et chercha immédiatement Gabriel du regard. Ses mains tremblaient de colère et d'un reste d'humiliation. Son frère se trompait, Castiel n'oublierait jamais ce qu'il s'était passé entre eux et il souffrait dans sa chair de voir ces souvenirs le marquer encore au fer rouge. Bayan de Tür ne méritait pas tant d'égard mais le brun avait été si amoureux de lui à cette époque. Un seul sourire de lui l'aurait fait faire les pires folies si ses aînés ne l'avaient gardé un œil sur lui. Bon sang, Castiel avait été sur le point de le demander en mariage quand il avait appris l'étendue de sa duperie.

Le jeune homme déposa son verre sur le plateau d'un domestique qui passait à ses côtés et s'empressa d'en prendre un autre. L'alcool était agréablement frais mais il lui monta immédiatement au visage. Il essuya son front d'un revers de la main.

—«Vous sentez-vous bien Votre Altesse?»

—«Oui. Il fait si froid dehors mais si chaud ici, cela m'a surpris…», éluda Castiel.

—«Eio commence à souffler sur Snovedstad. Il régnera bientôt sur Belemer pendant les mois du sommeil.» Le domestique esquissa un sourire timide. «Il neigera peut-être d'ici deux ou trois jours. Les montagnes autour de la cité sont très belles sous la neige.»

—«Il me tarde de voir cela. Merci.»

Le jeune homme le salua d'un élégant signe de tête avant de reprendre sa déambulation dans la foule. Le brun la fouilla du regard mais il eut beau se tordre le cou, il ne parvint pas à repérer Gabriel.

Les lèvres sur le col de son verre, il déglutit.

L'ambassadeur de Derlhin était à nouveau à ses côtés, son regard pesant sur sa nuque. Des invités non loin le saluèrent à leur tour, le brun leur répondit aussi poliment que le corps brûlant de Bayan le lui permettait. À présent en public, les convenances l'empêchaient de prendre congé d'une manière cavalière. Il crut sentir les doigts de l'homme effleurer ses reins et il se raidit douloureusement.

—«Vous allez trop loin…», siffla-t-il.

—«C'est parce que je suis incapable d'oublier le tout jeune homme qui me regardait avec tant d'admiration quand vous êtes devant moi. Vous étiez prêt à déposer toute votre fortune à mes pieds pour un seul regard de ma part. Vous étiez déjà charmant à cette époque mais vous êtes devenu un très bel homme… Je comprends sans peine les espérances que nourrit Reinhard de Caem à votre égard.»

—«Je vous interdis de parler de lui d'une manière aussi familière.»

—«Est-ce que parce que les affaires du cœur du Magistère des Relations extérieures de Ronan ne me concernent pas? Aurait-il des raisons d'espérer?»

Son haleine était brûlante sur sa nuque. Castiel sentit sa peau devenir poisseuse de sueur et les petits cheveux s'y coller d'une manière désagréable. Il lui jeta un regard glacial par-dessus son épaule mais il ne vit dans le sien que de la concupiscence. Bayan de Tür le déshabillait sans vergogne du regard. Il se souvient de ses avances sensuelles, il se souvint que l'homme aurait fait l'amour avec lui sans éprouver le moindre sentiment à son égard. Cela le fit se sentir très sale.

—«Je sais que vous me haïssez mais vous n'ignorez pas combien les défis m'ont toujours stimulé…»

—«Est-ce la raison pour laquelle vous m'avez approché à cette époque?»

—«Qui sait. Vous étiez là et vous me regardiez, j'étais aussi présent et je vous ai vu.»

—«… Vous êtes un homme cruel, Ambassadeur Bayan.»

L'homme s'approcha encore, son torse effleura son dos et le brun se cambra imperceptiblement pour s'éloigner. Devant lui, un groupe discutait avec animation tout en jetant de discrets coups d'œil dans leur direction. Castiel ne pouvait pas fuir. Il ignorait ce que Bayan de Tür avait pu raconter de leur histoire à d'indiscrètes oreilles mais si d'autres savaient, Lucifel apprendrait sa dispute avec son ancien amant de cœur avant même son retour à Andione. Castiel supporterait difficilement à une telle humiliation. Il était piégé et cela lui donna envie de hurler de rage. Sa poitrine, sa tête bourdonnaient sous l'effet du violent maelström de sensations qui l'assaillaient. Parmi elles, il sentait plus durement que toutes les autres le poids de la honte.

L'ambassadeur de Derlhin laissa sa main glisser de ses reins à sa hanche pour chercher ses doigts. Castiel les éloigna d'un geste d'horreur.

—«… Je pense encore à vous parfois, quand la mélancolie m'étreint. Je me souviens que vous m'avez refusé l'accès à votre chambre à cette époque. Vous n'êtes pas non plus venu me rejoindre dans la mienne et cela me torture encore», souffla-t-il contre sa nuque.

—«Vous n'aviez nul besoin de donner autant de votre personne pour obtenir ce que vous vouliez de moi…», croassa le brun.

—«Il ne m'aurait pas déplu de vous connaître également de la sorte. … J'avoue qu'apprendre que je n'aurais pas été votre premier amant m'a troublé.»

—«… Tout n'est donc qu'une compétition à vos yeux?»

—«Le trophée était superbe à l'époque et il l'est toujours.»

L'ambassadeur Bayan lui sourit doucement, presque affectueusement, tandis qu'il plongeait ses yeux dans les siens. Une fois, Castiel lui avait dit qu'il les trouvait beaux et l'homme l'avait embrassé pour cela, avec la langue et ses grandes mains chaudes palpant ses flancs. C'était si bon, si langoureux, que si Balthazar les avait trouvés quelques minutes plus tard, le brun aurait été compromis. Bayan de Tür le savait, il savait tout. Ce souvenir lui donna la nausée.

—«Je vous haïs…», chuchota-t-il.

—«Un sentiment aussi fort est déjà un aveu d'attachement, Votre Altesse et il me plaît d'en être l'objet», souffla l'homme à son oreille, son regard fixé sur la foule. «Je vous le répète, associons nos intérêts lors de notre séjour ici. Nos rois nous couvrirons d'honneurs et nous ne laisserons à ce naïf roitelet que ses yeux pour pleurer. Nous pillerons les ressources de Belemer pour rendre nos royaumes plus puissants que jamais.»

