Ferdinand Underwood ne s'attendait pas, mais alors absolument pas à voir une occasion de mettre fin à son châtiment lui tomber si tôt dans les bras.

En toute franchise, il ne s'attendait pas à voir jamais sa punition prendre fin – après tout, lorsqu'on avait le malheur de contrarier un dieu, surtout un aussi notoirement caractériel que le Seigneur de l'Ivresse, les conséquences vous poursuivaient généralement jusqu'à la fin de votre existence, et même au-delà pour la majorité.

Pour Ferdinand, cela signifiait être exilé de l'autre côté de l'Atlantique, dans les terres que le panthéon grec avait choisi d'abandonner, des terres infestées de monstres et de divinités potentiellement hostiles, avec pour seule clause échappatoire l'obligation de trouver un enfant puissant des dieux grecs et de ramener ledit enfant sain et sauf à la Colonie des Sang-Mêlés.

Ça paraissait facile, mais vu que le panthéon se cantonnait fermement aux Amériques depuis une bonne cinquantaine d'années et ne donnait aucun signe de vouloir inverser la tendance, ça devenait nettement plus compliqué. Et il ne fallait pas non plus négliger les dieux celtiques – ceux-ci semblaient tirer un malin plaisir de pourchasser et soudoyer ou abattre tout demi-dieu grec sur lequel ils mettaient la main, conservant une rancune endurcie depuis l'invasion de grande et petite Bretagne par les Romains. Grec et romain, ce n'était pas du tout la même chose mais allez donc faire entendre raison à ces cocos-là.

En d'autres termes, Ferdinand se voyait déjà finir ses jours dans une Angleterre sinistre, lorsqu'il avait entendu la rumeur.

Une graine de dieu a émergé à Londres. Un rejeton de la Grèce. Presque un mois déjà, et toujours pas dévoré.

Bien sûr, il pouvait s'agir d'une entourloupette. Il pouvait très bien ne pas y avoir de demi-dieu, ou bien l'enfant pouvait être un mortel capable de voir à travers la Brume, ou encore être de sang divin mais relever d'un panthéon tout à fait différent.

Tout comme il se pouvait qu'il s'agisse bel et bien d'un demi-dieu grec, assez talentueux pour ne pas se faire tuer en l'espace d'une semaine, et placé pile dans la juridiction de Ferdinand, ne demandant qu'à être trouvé et amené à la Colonie.

C'était absolument parfait : l'enfant avait besoin de protection, et Ferdinand voulait désespérément retourner dans la zone d'influence du Cœur de l'Occident. Quelle raison y aurait-il de ne pas saisir l'occasion des deux mains ?


Quand Ferdinand parvint enfin à trouver sa charge, ce fut une question de hasard pur – à son grand embarras, mais on prend ce qu'on a.

Il enquêtait du côté de Whitechapel – jamais une bonne idée, ce quartier traînait une sinistre réputation depuis l'histoire Jack l'Éventreur et ça ne faisait qu'encourager d'autres créatures aux penchants également malsains à se donner du bon temps – lorsqu'il avait flairé l'odeur. Ou pour être plus exact, que l'odeur avait assailli ses pauvres narines.

C'était un fumet épouvantable, un mélange de cuir et de viande crue pourrissant dans de l'eau croupie, auquel s'ajoutait un remugle d'ordures ménagères ayant crevé leur sac poubelle en plastique traité chimiquement. Ferdinand faillit s'évanouir sur le coup.

Mais rien ne puait autant de manière naturelle. Même les mortels et leur abominable pollution ne parvenaient pas à injecter une note de malveillance brute dans leurs pestilences. Autrement dit, il y avait une très bonne chance qu'il s'agisse d'un monstre.

Ferdinand avait trouvé ledit monstre dans un cul-de-sac : ça ressemblait à un crocodile marronnasse, mais avec une tête de castor dépenaillée et une bouche remplie de crocs, encore dégoulinant de liquide fétide qui laissait une trace derrière lui allant jusqu'à une bouche d'égout grande ouverte. Et ça avait coincé un gamin.

Graine de dieu ! rugit le monstre. J'entends ton cœur qui bat la chamade ! Ne prolonge pas tes supplices et saute donc dans mon gosier !

Le gamin ne sentait pas la divinité. Remarque, vu la présence du monstre et de plusieurs bennes à ordure dans le cul-de-sac, ce n'était pas si étonnant que ça. Plus le temps d'hésiter.

