« L'enjôlement » articula Gray Masters, avec l'intonation de qui parlerait d'une bombe à retardement sur le point d'exploser et de pulvériser tout le pâté de maison.

À la Colonie, la règle était simple : quand tu ne sais pas quelque chose, va demander à un enfant d'Athéna. Soit il saura déjà, soit il fera des recherches pour pouvoir te le dire – parce que s'il y avait bien quelque chose que cette bande de je-sais-tout ne pourrait jamais laisser passer, c'était une opportunité de faire de l'esbroufe.

Dans le cadre de son enquête, Jess s'en était donc allée consulter à la porte ornée de chouettes du bungalow gris, forte de ce principe, et elle n'avait pas eu tort.

« C'est quoi encore, cette saloperie ? »

« Et bien, tu sais que certains demi-dieux ont des pouvoirs spécifiques selon leur parent ? Par exemple, un enfant d'Hermès se retrouve à l'occasion capable de parler aux serpents, vu qu'il s'agit de l'animal symbolique de leur père ? »

Jess hocha la tête, mais à titre personnel, elle ne voyait pas l'intérêt de papoter avec un serpent. Qu'est-ce que ça vous raconterait, ce genre de bestiole ? Qu'il faisait toujours trop froid la nuit ou qu'elle n'avait pas assez bouffé de souris ?

« Le talent particulier des enfants d'Aphrodite, c'est l'enjôlement. Je te préviens tout de suite, c'est très, très dangereux. »

« Ah… bon ? »

Gray avait l'air sérieux, mais elle ne pouvait pas le prendre tout à fait au sérieux, se rappelant avec un frisson la voix crémeuse qui s'était glissée en elle, aussi délicieuse et addictive que du chocolat fondant sur la langue.

« Oui, ah bon. Quand un enjôleur demande à quelqu'un de faire quelque chose, cette personne le fait – parce que l'amour pousse les gens à faire n'importe quoi. Comme donner tout ton argent simplement parce que quelqu'un a dit que ça lui ferait plaisir, ou laisser tomber la carrière de tes rêves, ou laisser ta famille derrière, ou attaquer quelqu'un d'autre que tu n'as peut-être jamais rencontré. Juste parce que l'enjôleur t'a dit de le faire. »

Ah. Tout à coup, Jessica avait la bouche très sèche. Elle essaya d'avaler sa salive sans grand résultat.

« Mais les Aphrodite sont supposés être une bande de chiffes » protesta-elle, d'une voix vraiment trop petite malgré ses efforts les plus vaillants.

Gray renifla.

« D'où tu sors cette idée ? Ce sont les enfants d'une déesse qui a poussé une reine à tomber amoureuse d'un taureau seulement parce que son mari s'était montré grossier, et qui a réduit toute une île de femmes à devenir folles pour ne pas l'avoir vénérée assez. Aphrodite est loin d'être une chiffe, et elle est tout sauf gentille. C'est juste que la plupart du temps, elle est contente de regarder tourner le monde sans venir ajouter son grain de sel. »

Jess savait déjà ça, que les dieux n'étaient qu'une bande de salopards. Regardez donc le type qui l'avait engendrée.

C'était seulement que quand on parlait d'amour, on s'attendait à un truc sympa. Quelque chose qui vous ferait du bien. Pas la possibilité de se retrouver l'esclave de quelqu'un qui ne serait pas forcément un gars bien.

De ce point de vue, la perspective de tomber amoureuse se faisait subitement terrifiante. Cette brusque réalisation devait se voir sur le visage de Jess car Gray la prit en pitié.