Les yeux de l'homme brillaient de convoitise et d'une lueur que l'ivresse faisait ressembler à de la folie. Malgré le corps pesant qui se pressait subtilement contre le sien, malgré ce parfum d'homme qui l'entourait, Castiel fut soudain envahi par le souvenir de Dean. Il jeta un regard en direction du trône, aperçut le châtain avec son frère. Il sourit. Bayan de Tür inspira vulgairement dans son cou, sa main frôlant sa hanche.

—«Commencez-vous à entendre raison, Castiel?»

—«Rien de ce que vous pourrez me dire ne parviendra jamais à me convaincre. Au-delà de la haine, je vous méprise et je vous empêcherai de réaliser votre sinistre projet. Ronan ne trahira pas le roi qui l'a accueilli chez lui en ami, je ne vous laisserai jamais lui faire ça», murmura-t-il.

Castiel fixait toujours Dean et peu importe que quelqu'un remarque dans la foule que le prince de Ronan dévisageait le roi de Belemer avec indiscrétion. Dean était beau et noble, il était élégant et digne.

Le brun se tourna pour faire face à Bayan de Tür. Il le trouva laid – si vieux et si laid dans son orgueil de vieux lion – que son indignation s'apaisa en lui. Il eut soudain la tranquille certitude que son cauchemar ne reviendrait plus le hanter. L'homme ne lui avait épargné aucune humiliation, aucune bassesse pendant leur entretien mais Castiel sut qu'il ne pourrait faire plus. Bayan de Tür était un homme pathétique, usant du pouvoir de mots soigneusement choisis pour le blesser mais Dean souriait et riait. Le brun veillait aux intérêts de Ronan depuis des années, il saurait faire de même pour le roi de Belemer.

L'homme fronça les sourcils. Il ouvrit la bouche pour répondre mais Castiel l'ignora. Avisant enfin son frère sur sa gauche en galante compagnie, il s'éloigna, sans un mot ni un salut. Il passa devant le petit groupe et l'entendit commenter avec enthousiasme la manière dont le prince de Ronan venait de congédier l'ambassadeur de Derlhin comme un vulgaire valet. Le brun pinça les lèvres pour ne pas rire.

Gabriel le salua d'un sourire qui se fana quand il aperçut Bayan de Tür à quelques mètres d'eux. Il l'interrogea du regard mais Castiel haussa les épaules. Il lui parlerait plus tard. Ou peut-être jamais. Le brun invita la jeune femme à danser avec un sourire charmant. Sa main dans la sienne, Castiel les dirigea vers la piste mais son frère l'arrêta, ses doigts sur son poignet.

—«Il me semblait que tu ne souhaitais plus danser. La dame est aussi médiocre danseuse que moi, j'étais sur le point d'accepter de me dévouer», chuchota-t-il discrètement.

—«N'en fais rien Gabriel, je suis ravi de te remplacer.»

—«… Y a-t-il quelque chose dont tu souhaiterais me parler?»

Gabriel jette un regard éloquent en direction de Bayan de Tür mais le brun l'ignora. Il n'est plus important pour lui. Il entraîna sa cavalière vers la piste de danse. L'orchestre accordait à nouveau ses instruments mais Castiel reconnut les premières notes d'un nouveau quadrille et il observa avec attention la foule autour de lui pour trouver un autre couple esseulé auquel se joindre. La foule des danseurs commençait déjà à se placer.

Du coin de l'œil, le brun aperçut l'ambassadeur de Derlhin rejoindre à son tour la piste de danse d'un pas conquérant, une femme pâmée accrochée à son bras. Le jeune homme entraîna sa cavalière autour de la salle, les yeux toujours attentivement fixés sur la foule. Derrière lui, Bayan de Tür lui emboîta le pas. Sa traque obstinée sur sa piste le révulsa. Castiel pressa le pas, désagréablement conscient du ridicule de la situation. L'usage voulait que deux couples isolés s'associent naturellement. Il s'y refusa ostensiblement et il aperçut des regards surpris posés sur lui, des points d'interrogation accrochés aux lèvres des invités.

Le brun jugea que Bayan de Tür se lasserait avec lui, il n'avait jamais supporté l'humiliation.

.

.

L'air préoccupé, Dean suivait le prince cadet de Ronan du regard. Il ne prêtait qu'une attention distraite à ce que Sam lui racontait et écoutait à peine les commentaires enjoués du Seigneur-Conseiller Egon qui regrettait que ses mauvaises jambes lui interdisent les plaisirs de la danse. Le châtain acquiesça lentement, les yeux plissés tandis qu'il observait Castiel. Les invités étaient rassemblés par centaines devant lui pourtant il ne manquait rien de l'étrange ballet qui se dansait à cet instant entre le brun et un homme aux larges épaules portant les couleurs de Derlhin. Il serra et desserra lentement les doigts sur les accoudoirs en bronze du trône.

—«… Dean? As-tu entendu un seul mot de ce que je viens de te dire?»

—«Oui Sam…», répondit-il lentement.

Il avait déjà vu le prince Castiel et cet homme à l'air hautain revenir ensemble de la terrasse un peu plus tôt. Dean ne cherchait pas réellement le brun du regard, il avait juste aperçu la tache rouge de son habit d'une manière un peu plus attentive qu'une autre, voilà tout. Leur ballet ressemblait de plus en plus à une fuite. Le châtain se mit à tressauter nerveusement d'une jambe, son coude sur l'accotoir et sa main devant sa bouche pour cacher son pli amer.

Sam soupira.

—«Quelle est cette chose qui capte tant ton attention? À moins que tu ne souhaites à ce point retourner danser… Tu sembles avoir fait tien les fins gans brodés par Maîtresse Aghna», se moqua-t-il légèrement.

—«… Ce n'est rien, je regarde simplement –»

Le châtain se redressa légèrement sur son siège, le regard rivé vers de la piste de danse.

Il se souvenait du nom de cet homme.

Lors de la cérémonie des présents, l'ambassadeur Bayan de Tür lui avait présenté les respects de son roi. Il avait fait preuve de la plus exquise des politesses mais son regard flambait d'orgueil tandis que les domestiques dévoilaient devant lui les objets précieux. Dean les avait trouvés d'un goût douteux, autant que l'allure de la jeune femme couverte de diamants qui l'accompagnait. Son œil exercé avait reconnu de belles pierres issues des mines de Belemer – une agréable flatterie sans doute – mais le travail de joaillerie avait été fait sans grâce particulière.

