Chiron profitait d'une rare pause sur la véranda de la Grande Maison lorsque le satyre l'approcha.
Le centaure appréciait ses pauses ce n'était pas qu'il détestait ses élèves au point de fuir leur compagnie – loin de là – c'était que même sa patience entraînée par plusieurs millénaires avait ses limites, et qu'il nécessitait forcément une petite retraite afin de reprendre métaphoriquement son souffle. Avoir conscience de ses limites – de ses défauts – était une obligation, même pour qui n'était pas un héros ou un entraîneur de héros.
Il aurait préféré que ça dure un peu plus longtemps que huit minutes, mais n'en laissa rien paraître lorsqu'il vit une silhouette à laquelle il ne s'attendait pas trottiner résolument dans sa direction, un large paquet oblong roulé dans une couverture reposant dans ses bras.
« Ferdinand » salua le centaure une fois le satyre à sa hauteur. « Je croyais que tu étais actuellement en exil ? »
« Sous condition » rappela le satyre, l'air faraud, rajustant sa prise sur son paquet – et ce n'était pas une couverture mais un vieux manteau râpé. « Et la condition est remplie – je vous présente notre nouveau pensionnaire. »
Chiron se pencha vers le paquet alors que Ferdinand repoussait le manteau, dévoilant un petit visage plutôt sale et les yeux clos, les cheveux assez longs et les traits assez ambigus pour laisser planer le doute quant à son genre – remarque, pour qui connaissait bien la mythologie grecque, la question du genre ne se limitait pas à deux catégories, alors il réserverait son jugement tant que l'enfant n'aurait pas indiqué les pronoms adéquats.
« Et avons-nous un nom ? » voulut-il savoir.
Le satyre grimaça, retroussant sa lèvre supérieure sur ses larges dents puissantes.
« Il s'est présenté comme Kevin Thompson. Personnellement, j'ai mes doutes, mais dans l'intervalle, ça fera l'affaire. »
« Des soucis pour ce qui est du voyage retour ? »
« Moins que ce que j'aurais cru, vu qu'il a fallu traverser l'Atlantique. Mais à part une troupe de ménades après le débarquement ici, calme plat. »
Ces circonstances étonnamment favorables paraissaient déconfire le satyre. Ce qui se comprenait, vu que la garantie de son pardon reposait sur la trouvaille d'un demi-dieu puissant, et que les demi-dieux d'un certain calibre ne manquaient pas d'attirer les monstres comme le miel les mouches.
Chiron persistait dans son examen des traits du nouvel arrivant : des cheveux noirs, ce qui indiquerait à priori que le parent divin n'était pas Apollon ou Athéna. Un visage trop délicat pour Arès ou Héphaïstos, mais à part ça, il ne voyait pas qui aurait pu engendrer le petit.
« Des indices quant à sa provenance ? »
« Désolé » répondit Ferdinand, les épaules avachies. « Il était plus fermé qu'une noix verte, ce gamin-là. »
Il s'agissait donc d'un de ces cas ; le centaure en avait vu son compte, et il savait qu'il en verrait bien d'autres encore.
« Entre donc, je vais aller chercher un transat. Juste pour être sûr, il n'est pas blessé ? »
« Oh non, rassurez-vous. C'est seulement qu'il était vraiment, vraiment remonté – mais vous savez, il était à la rue – alors une fois qu'il a compris qu'il partait pour un vrai refuge, il s'est un petit peu écroulé. Je crois que même si Pan en personne lui hurlait dans l'oreille, il continuerait sa petite sieste. »
Chiron était suffisamment pédagogue pour ne pas commenter là-dessus. Et puis, expliquer les fonctionnements de la colonie était toujours plus facile quand le pensionnaire ne tombait pas de fatigue. Ni ne s'évanouissait de faim, pour ce faire.
La remontée du sommeil profond se fit en dégradé, alors que l'arrière des paupières de Reggie s'éclaircissait, passant en douceur d'un noir total à un grisâtre orange. Il reprit conscience de sa cheville gauche qui l'élançait, et du goût pas lavé dans sa bouche. Il se décida à entrouvrir les yeux.