« Ce qu'il y a de positif, c'est qu'un enjôleur a du mal avec les caractères bien déterminés. Quand tu as assez de volonté, que tu es assez décidée à ne pas faire un truc que tu ne veux pas, il y a toutes les chances pour qu'il ne puisse pas te forcer peu importe le mal qu'il se donne. Et vu ce que j'ai entendu sur ton compte, Jess Campbell, tu es la pire tête de cochon qui vive à la Colonie, alors tu ne crains pas grand-chose sur ce coup-là. »

En son for intérieur, elle hésitait à le croire. Après tout, la voix du garçon dans le bungalow rose lui avait fait de l'effet… maintenant qu'elle était prévenue, les choses allaient-elles vraiment changer ? Ou est-ce qu'il pourrait la forcer à faire comme lui voulait ?

« En passant, pourquoi t'intéresser à ça ? »

Gray la fixait de ses prunelles acérées, dont la couleur lui avait donné son prénom. Il avait des yeux couleur de nuages d'orage, un gris menaçant pas du tout pareil à la brillante couleur mercure des yeux du nouveau garçon Aphrodite. Ce gris tempête annonçait tout de suite le danger le gris vif-argent, lui, avait attiré et puis s'était changé en poison d'un seul coup.

« C'est pour rien. »

Sa voix ne sonnait pas convaincante du tout, et elle savait que le fils d'Athéna n'y croyait pas. Il voudrait savoir, et ce serait facile de deviner qu'elle demandait à cause du pensionnaire récent dans le bungalow rose.

Pour sa part, Jess n'avait pas envie de voir ce qui allait se passer. Elle voulait juste se blottir dans son lit pour réfléchir. Juste réfléchir.

(non elle n'avait pas peur)


Quand la convocation à la grande maison était tombée, le ventre de Kevin avait effectué un nœud aussi subit que violent, au point qu'il avait failli s'écrouler par terre à cause du choc et de la douleur. En général, quand l'autorité du coin demande à vous voir, ce n'est pas pour vous faire des compliments.

Il y était néanmoins allé. S'il essayait de faire traîner les choses, ça ne lui éviterait pas la catastrophe imminente. En fait, ça risquait plutôt de l'empirer. Autant tomber tout de suite sur son épée, ça ferait moins mal et ça finirait plus vite.

Chiron le reçut avec un sourire aimable, mais ses yeux scrutaient avec un brin de méfiance.

« Dis-moi, Kevin, tu n'as jamais rien remarqué d'inhabituel quand tu parles aux gens ? »

Dans le ventre du garçon, le nœud se resserra encore plus – il n'aurait pas cru ça possible – au point qu'il crut qu'il allait arrêter de respirer.

« Je sais pas. Qu'est-ce que vous voulez dire par inhabituel ? »

« Par exemple, quand tu leur demandes quelque chose, est-ce qu'ils le font sans protester ? »

Et là, sans prévenir, Kevin vomit.

(il sait)

Sa peau le démangeait, comme si elle était devenue trois tailles trop petite, et il était sûre qu'elle allait se déchirer sur lui.

(il sait)

Il devait être en train de mourir, c'était pas possible de se sentir aussi mal autrement, et c'était justice, n'est-ce pas, après ce qu'il avait commis, ce qu'il avait tenté de fuir.

( il sait)

« Kevin ! »

Il était par terre. Pourquoi il était par terre ? Et pourquoi Chiron lui frottait le dos ?

Une nouvelle vague de nausée le saisit, mélangée à l'horreur et au remords, et il remonta les jambes contre sa poitrine, convulsivement, comme il le faisait à chaque fois qu'il avait un cauchemar. Sauf que là, c'était encore pire qu'un cauchemar : c'était la réalité, et il ne se réveillerait pas de ça.

« Je suis désolé » parvint-il à hoqueter. « Je suis désolé. »

La main de Chiron demeurait solidement placée sur son dos, un large point de repère chaud entre ses épaules.

« Kevin » répéta le centaure, la voix douce comme s'il s'adressait à un animal effrayé prêt à fuir ou à attaquer. « Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Qu'est-ce qui te met dans un état pareil ? »

Il était le dos au mur. Plus moyen de s'échapper. Plus moyen d'esquiver son châtiment. Mais de toute façon, il savait que ça le rattraperait.

Il ouvrit la bouche pour confesser.