Pétri d'arrogance, l'homme lui avait fait une détestable impression.

Celle-ci se transformait progressivement en dégoût tandis qu'il le voyait poursuivre le prince Castiel de ses assiduités.

La jeune femme au bras de l'ambassadeur le suivait tant bien que mal, relevant d'une main sa robe surchargée de volants. Sa parure de diamants scintillait sous les vastes lustres en bronze garnis de bougies. Dean cligna des yeux. Il se souvint aussi que cette petite personne à l'air de poupée, si mal accordée au viril Bayan de Tür, était son épouse.

L'homme rôdait toujours derrière Castiel, se déplaçant souplement à travers la foule malgré sa corpulence. Les deux couples achevaient presque le tour de la salle, l'un sur les traces de l'autre comme un chien limier traquant le gibier. Le châtain trouva cela obscène. Castiel marchait avec dignité mais il était pâle et crispé. Le jeune homme supposa qu'il devait sentir l'haleine brûlante de Bayan de Tür sur sa nuque.

L'orchestre acheva d'accorder ses instruments et fit résonner les premières notes du quadrille.

Le brun approcha de l'alcôve du trône.

Dean se leva brusquement.

—«Que fais-tu?», s'étonna Sam.

—«Tu as raison, il me prend soudain l'envie de danser. Pardonne-moi mais le quadrille va commencer.»

—«… Tu détestes le quadrille. Tu trouves que danser avec trois personnes au lieu d'une seule est une punition.»

—«Tout le monde peut changer d'avis», répondit le châtain d'un ton sec.

Sam lui jeta un retard torve avant de se lever à son tour de mauvaise grâce.

—«Permets-moi de t'accompagner. Je comprends que tu veuilles honorer tes invités mais on lit assez sur ton visage que tu n'y prends aucun plaisir. Je vais partager le quadrille avec toi. Mon sourire fera sans doute oublier ton air renfrogné…»

—«C'est inutile Sam.»

Dean descendit de l'estrade, le cou tendu pour repérer à nouveau le prince Castiel dans la foule. Entre deux mouvements de l'assemblée, le châtain l'aperçut à nouveau en train de se diriger inconsciemment vers lui, suivi par l'ambassadeur de Derlhin. Le sourire satisfait et l'air vainqueur de ce dernier étaient insupportables.

Le châtain s'inclina devant la première dame qu'il trouva à ses côtés. Celle-ci haussa un sourcil surpris et le châtain rosit légèrement de confusion en levant les yeux sur elle. La princesse Irina était l'épouse du vieux prince de Lensk et ambassadeur du royaume de Toura, un partenaire commercial respectueux des us et coutumes de Belemer. La dame était vêtue d'une robe brodée d'argent et un splendide diadème de perles reposait dans ses cheveux argentés. Son visage marqué par les années était altier et le sourire qu'elle lui adressa était très doux. Dean ne ressentit une pointe de culpabilité à l'idée d'utiliser cette noble dame pour faire… la Dame seule savait quoi. La princesse répondit à son invitation d'une gracieuse révérence avant de poser sa main blanche et fine sur la sienne, toujours gantée. Le châtain sentit la chaleur de sa paume à travers le cuir et il serra les dents tandis qu'un bref fourmillement glacé picotait au bout de ses doigts. Ce bal était une torture.

Il se redressa et posa la main de sa cavalière dans le creux de son coude.

—«Je suis flattée de l'attention que vous me portez Votre Majesté mais il y a bien d'autres dames qui seraient enchantées de danser à votre bras», sourit la princesse Irina.

—«Nos chroniqueurs ont écrit que la plus belle couronne est celle que donnent les années qui passent.»

—«Bien d'autres personnes à Fénia juge la vieillesse comme un fardeau.»

—«Notre Ancienne Langue l'appelle Alder. Ce mot signifie aussi Sagesse», répondit galamment Dean.

La dame sourit gentiment et serra son coude de ses doigts. Il demanda silencieusement l'autorisation de son époux qui le salua d'un élégant signe de tête et d'un Hälsning. Le châtain sentit sa poitrine se gonfler de chaleur.

—«Il me plaît de vous distinguer ainsi, princesse Irina. J'éprouve par ailleurs la plus grande estime pour votre époux. Un homme qui place respectueusement nos accords commerciaux sous la protection de la Dame de Belemer est plus que digne d'attirer mon attention», ajouta-t-il.

Le vieux prince de Lensk rosit de plaisir. Il avait également belle allure dans son habit sombre. Le cordon de l'ordre de chevalerie de Toura barrait sa poitrine et il portait simplement une chevalière ornée d'une splendide émeraude à son annulaire gauche, sans magnificence outrée. À côté de lui, l'habit chamarré d'or et de pourpre du prince Castiel était éclatant de luxe mais Dean lui trouvait une autre sorte d'attrait. Peut-être se montrait-il un peu partisan.

Il regarda à nouveau autour de lui mais la foule s'était déjà refermée sur lui, lui faisant perdre le prince Castiel de vue. Le châtain pinça les lèvres de dépit.

La princesse était à son bras et observait les danseurs avec une pointe d'envie. Incapable de reculer, Dean l'entraîna vers la piste de danse. Alors qu'il allait prendre place, quelqu'un le heurta maladroitement. Le châtain tourna la tête. Il tomba immédiatement dans le bleu. Castiel cligna lentement des yeux. Ses yeux si bleus. Dean remarqua à peine la révérence que s'empressa d'exécuter sa cavalière pour le saluer, les joues très rouges.

—«Veuillez me pardonner ma maladresse Votre Majesté, je ne regardais pas où j'allais», souffla-t-il avec gêne.

—«… Ne souhaitiez-vous pas danser ce quadrille?»

Le quadrille débuta mais les deux hommes se regardaient toujours. Les yeux couleur de pierre précieuse de Castiel le quittèrent brièvement pour saluer la princesse avant de se poser à nouveau sur lui. Dean sentit un frisson agréable courir le long de son dos tandis qu'il plongeait encore un peu plus dans leur rare teinte daggyr.

Il déglutit.

Le prince cadet de Ronan était beau. Plus près de lui, il distinguait une multitude de petits détails charmants sur son visage; le modelé de ses pommettes, l'arête droite de son nez, le dessin de ses lèvres fines. Dean sentit ses joues chauffer un peu. La sensation était nouvelle mais agréable. Le prince Castiel rendait les choses différentes.