Il était moitié allongé, moitié assis dans un transat rouge, sur une véranda donnant sur un spectacle assez inattendu : un rassemblement de douze bungalows plus hétéroclites les uns que les autres, entre lesquels circulaient des gamins d'âges et de types variés, qui allaient de six à vingt ans environ.
Il n'avait aucune idée de l'endroit où il était, mais en même temps il le savait. Le satyre – Ferdinand – le lui avait annoncé, leur destination finale.
La Colonie des Sang-mêlés.
Un endroit pour les enfants de son espèce, des gamins qui n'étaient pas juste humains.
« Ah, tu es réveillé ? »
La voix était grave et rassurante, bien assortie au visage barbu d'âge mûr duquel elle émanait. Ce à quoi Reggie ne s'attendait pas, c'était au corps de cheval à partir de la taille, en dessous du torse en chemise et veston. Aux dernières nouvelles, les centaures n'étaient pas connus pour être civilisés au point de mettre des vêtements. Ou d'interagir volontairement avec des humains.
Reggie avala sa salive et fronça les sourcils. Il était vulnérable, il ne pouvait pas se permettre d'inciter la créature à l'attaquer en se montrant agressif ou pleurnichard. Son meilleur pari, c'était encore de se rabattre sur les leçons d'étiquette sociale.
(que penserait sa – Walburga Black si elle voyait dans quel contexte il s'en servait)
« Bonjour » croassa-t-il de sa voix la plus neutre.
Le centaure sourit dans sa barbe, et une goutte de sueur perla le long de la colonne vertébrale du garçon.
« Bonjour à toi aussi, jeune homme. Je suis Chiron, entraîneur de héros. »
Chiron. Chiron comme le professeur de Jason l'Argonaute et Achille et Asclépios ? Non, ça ne se pouvait pas, ce Chiron était mort à cause de Hercules. Peut-être un successeur ayant adopté le même nom par respect ?
« … Appelez-moi Kevin. »
Le regard brun de son interlocuteur se fit perçant, et le garçon se retint à grand peine de se recroqueviller comme il l'aurait fait devant un poing menaçant ou une flèche dardée sur lui.
« Si telle est ta préférence » finit par lâcher le centaure.
Non, ça ne l'était pas, loin de là. Mais il ne pouvait plus se déclarer ouvertement Regulus Black, pas après avoir attaqué sa propre famille, pas alors qu'il se retrouvait plongé dans un monde que la société sorcière anglaise réprouvait. Il leur avait déjà causé assez de peine ainsi, mieux valait qu'il disparaisse. De toute façon, les gens qu'il avait appelé ses parents avaient déjà un fils légitime.
Ce n'était pas comme si Reggie leur manquerait cruellement.
Il avala sa salive pour réprimer la boule qui lui montait dans la gorge et se détourna du centaure. Son regard se porta sur la collection de bâtiments dépareillés.
« Pour un camp de formation de héros, ça ne paraît pas très organisé. »
Les mots lui avaient échappé malgré lui, mais le centaure ne se vexa pas, émettant un bruit amusé qui rappelait un peu un hennissement.
« Chaque dieu a sa façon de faire les choses, et leurs enfants héritent de cela. Certes, c'est loin d'être ordonné, mais ça ne manque ni de vie ni de piquant. Et puis, ce n'est pas juste un camp d'entraînement. Ferdinand t'a-il expliqué la principale visée de la colonie ? »
Le garçon laissa passer un moment avant de répondre :
« Il a dit que c'était un refuge. Un endroit où je n'aurais pas à m'inquiéter qu'un monstre me dévore dans mon sommeil. »
« C'est cela » confirma le centaure. « D'abord et avant tout, la colonie est un abri pour les demi-dieux. Un endroit où ils sont libres de vivre. Libres de grandir. Libres d'être eux-mêmes. »
Être soi-même, hein ? Ça sonnait très philosophique, approprié pour un fragment préservé de la culture grecque antique.
Seulement, qu'est-ce qui se passait quand quelqu'un ne voulait pas être lui-même ? Il allait probablement le découvrir bientôt.
