Le bungalow d'Hermès dégageait une impression étouffante. Enfin, c'était l'opinion personnelle du tout dernier pensionnaire en date. Il y avait des affaires partout, des cris partout, des gens partout. Et pas juste les demi-dieux affiliés au dieu des voyageurs.
« Tu croyais quoi, morpion ? » lui avait lancé une grande fille à la crinière blonde hirsute et aux bras musclés alors qu'il béait devant sa déclaration d'être fille d'Enyo, déesse de la destruction et du carnage. « Que seuls les Douze pouvaient se payer du bon temps ? Les gosses de dieux mineurs, faut bien qu'ils aillent quelque part ! »
Après réflexion, ça tombait sous le sens. Mais sur le coup, il s'était senti affreusement bête, et il avait le pressentiment que ça ne serait pas la seule occasion pour lui. Il fallait juste serrer les dents et encaisser les coups, en priant pour qu'un de ces coups ne soit pas trop fort et finisse par lui briser les os. Haut les cœurs, Re – Kevin. Il s'appelait Kevin, maintenant. Kevin Thompson était le nouvel arrivant à la Colonie des Sang-mêlés.
(s'il se répète ça encore et encore peut-être bien qu'il oubliera jusqu'à l'existence de Reggie Black, et il ne sait pas si c'est quelque chose dont il a envie ou qui l'effraie)
Kevin Thompson ne semblait pas vraiment provoquer l'enthousiasme de ses nouveaux colocataires. En partie parce qu'il fallait lui trouver un coin où se caser, et vu à quel point le bungalow était déjà encombré, plus facile à dire qu'à faire. Personne n'aime être obligé de marcher encore plus sur les pieds du voisin, ou de se faire marcher sur les pieds juste parce qu'un petit morveux vient de dégringoler dans votre espace de vie.
L'autre raison de l'impopularité de Kevin aussi était des plus simples, vu qu'il empestait comme s'il était tombé dans une poubelle – ce qui était en fait le cas. Plus exactement, il avait sauté dans la poubelle, histoire de tenter une stratégie de survie : puisque les monstres repéraient les demi-dieux à leur odeur, pourquoi ne pas essayer de camoufler son relent corporel naturel via d'autres fumets plus âcres ? Ça et ce n'était pas comme s'il pouvait se doucher tous les jours quand il n'avait même pas un toit au-dessus de la tête.
Ça avait eu l'air de marcher, vu que Ferdinand avait confessé n'avoir eu aucune confirmation que le garçon n'était pas entièrement humain avant de lui mettre carrément le nez dessus, et encore avait-il dû inspirer profondément. Vraiment dommage que l'hybride castor-crocodile des égouts soit trop habitué à la puanteur pour se laisser rouler dans la farine.
Sauf que maintenant, l'odeur incommodait un peu tout le monde. Il pouvait voir ça, il pouvait le comprendre – parce que Merlin savait qu'il adorait les bains, surtout remplis de mousse – mais il ne pouvait pas arranger ça pour le moment. Pas ce soir. Peut-être demain. Quand il serait moins sur les nerfs. Quand il serait moins tendu.
(quand il arrêterait de s'attendre à ce que quelque chose ou quelqu'un jaillisse derrière lui)
En dépit de la sieste, il avait dormi comme une pierre coule à pic au fond de la rivière, et il avait eu besoin de se faire secouer comme un prunier sur son sac de couchage pour se réveiller à temps pour le petit-déjeuner. Qui se prenait en commun, comme les repas à Poudlard.
(est-ce qu'il verrait jamais Poudlard de ses propres yeux, il ne savait même pas si les demi-dieux entraient dans la catégorie des métissages acceptables dans la population étudiante)
(est-ce que Sirius avait déjà appris ce qu'il avait fait)
Manger en plein air était une activité que mè – Walburga Black qualifiait toujours de plébéienne, si bien que R-Kevin ne put s'empêcher d'éprouver une pointe d'appréhension alors qu'il suivait ses nouveaux colocataires dehors, les observant remplir leurs assiettes avant de se diriger vers le grand feu et de… ah, des offrandes ?
Il en avait entendu parler comme d'une vieille tradition, une qui n'était plus guère suivie que pour les grandes occasions comme les solstices, et parmi les fidèles des Anciennes Religions. Pè – Orion Black avait souvent critiqué ce déclin de l'inclusion de la solennité dans le quotidien, désignant les sang-de-bourbe comme les principaux responsables – après tout, c'étaient eux qui remettaient tout et n'importe quoi en question, eux qui insistaient pour faire les choses à leur manière et déclaraient que la coutume ne valait rien juste parce que c'était démodé.
Reggie avait écouté ce point de vue distraitement, pas très curieux de savoir le pourquoi des offrandes. À présent, Kevin se retrouvait devant le feu, essayant de trouver ne serait-ce qu'un mot avant de jeter une brioche dans les flammes.
Pour en finir, il décida de prier pour la santé des Black. S'il vous plaît, qu'ils aillent bien. Que je ne leur ait pas fait trop de mal. Il ne reçut aucune confirmation que sa demande avait été entendue, mais le gâteau se consuma dans une odeur de miel et de beurre qui lui fit gargouiller l'estomac.