Au détour d'un mouvement du quadrille, l'ambassadeur de Derlhin apparut soudain, tirant toujours son épouse couverte de diamants derrière lui. Il inclina respectueusement la tête devant lui tandis que sa compagne exécutait une gracieuse révérence. Le châtain leur répondit avec une politesse un peu froide. Bayan de Tür l'ignora, trop occupé à dévisager effrontément le prince Castiel. Dean se racla ostensiblement la gorge pour attirer son attention. Le rappel à l'ordre était cinglant.

—«J'espère que vous ne couriez pas après le prince Castiel pour lui demander de vous accompagner au quadrille, Ambassadeur Bayan. Je viens tout juste de le lui proposer. Si vous le voulez bien…», dit-il en regardant le brun.

Il vit le visage viril de Bayan de Tür s'assombrir mais le sourire de soulagement de Castiel éclipsa immédiatement ces nuages menaçants.

—«… Je serai honoré de partager le quadrille avec vous, Votre Majesté», souffla-t-il.

—«Le prince Castiel ne m'a pas encore refusé cette danse, il n'est donc pas encore en mesure d'en accepter une autre, Votre Majesté. Il est discourtois de ne pas respecter les usages…»

Dean lui jeta un regard glacial à cet insupportable prétentieux. Pensait-il réellement qu'il allait lui apprendre le protocole en vigueur à travers les cours royales de Fénia? Il est Premier Né et héritier de Belemer, il recevait des cours d'étiquette de la Dame-Conseillère Saor alors que son petit frère trottinait encore à quatre pattes sur les parquets du château de Snovedstad.

Il regarda le brun. Castiel l'observait toujours, la tête légèrement penchée sur le côté. Dean sentit son ventre faire une embardée étrange à ce geste adorable.

—«Avez-vous été invité?», demande-t-il lentement.

—«Nullement Votre Majesté. L'ambassadeur Bayan semble avoir commis une regrettable méprise, je ne lui dois rien.»

La gifle était subtile mais cuisante. L'ambassadeur de Derlhin s'empourpra de colère. Il les salua d'un air raide avant de tourner les talons sous les chuchotements des danseurs qui n'avaient rien manqué de l'altercation. Être repoussé à la fois par le roi de Belemer et le prince cadet de Ronan divertirait au moins un ou deux jours les cours des royaumes de Fénia. Dean se demanda distraitement combien de temps Sam tiendrait-il avant de lui faire une remontrance mais Castiel lui sourit gentiment. La tempête se dissipa entièrement.

Les deux hommes se dirigèrent d'un même pas vers la piste de danse. Le châtain sentait la présence chaude et agréable de Castiel à ses côtés.

Les deux couples se placèrent en face l'un de l'autre, alignés avec les autres danseurs du quadrille. Au moment où les trilles des violons montèrent dans la salle, le châtain se sentit l'âme d'un héros de légende quand Castiel lui adressa un sincère sourire de remerciement.

Ils se saluèrent d'un signe de tête puis leurs cavalières entamèrent gracieusement les premiers pas au centre de la rangée. Elles reprirent place dans la ligne avant que les deux hommes ne commencent à leur tour à évoluer au centre.

Alors qu'ils tournaient lentement l'un autour de l'autre, le brun chercha son regard. Dean y plongea volontiers tête la première.

—«… Je vous remercie pour ce que vous avez fait Votre Majesté mais je suis confus de vous avoir conduit à de telles extrémités.»

—«Cet homme semblait vous poursuivre. Je suis votre hôte, il est de mon devoir de m'assurer du bien-être de chacun de mes invités», répondit Dean tandis qu'ils changeaient de sens.

—«Je tiens tout de même à vous présenter mes excuses pour le déplorable spectacle que je crains de vous avoir offert. … Il est parfois difficile de rompre les liens qui nous attachent à notre passé», répondit-il avec embarras.

—«… Je ne me suis senti obligé de rien si ce n'est de vous aider. Il m'a semblé que vous en aviez besoin.»

Castiel acquiesça lentement mais il regagna sa place, l'air sombre et les lèvres pincées par la gêne.

Leurs cavalières recommencèrent à évoluer devant eux. Le quadrille prit progressivement de l'ampleur et elles échangèrent leur place avec les danseuses voisines en d'élégantes figures. Dean donnait distraitement son bras aux jeunes femmes quand elles revenaient vers lui. En face de lui, le brun semblait aussi peu concentré.

Quand les hommes remplacèrent les dames, il tenta de ne pas se précipiter en avant pour le retrouver. Dean ignora les autres danseurs, rongeant son frein jusqu'au moment de retrouver Castiel. Quand ils dansèrent à nouveau ensemble, leurs épaules se frôlèrent et Dean se mordit les joues. Cette chaleur dans ses mains était aussi inquiétante qu'attirante.

—«Je voulais vous inviter à danser. Depuis la cérémonie des présents, je souhaite parler avec vous et je regrette que mes obligations ne me l'aient pas encore permis», dit-il à brûle-pourpoint.

Castiel cligna des yeux tandis qu'une nouvelle pirouette les éloignait l'un de l'autre. Après quelques mouvements, le brun se retrouva à nouveau à ses côtés. Il leva un bras à angle droit pour le poser contre le sien. Leurs mains s'effleurèrent.

—«Je l'espère aussi, Votre Majesté. Mon frère et moi n'appareilleront que dans deux jours, j'ose formuler le souhait de pouvoir vous recroiser d'ici notre départ…», répondit Castiel.

—«Je vous donne ma parole de roi. À Belemer, c'est une parole sacrée.»

«Que la parole soit d'or car l'or ne peut se corrompre, n'est-ce pas?»

Dean lui jeta un regard émerveillé. Personne n'avait jamais cité les mots du chroniqueur Alan le Précis devant lui. Deux jours pour parler avec le prince Castiel était bien trop court. Le temps n'était pas encore venu de penser au moment où le Siewing lèverait l'ancre pour ne plus revenir. Le châtain n'était pas naïf. Belemer était un royaume éloigné et son climat rude l'isolait des Terres de Fénia pendant la moitié de l'année. Mal adaptés aux longs mois d'Eio, les chemins de fer ou le système télégraphique développé à Ronan n'y avaient pas encore été amenés. Une fois Castiel reparti à Andione, il retournerait à sa charge de Magistère des Arts et à une vie de luxe que le Seigneur-Conseiller Odon lui avait décrit avec incrédulité. Il oublierait les meubles merveilleusement sculptés du château de Snovedstad mais réalisés en bois vulgaire et les feux dans les cheminées alors que le palais d'Andione bénéficiait d'un système de chauffage central (Dean n'était pas encore certain d'avoir réellement compris le procédé technique).

