Si Kevin s'était vu limité à deux mots supposés décrire le bungalow abritant les enfants d'Aphrodite – son nouveau lieu de résidence – il aurait choisi les suivants : Rose. Partout.

Sérieusement, c'était comme de pénétrer dans une maison de poupées. Des murs roses, des rideaux en dentelle aux fenêtres, des lampes aux abats-jour en forme de fleur, des lits aux couvertures pastels. Le tout baignant dans un subtil mélange de parfums variés, partagés entre les notes fruitées et les tonalités florales.

En résumé, c'était un bungalow parfait pour une fille, et ça tombait à pic vu que les huit résidents du moment (moins Kevin qui venait à peine de débarquer) appartenaient justement au genre féminin. Apparemment, la déesse de l'amour et de la beauté tendait à avoir plus de filles que de garçons, et la situation présente reflétait parfaitement ça : en dehors de Kevin, Aphrodite n'avait qu'un seul fils en âge de fréquenter la Colonie, et il était actuellement absent.

Ce qui abandonnait Kevin au beau milieu d'une horde de filles, toutes plus vieilles que lui – même la plus jeune avait douze ans, ce qui faisait quatre ans de plus que lui.

(Et dire qu'il pensait jusque là qu'être Kevin signifiait échapper à un trio de cousines impitoyables qui ne voulaient pas arrêter de lui roucouler dessus. Sa vie était un cauchemar.)

« Et voilà ton lit ! Bon, il faudra peut-être changer les draps. À moins que tu aimes le violet ? Les tons bleus, ça irait très bien avec ton teint, si tu veux mon avis. »

« Calixte ! Quand tu auras fini de monopoliser notre nouveau petit frère, va donc enjôler Nathan de chez les Arès. Il t'aime bien, et s'il y a quelqu'un qui peut faire comprendre à Lucy qu'elle s'est conduite comme une cruche, c'est lui. »

La première fille adressa une moue boudeuse à l'autre qui n'en parut pas du tout affectée. Très franchement, c'était difficile de croire qu'elles étaient sœurs : si Calixte était une longue rouquine au nez de reine pharaonique, l'autre avait une peau noir charbon pour aller avec ses yeux sombres et son afro imposante. Enfin, tant qu'on n'étudiait pas leurs expressions : il n'y avait décidément qu'une sœur pour causer pareille exaspération.

« Tu sais qu'on ne va pas te manger, mon chou ? Parce que la tête que tu fais, ça laisse un peu entendre le contraire. »

Libby le fixait, un sourire taquin en-dessous d'un sourcil haussé noirci au crayon. Elle réussissait l'exploit d'être monochrome, sa peau, ses yeux et ses cheveux arborant tous la même coloration dorée à force d'être brun clair. Pour ne rien arranger, sa chemise et son pantalon pattes d'éléphant avaient exactement la même teinte.

Kevin lui renvoya un regard hautain, bien décidé à ne pas baisser la garde – s'il ne se méfiait pas, les huit filles ne tarderaient pas à le traiter comme un adorable petit animal domestique, une perspective tout juste horrifiante. Si c'était déjà monstrueux avec des cousines, imaginez donc le résultat avec huit demi-sœurs…

Tout compte fait, il préférait ne pas imaginer ça. Hélas, l'attendrissement occupé à détendre les traits de Libby ne présageait rien de bon pour son avenir.

« Quand il saura pour toi, Teddy va sauter au plafond » déclara-t-elle. « Oh, il nous adore toutes, même Démona – ne la crois pas quand elle dit que c'est Desdémona, c'est une vraie diablesse – mais apparemment, un garçon a besoin d'autres mâles dans la famille. Ce qui veut dire que tu tombes à pic, choupinet. »

« Oui, mais comment veux-tu qu'il en profite ? » lança la fille noire. « Alors qu'il est à son pensionnat de l'autre bout du monde ! »

« Il a les vacances de libre, que je sache. Et s'il veut rencontrer notre petit dernier, il faudra bien qu'il revienne ici ! »

A titre personnel, Kevin comprendrait tout à fait si le fameux Teddy décidait de ne pas faire sa connaissance après tout, si ça signifiait s'exposer à cet assaut de filles.


En fin de compte, personne n'avait été puni pour ce qui s'était passé sur le champ de tir. Le nez cassé avait été promptement soigné par un autre des enfants Apollon – décidément, c'était pratique quand votre père était le dieu de la médecine en plus de celui du soleil – et le relooking n'était pas dangereux pour la santé, juste moche. Et visiblement parti pour durer, mais le bungalow d'Aphrodite avait depuis longtemps découvert que cette malédiction précise ne durait pas plus d'une semaine.

Une semaine passée à ressembler à un clown daltonien, les Apollon avaient décrété que ce serait une humiliation suffisante pour Lucy et avaient même trouvé ça marrant, transmettant leurs compliments par l'intermédiaire d'un visiteur venu apporter les affaires de Kevin – en l'occurrence, sa brosse à dents et une serviette de bain, ses anciens vêtements ayant disparu à cause de la soi-disant Bénédiction d'Aphrodite.

(il y tenait, à ce manteau râpé, après des semaines à se blottir dedans pour dormir)

C'était le même garçon qui avait proféré en premier l'identité du parent divin de Kevin. Il était facile à identifier, avec ses cheveux qui ressemblaient à une meule de paille à moitié démolie et ses yeux bleus qui louchaient très légèrement, un bleu étonnamment intense qui donnait une impression de vertige.

Bien sûr, dès qu'on voyait son gilet boutonné à l'envers, toute impression de vertige s'évaporait en échange de vague consternation.

« C'est pour ne pas comprimer le souffle de négativité que j'expire à chaque pas » avait-il déclaré face à l'incrédulité de Louison – la fille à la coupe afro. « Si je conserve l'air toxique à l'intérieur de mon corps, ça me fera un effet terrible sur l'organisme. »

« Tu sais que les années soixante, c'est fini depuis vingt ans ? » lui avait-elle rétorqué, mais l'autre n'avait pas paru ébranlé du tout.

Pour sa part, Kevin n'avait pas pu s'empêcher de se sentir sur ses gardes. D'accord, la Colonie était supposée être un lieu sûr. D'accord, le garçon blond ne paraissait rien de plus qu'un excentrique inoffensif, le genre qu'on pouvait faire fuir avec un jet d'eau sur la nuque.

Et pourtant… pourtant, la chair de poule lui picotait furieusement les avant-bras à proximité du visiteur.

« Tu devrais toujours écouter ton corps » le fit sursauter un timbre distrait, et oui, c'était bien à lui que s'adressait l'autre garçon. « Un esprit sain nécessite un corps sain, et si le corps et l'esprit œuvrent en harmonie, tu peux absolument tout faire. »

Ce conseil sonnait définitivement évaporé.

« Merci de la consultation philosophique, Docteur Phil » ricana Démona – Merlin, voilà que le surnom l'avait contaminé lui aussi.

« C'est gentil de me considérer philosophe en dépit de mes penchants vers les sciences » répondit le garçon, qui n'avait pas l'air d'avoir remarqué le sarcasme franc et massif. « Mais pour toi, c'est Xenophilius. »

Hum. Drôle de nom. Même au sein de la communauté sorcière, ça aurait provoqué des haussements de sourcil parce que, amateur de l'étrange, vraiment ? Qui va affubler son rejeton avec une qualité pareille ?

Si c'était délibéré, Kevin pouvait d'ores et déjà conclure au succès de l'entreprise.