Au cours de sa longue, longue existence d'immortel et entraîneur de héros, Chiron avait vu bien plus que sa part de tragédie. Parfois pour lui-même, mais dans la majorité pour ses élèves – tragédie aussi bien méritée qu'injuste, c'était une constante inévitable dans la vie d'un demi-dieu.

Kevin Thompson n'était que le dernier venu dans une liste ouverte depuis si longtemps qu'elle en devenait presque interminable, mais son cas était certainement l'un des plus affreux. Le garçon n'avait même pas dix ans, pour l'amour des dieux, comment appeler ce qui lui était arrivé autrement qu'affreux ?

Oui, il considérait le garçon comme une des victimes de l'histoire. Il n'admettrait aucune contestation sur le sujet, bien que l'enfant lui-même doutât de sa propre absence de blâme – il lui faudrait apprendre la différence entre responsabilité et culpabilité, et ce en priorité.

Et puis, ce n'était pas la première fois qu'un demi-dieu causait une catastrophe en utilisant accidentellement ses pouvoirs. Comparé au malheureux Thomas Faynor et à l'incendie ayant ravagé Londres en 1666, le jeune Kevin s'en tirait indiscutablement très bien.

Ceci étant, il n'en demeurait pas moins matière à s'inquiéter. Chiron avait pu observer une tendance inquiétante dans les rangs de ses élèves : plus un demi-dieu attirait la tragédie, plus il finirait par répondre à l'univers essayant de l'abattre avec force. En d'autres termes, les aimants à désastres s'avéraient les plus puissants.

Le don d'enjôler n'était déjà pas rien, et ce que le garçon avait bredouillé de ses capacités suggérait un talent hors du commun. Un talent capable de surmonter l'obstacle de la volonté. Un talent capable de plier tout et tout le monde sous son joug.

Pour quelle raison la déesse de l'Amour chercherait-elle à engendrer un rejeton si puissant ? Pour quelle raison le faire naître en Grande-Bretagne ? Le centaure ne pouvait s'empêcher de frissonner face à la perspective d'une reprise des hostilités avec le panthéon celtique. Peut-être auraient-ils de la chance et que la Dame des Colombes exigerait simplement la mort d'un monstre particulièrement coriace, ou une quête plus compliquée que d'habitude ?

Il lui faudrait prier. Et également annoncer à Ferdinand Underwood que la fin de son exil était officiellement confirmée, le demi-dieu ramené par ses soins était loin d'être faible. Voilà qui ne manquerait pas de faire bondir de joie le satyre, alors il sortirait au moins cela de positif de cette débâcle.


Chiron avait refusé de le punir. Il avait même refusé de le considérer coupable. Le centaure insistait que tout était un mauvais concours de circonstances, que personne n'aurait pu le voir venir et que ce n'était la faute de personne.

Kevin était loin d'être consolé. Il était tellement loin de se sentir absous qu'une fois terminé son tête-à-tête avec le centaure, il était allé plonger sous les draps de son lit et avait fait de son mieux pour arrêter de penser, de réfléchir, d'être.

Il ne pensait pas avoir très bien réussi. S'il était parvenu à quelque chose, c'était à provoquer l'anxiété de ses sœurs quand celles-ci s'étaient levées le lendemain matin et avaient réalisé que non, il n'allait pas se lever. Parce que les sœurs étaient de nature anxieuse, apparemment, quand il s'agissait d'un petit frère. Ou d'un petit cousin – il se rappelait Bella, Cissa et Andy s'agitant comme des moineaux affolés par un chat la fois où il était tombé tête la première dans la mare de la maison de campagne de leur père.