Il l'oublierait lui, le roi d'un royaume glacé et qui malgré le protocole, dansait avec des gants.

Le châtain sentit une légère pression sur sa paume et releva les yeux. Castiel appuyait timidement sa main contre la sienne, un sourire aux lèvres.

—«La parole d'un prince de Ronan a également de la valeur, tâchons de trouver ce temps pour échanger ensemble, Votre Majesté», dit-il avec gentillesse.

Dean acquiesça. Oui, cela semblait bien.

Le quadrille éloigna à nouveau les deux hommes. Le châtain prit la main de la princesse Irina dans la sienne, posa l'autre sur sa taille pour la guider tandis qu'ils dansaient un pas de deux. Il s'autorisa à observer discrètement Castiel. Le brun dansait avec la même élégance, la même grâce que celle qu'il lui avait déjà vu pendant la valse. Voir ses pas assurés, son maintien très digne était fascinant à voir. Un peu intimidant aussi. Les médailles et les brandebourgs d'or brillaient plus que jamais sur son torse sous les centaines de bougies qui éclairaient la salle de bal. Les ombres projetées sur son visage lui donnaient des reliefs séduisants. Le châtain se mordit les joues.

Le quadrille devint plus rapide, une odeur de foule montait sous la haute charpente sculptée.

Dean se lécha distraitement les lèvres, une goutte de sueur perlant à la racine de ses cheveux. Était-ce aussi le cas de Castiel? Il ne put l'affirmer, les couples tournaient trop vite.

Il lâcha la princesse. Sa cavalière rejoignit celle de Castiel pour un autre pas de deux. Dean accueillit avec bonheur son propre duo avec le brun. Il s'enhardit. Le châtain leva un bras puis une main vers lui, paume ouverte. Castiel y posa doucement la sienne. Paume contre paume. Maîtresse Aghna n'avait pas menti. Le cuir de son gant était si fin que la chaleur du brun effleura sa peau comme si elle était nue. Sa main était belle, la paume solide et les doigts qui effleuraient les siens étaient bien dessinés. C'était brûlant, la sensation irradiait dans son bras tout entier. La chaleur pulsait dans ses muscles, dans la moindre fibre de son corps jusqu'à sa poitrine. Le bout de ses doigts picotait mais Dean ne sentait aucune glace, aucun givre. Il avait un peu chaud, sa nuque et ses oreilles rouges. Sa main s'engourdit légèrement, la sensation qui courait sur sa peau en lui donnant envie de se gratter furieusement.

Le châtain eut soudain besoin de sentir Eio à ses côtés, de sentir son souffle frais sur son visage mais la créature ne s'était plus montré depuis qu'il lui avait donné la bénédiction de sa Mère. Dean était seul avec ce maelstrom d'émotions qui agitait sa poitrine.

L'orchestre changea imperceptiblement la mélodie.

Castiel changea de main et l'entraîna dans le sens inverse. À nouveau paume contre paume, les avant-bras collés l'un contre l'autre et leurs coudes frottant doucement. Cela le troublait mais le brun lui souriait toujours et Dean lui rendit son sourire. Il se sentait bien. Il touchait une autre personne plus intimement que cela ne lui était arrivé depuis bien des années et il se sentait bien. Eio ne soufflait pas en lui, son cœur était tranquille. Il ne craignait pas de blesser Castiel. Le brun provoquait ça en lui et Dean s'autorisa à penser que c'était peut-être une autre sorte de magie. S'il osait… Dans quelques jours – et après quelques séances de méditation dans sa chambre – il s'imaginait pouvoir offrir une véritable poignée de main au brun, à la mode de Ronan. Sans gant. Peau nue contre peau nue. Dean s'en sentait capable. … Il s'en sentirait capable dans quelques jours.

.

.

Castiel observait leurs mains appuyées l'une contre l'autre, leurs doigts presque enlacés. La main de Dean était finement gantée de cuir, le revers était magnifiquement brodé d'or.

Plus d'une fois, le brun avait entendu les invités critiquer le port de cet accessoire pendant la soirée. Refuser de toucher la main nue d'un représentant officiel était impoli, voire insultant selon le baron Giovi d'Arezze. Ce geste ne pouvait être que le signe d'un esprit simple tenu trop longtemps éloigné des convenances du monde des hommes ou d'un esprit fourbe. Le fait que le roi de Belemer sache danser agréablement – Castiel avait préféré ne pas préciser qu'il dansait comme un dieu – ne signifiait rien. On apprenait bien aux ours à faire des tours savants ou aux oiseaux à chanter des airs à la mode pour distraite la bonne société. Le brun s'était mordu la langue pour ne pas répliquer quelque chose de scandaleux. La manière dont il aurait pris la défense de Dean aurait été déplacée.

Le brun croisa le regard narquois d'un émissaire à sa droite, il pressa un peu plus fort la main du roi sous la sienne. Castiel ne trouvait pas les gants brodés étranges ou malpolis. Ils étaient beaux. Lui-même en possédait une importante collection dans sa garde-robe, dont plusieurs d'un cuir particulier qu'il utilisait lors de ses sorties à cheval. Celui-ci était très fin mais légèrement rugueux, parfait pour tenir solidement les rênes. Castiel fixa la main de Dean. Il apprécierait d'en posséder une paire semblable, brodée par les mains les plus habiles de Snovedstad.

Les deux hommes échangèrent à nouveau de main et de sens.

Le brun fronça légèrement les sourcils. Il se demanda à quoi pouvaient ressembler les mains de Dean sous ces broderies. Peut-être le châtain les cachait-il parce qu'elles étaient abîmées et qu'il ne souhaitait pas incommoder ses invités? Tandis qu'il préparait ses malles, Alexiel et Nathanaël lui avaient raconté de désagréables histoires sur les effets des engelures. Castiel plissa légèrement les yeux. Non, Dean avait bien tous ses doigts. Cinq doigts parfaits, longs et élégants. Pouvait-il s'agir d'une coutume très particulière du royaume de Belemer? Les mariages royaux de Mazur imposaient de dissimuler le visage de l'épousée jusqu'à la fin de la journée. Une ancestrale coutume de Tallinn exigeait de cacher les pieds nus du roi nouvellement couronné avant que les nobles ne viennent les effleurer d'une main en signe de loyauté. Castiel trouvait cela plus étrange que de porter des gants – il avait toujours modérément apprécié les orteils – mais il ne jugeait personne. Tout n'était qu'une question de coutumes.