Après ça, il n'eut pas besoin qu'on le pousse pour dévorer le contenu de son assiette. Et s'il s'était resservi deux fois des chaussons aux pommes, et bien, ça aurait été triste de les laisser rassir, non ?
« Mais c'est pas possible d'être aussi nuls, on vous a coupés les mains pour vous coller des pieds à la place ou vous n'avez aucune excuse ! »
Kevin serra furieusement les dents mais ploya sous l'insulte – qui n'était pas sans fondement. En tant que rejeton de la Noble et Très Ancienne Maison des Black, Reggie ne s'était guère adonné à l'exercice physique, préférant envoyer Kreattur chercher ses affaires ou ranger sa chambre. Tout au plus avait-il pratiqué la course lorsque les cousines visitaient et finissaient inéluctablement par vouloir le traiter comme leur poupée, et puis pour sauver sa peau lors de son séjour dans les ruelles de Londres.
Autrement dit, se retrouver traîné sur le champ d'entraînement au maniement des armes après le petit-déjeuner ne pouvait que mal finir. Il s'y était résigné une fois expliqué le but de sa présence ici, évaluer son niveau de compétence et choisir la discipline martiale lui convenant mieux, et comme il s'y attendait, il n'avait ramassé que des gadins.
La fille à côté de lui – sa compagne de misère, environ le même âge, avec des couettes de travers et des yeux noircis de frustration et de colère – prit la réprimande avec nettement moins de bonhomie.
« Et toi, t'es sûre d'être un demi-dieu, parce que t'es cent pour cent pétasse ! »
Sortant d'une bouche prépubère, l'obscénité avait de quoi choquer, et Kevin se sentit loucher. Pour sa part, leur instructrice s'empourpra violemment.
C'était une grande fille aux jambes interminables mises en valeur par un short en jean, le bronzage doré de sa peau assorti à la blondeur de ses cheveux. Elle arborait un profil de statue classique, avec un ventre plat et musclé, de larges yeux bleu ciel, un nez droit et une bouche pulpeuse déformée par une grimace méprisante.
Elle s'était présentée comme Lucy, une fille d'Apollon. Elle avait définitivement la virulence d'un jour de canicule.
« Tu viens de dire quoi, là ? » gronda-t-elle, posant son arc à terre avant d'avancer sur la gamine en face d'elle qui ne reculait pas.
« Parce qu'en plus d'être une pétasse, t'es sourde aussi ? » riposta la gamine brune.
Kevin s'attendait à ce que la fille d'Apollon explose en cris furieux, comme il avait vu Walburga le faire quand Sirius passait les bornes. Il ne pensait pas que le blonde enverrait son poing dans la figure de la fille plus petite.
Le cartilage du nez se brisa dans un craquement de biscuit sec, et le garçon rattrapa de justesse sa comparse avant qu'elle ne tombe par terre sous la force de l'assaut avant de lever un regard affolé vers leur instructrice.
« Mais ça va pas ?! »
Sa voix sonnait bizarrement, un peu trop haute, et des étincelles rouges dansaient dans son champ de vision, recouvrant le visage dédaigneux de l'adolescent blonde.
« Crois-moi, il était temps que quelqu'un lui refasse le portrait, à celle-là. »
Les étincelles se muèrent en brume rouge alors que le stress accumulé au cours de plusieurs semaines se déchargeait dans tous les membres du garçon.
« Et toi, tu veux que je te refasse ton portrait aussi ? »
Lucy fronça les sourcils et fit mine de reculer, mais la magie frappa d'abord.
Le cercle de demi-dieux ameuté par l'esclandre commença par émettre des cris surpris, avant de passer à des bruits confus, quelques hoquets et des éclats de rires lorsque la lumière se dissipa, dévoilant la fille d'Apollon… accoutrée d'un pantalon bouffant en tartan rouge pétant, une chemise jaune moutarde ornée de larges fleurs violacées, ses cheveux colorés d'une subtile nuance vomi et le visage tartiné d'un maquillage convenable pour une drag queen.
En résumé, elle était hideuse. Kevin voulut cligner des yeux pour chasser cette vision, seulement pour que celle-ci persiste ainsi que la brume rouge… non, pas rouge… rose ?
« Hé » siffla la voix endolorie de la gamine brune, qui plaquait une main sur son nez sanglant, « jolie dégaine. »
Sauf que c'était lui qu'elle regardait, alors il baissa les yeux et se rendit compte que son manteau avait disparu. À la place, il portait un pantalon en denim bleu sombre, des tennis très confortables et un t-shirt blanc sous un veston en denim. Et il était propre, ses cheveux ne le démangeant plus mais retombant en vagues bien peignées autour de son visage, sa puanteur remplacée par l'odeur vanillée qu'il préférait pour le savon.
Il s'étrangla presque.
« Qu'est-ce qui se passe ? J'ai pas fait ça ! »
« Revendiqué » s'éleva une voix.
Kevin leva la tête vers un garçon un peu plus vieux que lui, présentant le même type Apollon que la fille qui tentait sans aval de se récurer la figure. Blond, des yeux bleu absents, et un sourire vaguement distrait.
« Revendiqué » répéta le garçon. « Puisque tu as reçu sa Bénédiction, je te salue, Kevin Thompson, fils d'Aphrodite. »
