Jessica tirait une fierté peu commune de son statut de dure à cuire, même pour un enfant d'Arès. Se faire voler la place sur la balançoire alors qu'elle était sur le point de monter dessus ? Elle ne pleurait pas. Se faire engueuler comme du poisson pourri pour avoir voulu escalader la rambarde du balcon ? Elle ne pleurait pas. Se retrouver expédiée sans plus de façons dans un camp de vacances où elle ne connaissait personne parce que sa mère voulait passer plus de temps avec son beau-père et son petit frère qu'elle ? Elle ne pleurait pas.
Oui, elle était vraiment fière d'avoir les yeux plus secs que le désert du Sahara. C'était un point sur lequel elle était indiscutablement supérieure à ses neuf demi-frères et trois demi-sœurs côté paternel, tous plus vieux et beaucoup plus costauds qu'une crevette brune dont la poussée de croissance tardait à venir.
Alors, quand l'autre garce de chez les Apollon lui avait cassé le nez, Jess n'avait pas pleuré non plus. Elle en avait vu d'autres, et ce n'était pas une chiffe pareille qui allait ruiner sa réputation – Jess exigeait un dieu majeur, ou peut-être une douzaine de géants, ou un trio de drakons avant de se mettre à verser la plus petite larme.
Et puis, le garçon avec elle s'était mis en tête de jouer le preux chevalier, et s'était dévoilé comme un Aphrodite par-dessus le marché. Tout le monde savait que les Aphrodite, c'étaient les jolis minois, pas les casseurs de monstres ! Ils étaient supposés être plus décoratifs qu'autre chose, le genre qui est sauvé plutôt que sauveur !
Et voilà que ce garçon avait décidé d'humilier Jess. Le bungalow d'Arès avait passé le restant de la journée à la charrier pour avoir un admirateur, pour ne pas savoir se défendre toute seule, pour être si naze qu'un gars tout juste bon à s'habiller et faire la conversation avait dû lui sauver les miches.
Inutile de préciser que ça avait mis Jess dans une humeur noire de chez noire. Pire que le fond d'un tonneau de goudron pendant une panne d'électricité générale.
Et ça ne s'était pas arrangé le lendemain matin, lorsque tout le monde était allé prendre le petit déjeuner et qu'elle avait revu le garçon, cette fois entouré par sa horde de sœurs. Non mais sérieux, si Jess n'avait pas su que c'était un mec, elle l'aurait pris pour la neuvième fille du bungalow rose. Quel gars qui se respecte peut être aussi mignon ?
Elle allait le faire payer. Tôt ou tard, les autres Aphrodites cesseraient de faire attention, et là, pas question pour lui de se cacher sous leurs jupes. Jess allait lui remonter les bretelles si fort, il le sentirait encore même dans sa vie future.
L'occasion se présenta plus tôt qu'elle ne s'y attendait. Le jour même, en fait.
Jess était supposée passer le balai dans son propre bungalow, mais Conrad avait séché son propre tour pendant une semaine, et pas question qu'elle nettoie ses crottes en plus des siennes, alors elle avait filé espionner sa future victime à la place.
Ladite future victime était dans son propre bungalow (beurk, comment pouvait-on dormir dans une maison de poupées grandeur nature, c'était à n'y rien comprendre) et à en juger par les gloussements et commentaires qui s'échappaient de la fenêtre entrouverte, une grande séance d'essayage était en cours.
Franchement, pourquoi tant de chichis sur un pantalon ou un t-shirt ? Des vêtements, c'étaient des vêtements, ça se mettait pour ne pas se promener nu et tenir chaud, point barre.
C'étaient surtout les filles qu'elle entendait, à critiquer les couleurs et les formes et les tissus ; lui, il ne pipait pas le moindre mot. Bizarre. Pourtant, elle savait qu'il était là, elle avait demandé à un des Hermès s'il avait vu le garçon ailleurs…
Histoire d'être sûre, elle fit le tour du bungalow, s'efforçant de jeter un coup d'œil par une fenêtre. Et… bingo !
En guise de fenêtre, il y avait une porte de derrière, et sa future victime venait de l'emprunter. Ni une ni deux, Jess le saisit au col pour le forcer à se retourner et lui faire face.
Un regard gris la détailla froidement.
« Tu es venue me tuer ? » demanda le garçon, et il parlait comme s'il sortait d'un de ces films avec des aristocrates en haut de forme et des chevaux et du thé.
Jess lui montra les dents.
« Oui » siffla-t-elle, espérant le faire paniquer, savourant déjà sa terreur.
« Parfait. »
Alors ça… c'était juste désobligeant. Inattendu, oui, mais désobligeant. Genre beaucoup. Comment osait-il lui faire ça ?!
Et voilà qu'il lui mettait les mains sur les épaules, et tout à coup il ressemblait à un chien faisant le beau pour ne pas avoir à passer la nuit dehors.
« Écoute » fit-il, une pointe de détresse dans la voix, « j'ai mes sœurs en train de me constituer une garde-robe entière, pour maintenant et pour les trente prochaines années. Elles se sont laissées distraire par leurs propres affaires, mais elles finiront par se rendre compte que je ne suis plus dans la pièce. Sauve-moi, par pitié. »
Jess ne put s'empêcher de ressentir un frisson d'horreur et de sympathie lui courir le long du dos et de la nuque. Elle était pratiquement sûre que c'était l'un des supplices infligés aux prisonniers du Tartare, ce que le garçon lui décrivait. D'un autre côté, elle avait très, très envie de le voir souffrir pour ses péchés envers elle.
« Je pourrais aussi leur signaler où tu es » lança-t-elle donc, faussement désinvolte, et une bouffée de plaisir lui chauffa la poitrine quand elle vit tiquer son interlocuteur.
Hélas, le plaisir ne dura guère, car le garçon se reprit au bout de trois secondes à peine. Il plissa les yeux, et Jess pensa tout à coup à du mercure dans une assiette en porcelaine blanche – brillant et hypnotisant.
« Non, tu ne feras pas ça » lui dit-il.
Au Noël de l'an dernier, Jessica avait eu l'occasion de goûter une bûche constituée de trois types de chocolat différents, et elle regrettait toujours de ne pas avoir eu droit à plus d'un morceau. Ça avait été crémeux, intense et sucré, un délice qui lui avait imbibé la bouche et court-circuité la tête tellement c'était bon.
Cette voix était pareille, une douceur implacable qui se glissait dans ses oreilles pour lui éteindre le cerveau, et elle n'y voyait aucun problème si elle pouvait l'entendre à nouveau.
« Je ne ferais pas ça » répéta Jess, les joues rouges.
Le garçon lui lâcha brusquement les épaules, comme si celles-ci venaient de le brûler au fer rouge.
« Non ! Je voulais pas – je suis désolé ! »
« Quoi ? » laissa tomber Jess, mais ses mots sonnaient bizarrement, comme si elle se trouvait sous une chute d'eau ; d'ailleurs, elle grelottait comme si elle se trouvait sous une chute, ses habits subitement glacés moulant son corps de beaucoup trop près.
En face d'elle, le garçon paraissait au bord des larmes, et elle sentit son estomac se nouer.
« Tu m'as fait quoi ? » demanda-elle.
En guise de réponse, elle reçut un hoquet étranglé, puis le garçon secoua la tête et se sauva à l'intérieur du bungalow comme si les Furies étaient lancées à ses trousses.
Jess jugea prudent de déguerpir à son tour. De toute façon, elle avait une enquête à mener.
Parce qu'apparemment, les Aphrodite cachaient un joli tour de cochon dans leur mignon sac à main de marque.