Dean crispa imperceptiblement ses doigts sur les siens. Le brun releva la tête.

—«Je suis navré si mes gants vous incommodent.»

—«Pourquoi me dérangeraient-ils?»

—«… Vous les dévisagez avec beaucoup d'insistance.»

Castiel cligna des yeux. La voix du châtain était un peu basse, un peu… blessée. Il manqua de se tromper au pas suivant.

—«Ils ne me dérangent pas, je les trouve beaux. C'est à moi de m'excuser, je ne voulais pas paraître impoli en les fixant de la sorte», répondit-il avec chaleur.

Ils étaient un bel exemple de l'artisanat de luxe de Belemer mais le brun aurait aimé voir les mains nues de Dean sous le fin cuir légèrement parfumé. Il ne put s'empêcher de caresser délicatement de son pouce les broderies qui ornaient le revers. Le châtain esquissa un geste pour s'éloigner mais Castiel referma brusquement sa main sur la sienne. Il se trompa définitivement de pas, tant pis pour le quatorzième posture du quadrille défini par le fameux maître de ballet Rolf de Bystre il y avait un siècle.

—«Je ne suis pas en train d'essayer de vous flatter. Je ne suis pas non plus en train de tenter de découvrir les secrets des merveilleuses brodeuses de Snovedstad», reprit-il.

—«… Vous seriez bien en peine de le découvrir. Les femmes de Belemer apprennent à broder dès l'enfance pour occuper les longues soirées pendant lesquelles soufflent Eio. Il s'agit du savoir-faire d'une vie. … Vos artisans semblent également particulièrement habiles…»

—«Les galons et les passementeries de mon habit sont produits de manière mécanique, je crains que les artisans de Ronan n'aient perdu ce savoir-faire.»

—«Ces ornements sont le résultat du travail d'une machine?», s'étonna Dean.

Castiel sourit d'un air sans doute un peu stupide et hocha la tête. La surprise du châtain était jolie. Il plissa légèrement les yeux pour contempler plus attentivement son habit, son regard courant sur son torse. Un couple voisin de danseurs leur jeta un regard en coin. Dean baissa lentement les yeux sur le parquet et le brun les fusilla des yeux. Il aurait apprécié que le roi continue.

—«Maîtresse Aghna est tailleur et brodeuse pour la cour de Belemer. Elle a réalisé mon habit de couronnement et ces gants mais je ne désirais pas les porter.»

—«Le port de gants n'est donc pas une coutume de Belemer? Je pensais que vous respectiez peut-être un rite ancestral et que nous nous montrions tous très ignares de l'ignorer.»

—«Je crains qu'on ne vous dévisage parce que je me montre d'une grande impolitesse en dansant avec vous de la sorte… Je sais qu'il est étrange de garder les mains couvertes en public.»

Dean esquissa un sourire crispé. Castiel jeta à nouveau un regard noir les danseurs à vingt mètres à la ronde.

Un trille de l'orchestre obligea les deux hommes à retrouver leurs cavalières pour le dernier mouvement du quadrille. Ils se lâchèrent mais leurs doigts s'enlacèrent brièvement. Les violons entamèrent une mélodie enjouée qui enflamma la foule de joie. Le quadrille s'acheva par un galop qui fit trembler le parquet ciré sous leurs pas.

Quand l'orchestre prit fin après une superbe envolée de violons et de flûtes, les danseurs explosèrent en vivats de plaisir. Alors que sa cavalière se replaçait immédiatement pour la polka à venir, Castiel s'excusa. Il sentait sa fine chemise en lin coller à ses épaules un peu moites de transpiration. Il prit congé et sortit du cercle, son regard errant déjà alentour pour retrouver Dean.

Les deux hommes se retrouvèrent soudain face à face. Ils se sourirent et s'éloignèrent ensemble vers le buffet. Castiel espéra de tout son cœur qu'il n'avait pas le visage en sueur, les joues rouges et les cheveux ébouriffés. Ce n'était pas du tout séduisant.

Dean lui tend un beau verre en cristal rempli d'eau fraîche et leva timidement son verre dans sa direction avant de boire une longue gorgée. Le brun remarqua avec une acuité toute particulière la manière dont ses lèvres pleines se posèrent sur le bord et le mouvement de sa pomme d'Adam. Il but à son tour une longue gorgée bienfaisante. Une très longue gorgée.

Il lécha distraitement ses lèvres agréablement fraîches. Par-dessus son verre, il lorgna encore sur les gants brodés de Dean. Les motifs brillaient d'une douce teinte mordorée.

—«Je les collectionne vous savez.»

—«Quoi donc?»

—«… Les gants.»

—«Je pense que nous allons avoir d'intéressantes discussions, Heer Castiel…», sourit Dean.

Heer, un mot de l'Ancienne Langue pour désigner un aristocrate. Le terme était désuet pourtant Castiel le trouva délicieux, peut-être parce que Dean venait de l'appeler pour la première fois par son prénom.

Un mouvement sur sa gauche attira son attention. L'ambassadeur de Derlhin était à nouveau non loin de lui. Il parlait avec animation avec deux jeunes femmes rougissantes et un très jeune ambassadeur dont le regard luisant disait assez combien il enviait les décorations étalées sur son torse.

Castiel pinça les lèvres, regrettant que l'eau pure ne se transforme pas en alcool.

—«… Cet homme est-il susceptible de venir vous chercher encore querelle?», demanda lentement Dean.

—«Ronan et Derlhin sont en affaires, nous ne sommes pas exactement en conflit.»

—«Pourtant vous semblez avoir envie de faire quelque chose de tout à fait répréhensible à son encontre. Comme lui jeter un gant au visage…»

Le brun esquissa un sourire un peu tordu à la plaisanterie. Dean le remarqua et il détourna les yeux de gêne, les doigts serrés sur son verre. Bayan de Tür riait trop fort, l'air semblait vibrer autour de lui. Castiel crut le sentir sur son visage. Le châtain se racla lentement la gorge.