(Walburga n'avait jamais manifesté d'angoisse visible quand Regulus ou Sirius tombait malade)

(et pourtant la nuit, il pouvait sentir son parfum qui continuait de s'attarder sur le fauteuil à côté du lit une fois venu le matin)

Elles avaient rameuté le bungalow d'Apollon – c'était pratique, ça, d'avoir tout un bâtiment plein d'apprentis guérisseurs juste de l'autre côté de la pelouse. Une paire de blonds bronzés aux yeux très bleus s'étaient aussitôt présentés, se penchant au chevet de Kevin et faisant tout un tas de grimaces avant de décréter qu'il souffrait d'un épisode dépressif majeur, alors laissez-le tranquille mesdemoiselles, ça ne devrait pas durer trop longtemps. Oh, et trouvez-lui du chocolat, aussi.

La tranquillité, c'était bien. Le chocolat, c'était mieux. Surtout quand Louison était parvenue à trouver une maxi-tablette lait-praliné, supposée se faire déguster devant une comédie musicale mais sacrifiée pour la bonne cause familiale.

Finalement, peut-être que les sœurs avaient du bon.


Ce n'était pas chose courante pour un enfant d'Apollon de détester la musique. D'accord, Xenophilius – ne m'appelez pas Phil, s'il vous plaît, parce que sinon tout le monde ira croire que mon nom est Philippe et c'est loin de la vérité – ne l'abhorrait pas ouvertement. Mais il était loin de l'apprécier, ou même de la tolérer.

Ça tenait au fait que les oracles nécessitaient un médium afin de consulter le futur. Certains faisaient usage de feuilles de thé, d'autres de boules de cristal, pour ne citer que les moyens les plus connus. La méthode changeait et variait selon la personne, au point de nécessiter des matériaux aussi exotiques que des oignons, du parfum ou des nombrils.

Dans le cas de Xenophilius, le médium était la musique. S'il pouvait discerner vaguement l'avenir du moment qu'il en écoutait, son talent fonctionnait le mieux quand c'était lui qui jouait d'un instrument, ou que le curieux avide de connaître son chemin de vie jouait ou chantait. Pour cette raison, il refusait d'entrer dans la salle de musique du bungalow.

Ses frères et sœurs maugréaient bien un peu mais le laissaient agir comme il l'entendait. Personne mieux que les enfants du parrain de Delphes ne savait combien la prophétie pèse lourd à une âme.

En d'autres termes, c'était on ne peut plus inhabituel de trouver Xenophilius assis devant un piano, les mains sur le clavier. Et pourtant, c'était la vue qu'offrait la salle de musique à cet instant.

Il n'était pas en train de jouer. Pas encore. Il hésitait toujours. Refusait toujours de céder à cette impulsion qui lui avait susurré à l'oreille, alors que la Dame des Colombes revendiquait à la vue de toute la Colonie son dernier-né, de faire chanter les touches et d'écouter naître le futur.

Kevin Thompson n'était qu'un gamin. Le futur pouvait bien attendre, non ?

Et pourtant, cette sensation d'urgence.

Le garçon blond ferma les yeux. Prit une longue inspiration tremblante. Laissa son annulaire gauche peser sur une touche du clavier, si lourd que celle-ci s'enfonça et fit vibrer l'air.

Un son chaotique, incertain. Les notes suivantes ne valaient guère mieux. Enfin, au tout début il fallait trouver le rythme de la mélodie, et une fois saisi, c'était plus facile de jouer, c'était plus facile à apprécier, une mélodie un peu mélancolique mais la chanson de chaque demi-dieu contenait toujours une touche de tristesse, des envolées épiques qui étaient attendues elles aussi, des moments de gaieté car la vie trouvait toujours moyen d'en glisser quelque part et puis…

Et puis…

La main droite de Xenophilius se crispa en plein milieu d'un accord, arrêtant sans prévenir son improvisation dans un couac retentissant, discordant. Ses yeux ouverts fixaient le vide, leurs pupilles rétrécies à la taille de têtes d'épingles noyées dans le ciel implacable de leurs prunelles.

« Di immortales » souffla-t-il. « C'était quoi, ça ? »

La musique ne lui avait donné qu'une vision générale de ce qui allait advenir au jeune fils d'Aphrodite, mais l'élément qui allait s'abattre sur le destin du garçon au point de le submerger était si énorme qu'il en devenait impossible de ne pas le reconnaître.

La Mort.