Stairway to Heaven n'était pas un choix traditionnel, mais les plantes appréciaient : dès que Ferdinand commença à jouer la mélodie sur sa flûte, les graines emprisonnées sous les pavés en piteux état s'empressèrent de jaillir à l'air libre. Le monstre rugit alors qu'un arbrisseau lui transperçait la patte arrière sans prévenir.

Le gamin se précipita. Sautant à bas de la benne à ordures sur laquelle il s'était perché, il se reçut mal – Ferdinand cilla en entendant un craquement d'os – se releva malgré tout et fonça droit dans les bras du satyre.

Ferdinand ne se fit pas prier pour soulever le petit dans ses bras – heureusement qu'il était léger – et détaler à fond de train, comme si… et bien, comme s'il avait un monstre à ses trousses.

Il ne s'arrêta qu'une fois arrivé devant l'entrée de Hyde Park, quand la puanteur du monstre ne fut plus qu'un lointain et horrible souvenir. Alors seulement, il s'autorisa à baisser les yeux sur le fardeau blotti contre sa poitrine couverte d'une chemise en flannel.

L'enfant était englouti dans un vieux manteau râpé beaucoup trop grand pour lui et ne semblait pas avoir plus de dix ans. Ses cheveux noirs ondulaient jusque sur ses épaules, sa peau était très pâle sous une épaisse couche de crasse et ses traits assez fins pour que Ferdinand se demande s'il s'agissait d'une fille.

À la première inspiration, l'enfant semblait être tombé dans une poubelle. Mais quand Ferdinand renifla de nouveau, il perçut un faible, très faible parfum de pomme mûre et de sucre caramélisé et… oui, une pointe de chocolat.

Demi-dieu. Il avait trouvé un demi-dieu.

Son large sourire sembla paniquer l'enfant, qui essaya de gigoter mais se raidit aussitôt qu'il voulut remuer la jambe gauche.

« Pas de panique » le rassura le satyre. « Je suis Ferdinand, et la Colonie des Sang-Mêlés m'envoie trouver et protéger les demi-dieux que je déniche. Considère ta destination fixée ! »

Le gamin cligna des yeux.

Bon, c'était l'heure des explications, semblait-il.


Comme Ferdinand s'était foiré en beauté concernant les cours de guérison magique, il avait emmené sa charge à la terrasse d'un petit café pour l'installer sur une chaise et mettre de la glace sur sa cheville. Le propriétaire leur avait tout d'abord fait triste mine avant de recevoir une belle dose de Brume et une jolie somme d'argent – les trois quarts de ce que contenait le porte-monnaie du satyre, mais ça n'aurait plus tellement d'importance une fois revenu à la Colonie.

En attendant que la cheville du petit dégonfle, Ferdinand avait expliqué.

« … Donc, le panthéon grec passe son temps à coucher avec tout ce qui bouge, et une fois que leurs bâtards sont assez grands, les satyres comme vous les emmènent dans une retraite particulière pour les intégrer dans la culture adéquate ? »

« D'accord, petit » grimaça le satyre devant ce résumé aussi succinct que douloureusement vrai. « Primo, les dieux ont des occupations autre que la drague de mortels. Deuzio, bâtard n'est pas un mot poli. Et tertio, je ne crois pas avoir entendu ton nom ? »

Le gamin se raidit l'espace d'un instant, fixant un point derrière l'épaule de son interlocuteur avant de déclarer :

« Kevin. Thompson. »

Ferdinand se retourna. Il vit la devanture d'un petit restaurant arborant sur sa vitrine l'enseigne Chez Kevin surplombant une petite montagne de boîtes de soupe Thompson. Il adressa au môme un regard franchement pas impressionné, ce à quoi le gamin répondit par une moue butée.

« Bon, si jamais tu décides de me dire la vérité, tu auras tout le trajet pour le faire. Tu as déjà pris l'avion ? »

Expression absolument perdue.

« Tu sais, le dernier développement du transport aérien ? »

« Les montgolfières » décréta aussitôt le petit. « C'est bien ça, non ? »

Di immortales, ce demi-dieu s'avérait de plus en plus casse-tête alors que la discussion se déroulait. Ferdinand devrait probablement le convaincre de faire une sieste une fois en l'air afin de s'épargner une migraine.

Il devrait aussi probablement le convaincre de prendre un bain ou une douche. Ce remugle d'ordures commençait à lui faire voir des taches violettes fluo dans les airs.