—«Je suis en mesure de lui demander de respecter votre désir de ne pas vous fréquenter», reprit-il lentement.

—«Je vous remercie pour votre gentillesse mais ne vous compromettez pas. … Si j'osais, je ne saurai que trop vous conseiller de vous tenir éloigné de lui.»

—«Il me semblait que vous étiez liés avec Derlhin par le commerce.»

—«Notre Magistère des Relations extérieures, le duc Reinhard de Caem, vous rétorquerait que la confiance n'exclue pas la prudence.»

—«… Vous ne semblez pas avoir beaucoup d'estime pour lui», dit prudemment Dean.

—«Je n'en ai aucun.»

—«Dans ce cas, j'éviterai également sa compagnie.»

Le brun cligna des yeux de surprise. Il vit Dean dévisage d'un air peu amène l'ambassadeur de Derlhin. Castiel s'en voulut de remarquer la manière dont il serrait la mâchoire, ce qui en soulignait joliment la ligne solide. Il secoua lentement la tête, le sang battant à ses tempes. Il avait si chaud.

—«… Rien ne vous oblige à suivre mes paroles. Mon inimité à son encontre ne doit pas vous empêcher de vous forger votre propre opinion à son sujet. Ronan n'a pas à influer dans les affaires de Belemer envers les autres royaumes de Fénia», souffla-t-il.

—«Votre honnêteté vous honore. Je peux vous assurer que je me suis déjà fait mon propre jugement à son sujet. Bayan de Tür a été le seul à tenter de soudoyer les domestiques du château afin de se retrouver fort opportunément sur mon chemin au détour d'un couloir…»

—«Cela lui ressemble bien», grimaça Castiel avec dépit.

Mon dieu, il avait honte pour lui. Dean but encore une gorgée d'eau.

—«… Je ne suis pas naïf. Le temps de la Dame n'est pas celui des affaires des hommes mais je sais que tous souhaitent s'entretenir avec moi de tractations commerciales et diplomatiques», reprit-il lentement.

—«Souhaitez-vous vous y plier?»

—«J'espère pouvoir me montrer suffisamment habile sans froisser personne ni Lui manquer de respect.» Le châtain lui jeta un regard en coin. «Ronan espérait-il également un entretien de cette sorte?»

Castiel déglutit. Lucifel lui avait demandé tant de choses qu'un seul entretien n'y suffirait probablement pas. Il avait laissé le soin au duc de Caem lui avait tenir de véritables conférences sur les bénéfices qu'il espérait obtenir de sa visite à Snovedstad. Reinhard lui avait remis en son nom plusieurs portefeuilles en cuir remplis de documents confidentiels, de rapports et de comptes-rendus. Le brun les avait tous soigneusement laissé dans le bureau de son hôtel particulier. Il ne se rendait pas à Belemer pour cela et la meilleure raison de se montrer honnêteté se tenait juste devant lui à cet instant, un sourire un peu incertain aux lèvres. Le brun inclina respectueusement la tête devant le roi.

—«Je crains que comme chacun d'entre nous ici, mon roi m'ait donné certaines indications. Toutefois, je suis aussi prince de Ronan et je pense que ce privilège m'autorise à mener mes affaires comme je le désire. Le temps du couronnement n'est pas celui des affaires et je serai peiné d'aller à l'encontre des coutumes de Belemer. Je me soumets humblement votre jugement éclairé mais j'espère vous prouver que dans cette foule, se trouvent aussi des amis», dit-il lentement.

—«Qu'est-il de votre frère aîné?»

—«Gabriel possède aussi un avis bien tranché sur à peu près tous les sujets existants mais il saura se montrer raisonnable dès lors qu'il peut continuer à manger ces biscuits aux baies…», grimaça légèrement Castiel.

—«… Votre frère est un homme de goût, je les apprécie également beaucoup.»

Dean esquissa un sourire malicieux.

Le brun vit Gabriel rôder discrètement alentour. Il l'autorisa à les rejoindre d'un signe de tête et son frère s'empressa d'approcher, une assiette d'amuse-bouches sucrés et de biscuits dans les mains. Les deux hommes échangèrent un regard entendu avant de rire. Castiel savoura ce bref moment de complicité.

Sam le rejoignit à son tour. Il salua les princes de Ronan avec une pointe de réserve avant de murmurer quelques mots à l'oreille de son aîné. Le châtain acquiesça à regret. Ce fut en tout cas ce que Castiel espéra.

—«Je suis navré mais on réclame ma présence. Le Seigneur-Conseiller Egon souhaite se retirer et je me dois de le saluer. Je vous souhaite une belle soirée, Heer Castiel», dit lentement le châtain.

—«Bonne soirée Votre Majesté.»

Un dernier sourire, un dernier regard puis Dean emboîta le pas à son frère. Malgré les protestations de Gabriel, le brun se servit généreusement dans son assiette. Il avait la poitrine un peu vide mais peut-être était-ce aussi l'effet de la relative froideur du prince Sam à son égard. Castiel lui trouvait pourtant un bien joli sourire et un très joli rire quand il était avec son aîné. Il tendit une main mais Gabriel éloigna son assiette de lui.

—«Le buffet en est rempli Cassie… Ton quadrille avec le roi ne t'a probablement pas coupé les jambes à ce point, n'est-ce pas? Tu peux également aller te servir…»

—«Il ne s'agit que de biscuits…»

—«Non, il s'agit des meilleurs biscuits de cette partie des Terres de Fénia et je ne suis pas le seul à les apprécier. Les plats d'argent se vident à une vitesse presque surnaturelle, j'ai dû lutter pour composer cette assiette à mon goût.»

Le blond jeta un regard tendre au contenu de son assiette et Castiel leva les yeux au plafond. Il passa une main un peu lasse dans sa nuque. À ses côtés, Gabriel reprit sa dégustation avec satisfaction.

—«… Luke va tant te couvrir d'or à notre retour que tu pourras en faire importer des caisses entières à un prix indécent. Nos affaires avec Belemer semblent être particulièrement bien engagées.»

—«Tu sais qu'il ne s'agit pas de cela. Je n'ai aucun plan ou projet secret.»

—«Même si tu gardes le silence, Luke sera informé de ce qu'il s'est passé ce soir pendant le bal.» Le brun lui jeta un regard torve et son frère roula des yeux. «Je ne dirais rien par affection pour toi mais tout le monde autour de vous a remarqué que quelque chose se passait entre le roi de Belemer et toi. On vous a vu parler l'un avec l'autre.»

—«Il s'est simplement montré cordial à mon égard.»

—«Il l'a fait mais en t'invitant à partager un quadrille alors que les intentions de l'ambassadeur de Derlhin à ton égard étaient évidentes. Ton refus et l'invitation du roi l'ont rendu furibond. Tous rient de sa déconvenue mais je te conseille de te montrer prudent dans les jours à venir. La curée approche et tu as attiré l'attention sur toi d'une manière que tu ne soupçonnes pas, mon frère…»

—«Crains-tu réellement que Bayan de Tür s'en prenne à moi? Je suis un prince de Ronan», s'étonna sincèrement Castiel.

—«Cet homme sait te blesser sans user de violence physique. Vous êtes restés longtemps ensemble sur la terrasse et à ton retour, tu semblais très troublé. Je suis navré de te le dire mais tu as bien mal donné ton affection…»

—«Cela est arrivé il y a des années, j'étais jeune et naïf. Je ne ferai plus la même erreur.»

—«Je te conseille de te montrer moins expressif dès à présent dans ce cas. Tu sembles posséder l'étrange capacité à t'attirer les inimités qu'il ne faut pas. Le prince Sam ne t'apprécie pas non plus…»

—«Il ne s'est pas non plus montré particulièrement avenant à ton égard», rétorqua Castiel du tac-au-tac. «Je ne lui en tiens pas rigueur. Il protège son frère aîné de la même manière que je le ferais pour toi.»

—«C'est parce que je ferais également la même chose à ton égard que je sais exactement à quoi il pense. Le roi Dean a fait preuve en public d'une forme d'intérêt pour toi et c'est parce que tu es prince de Ronan qu'il doit te voir comme un danger. Bayan de Tür m'a approché au début du bal pour évoquer l'entente nouée avec Reinhard avant notre départ.»

—«Tu le savais mais tu ne m'en as rien dit», protesta le brun d'un ton blessé.

—«C'est un soir de fête, je ne voulais pas assombrir tes pensées. Quoi qu'il en soit, il y a fort à parier que le prince Sam se doute de quelque chose. Et cela n'a rien à voir avec le fait que tu collectionnes les gants…»

—«Tu as entendu ça…», dit Castiel avec gêne.

—«J'ai trouvé ta réponse très distrayant, Cassie», acquiesça Gabriel avec amusement.

Le brun lui jeta un regard noir. Son frère lui tendit un biscuit entre deux doigts et le jeune homme le grignota distraitement.

—«J'ai affirmé à Bayan que je ne souhaitais pas en apprendre plus sur les accords passés entre Derlhin et Ronan. Reinhard aurait dû nous en parler de vive voix plutôt que d'entamer des tractations avec un autre royaume de Fénia.»

—«Il savait probablement que tu désapprouverais mais apprendre qu'il t'a déplu le mettra au comble du désespoir.»

—«Ne te montre pas aussi mélodramatique. Reinhard entretient une liaison connue avec une dame, je doute qu'il se noie longtemps dans ses larmes pour moi… D'ici notre retour à Andione, je compte bien mener mes entretiens avec Dean comme je l'entends», marmonna Castiel en serrant les dents.

—«Tu sembles bien sûr de toi. Il est question que le roi de Belemer accorde un entretien particulier à chaque délégation venue à son couronnement, pas plus.»

—«Il souhaite parler avec moi, Ronan l'intéresse.»

Le regard de Gabriel lui brûla le visage et le brun détourna légèrement les yeux de gêne. L'affirmation était peut-être un peu gênante. Son frère soupira lourdement.

—«Je devrais y être présent, Castiel…»

—«Tu n'éprouves aucun intérêt pour les gants, tu n'en portes jamais», tenta-t-il de le taquiner.

Son aîné le dévisagea d'un air lourd de sens. Castiel se sentit rougir un peu.

—«Je suis navré mais ce sont ainsi que les choses doivent se passer. La moitié des invités rassemblés ici pense que tu as déjà été reçu en audience secrète par le roi et que c'est la raison pour laquelle vous semblez déjà partager une forme d'intimité. L'usage ne vous permet pas de vous entretenir en en tête-à-tête dans de telles circonstances.»

—«C'est ridicule. Nous sommes arrivés à Snovedstad seulement hier, de quelle manière Dean aurait-il pu nous recevoir?»

—«La jalousie s'embarrasse peu de détails. Les jours à venir vont transformer le château en un grand champ de bataille diplomatique sur lequel il serait dangereux de t'aventurer seul. Je sais que tu penses que les fêtes du couronnement ne sont pas le moment opportun pour parler de commerce mais tâche de garder l'esprit clair. On sait déjà que tu as longuement échangé avec l'ambassadeur de Derlhin pendant la soirée et que cela semble s'être mal déroulé. Tu as refusé son invitation au quadrille pour préférer de manière évidente celle du roi de Belemer. Tu as des responsabilités», dit gravement Gabriel.

Le brun se mordit douloureusement les joues, le cœur gros. Gabriel avait raison, il avait des responsabilités envers son royaume et sa famille mais aussi envers lui-même. Reinhard et ses tractations pouvaient aller se faire voir, Lucifel et ses exigences pouvaient sombrer dans le grand port de Sewald sans espoir de refaire surface. Si Dean partageait son envie, pour quelles raisons Castiel devrait-il se montrer prudent et raisonnable à l'excès? Il appréciait la compagnie du roi, celui-ci semblait lui retourner son intérêt. Avec une mauvaise foi qu'Uriel trouverait sans doute indigne de son rang, le brun décida que ses amitiés ne concernaient que lui. Il n'escomptait pas parler avec Dean de minerais de fer et de pierres précieuses mais le questionner sur les chevaux de Belemer et l'histoire de la construction du château. Cela ne menaçant en rien les affaires de Ronan.

Castiel avait assisté il y avait des années à une chasse au gros gibier sur le domaine privé de Michael. Le cerf que la meute traquait était parvenu à s'échapper en se jetant dans le lit d'un torrent furieux. Le brun suivait la chasse à cheval et depuis la berge, il avait assisté à la lutte vigoureuse de l'animal dans les flots. Il était monté sur la rive opposée, les pattes tremblantes de fatigue avant de s'enfuir d'un bond. Castiel aussi était très bon nageur, il saurait se montrer suffisamment habile pour se diriger dans ces eaux troubles.