Célébrer Noël – la naissance d'une figure monothéiste à l'influence écrasante sur la plus grande partie du globe – au beau milieu d'une colonie de demi-dieux grecs – un panthéon polythéiste qui n'était plus guère vénéré si ce n'est par quelques poches de traditionalistes endurcis – cela sonnait comme une sacrée contradiction.
Lorsque Kevin était allé en faire la remarque à Chiron, le centaure avait décrété que le dieu de la bible était une question métaphysique complexe mais qu'une célébration de fin d'année n'était rien d'autre qu'une fête, donc il n'avait qu'à profiter des réjouissances.
Lorsqu'il a voulu en parler à Jess Campbell du bungalow d'Arès, elle l'a fixé avec des yeux bovins et une mâchoire décrochée. « Depuis quand Noël, c'est une fête religieuse ? »
Il fallait bien l'avouer, après enquête auprès des éléments les plus accommodants de la colonie envers un petit trop curieux, Noël comme l'entendait la civilisation occidentale moderne – consumérisme effréné, excès de nourriture trop riche, torture de sapins innocents via guirlandes et autres décorations – ne ressemblait pas trop à l'occasion solennelle et religieuse à laquelle il s'était attendue, imaginée à force d'entendre sonner les cloches d'églises le soir du réveillon.
(Regulus Black avait l'habitude de célébrer Yule, au sein de sa famille. Peut-il faire encore ça, après les indices laissés par Ferdinand Underwood concernant la relation des Tuatha Dé Danann avec les Olympiens ?)
Une partie incontournable de la fête, cependant, demeurait l'échange de cadeaux. Inutile de préciser qu'il avait frôlé la panique jusqu'à ce que Libby vienne à son secours.
« T'en fais donc pas, mon bijou, tu viens à peine de nous rencontrer et tu n'as pas trop les moyens, ça te fait un passe. On va dire que recevoir un adorable petit frère à couver, c'était ça notre cadeau. Mais l'année prochaine, plus d'excuses ! »
Épargné pour cette fois, donc. Kevin disposait d'un an afin de se préparer à l'inévitable, le retour de Noël – ce qui était nettement moins angoissant que d'avoir à faire des plans la veille du grand jour.
(il a grandi dans une famille de Serpentards, s'il y a une chose dont bénéficie la maison de Salazar, c'est d'avoir assez de temps pour bâtir des projets et prendre des mesures)
En attendant, il avait décidé d'observer Ted Tonks à l'œuvre (l'autre garçon lui a proposé aimablement d'être appelé son grand frère s'il voulait, mais il ne peut pas se résoudre à ça, pas maintenant) car après plusieurs années en tant que mâle résident du bungalow d'Aphrodite, le garçon aux yeux pailletés était passé maître dans l'art de gérer une horde de sœurs.
« Il aurait pu être conseiller s'il avait voulu » avait dévoilé Démona du ton de qui était impressionnée bien malgré elle, « mais le temps qu'il gagne assez de bouteille, il était déjà inscrit à son pensionnat rosbif et il pensait qu'un conseiller qui serait pas là pour les trois quarts de l'année vaudrait tripette. Alors on a eu Louison à la place. »
En parlant de Louison, la jeune femme Noire s'était plongée à corps perdu dans la préparation du repas de réveillon. Enfin, surtout les desserts et les bonbons – son père était confiseur, voyez-vous ça, et elle avait fermement l'intention de reprendre l'entreprise familiale, si bien qu'elle saisissait tout ce qu'elle considérait comme une opportunité d'exercer ses talents.
Après l'avoir vue confectionner un gâteau pistache-chocolat en forme de chouette sur la commande express du bungalow d'Athéna, Kevin se sentait on ne peut plus disposé à la voir persévérer et réussir sur cette voie.
Maintenant, si seulement il pouvait la convaincre que les chaussons aux pommes étaient on ne peut plus indiqués pour la saison, ce serait fantastique.
« Je reviens sur ce que j'ai dit tout à l'heure » concéda Démona, vaguement grincheuse d'avoir à se détracter, « ce n'est pas entièrement dégueu. »
« En d'autres termes, elle adore » traduisit Julie pour Aurélia, laquelle pouffa alors qu'elle faisait main basse sur un troisième cupcake à la compote de pommes, couvert de chocolat fondu et de vermicelles rouge et vert.
Une tradition formellement établie du bungalow d'Aphrodite pour les fêtes de fin d'année consistait à réunir tous les résidents, à leur fournir des rafraîchissements et des casse-croûtes dans l'air du temps et de les laisser se vautrer en pyjama et robe de chambre devant des films ayant pour sujet le Père Noël, la fête de Noël, ou autre chose du même acabit pour le soir. Histoire de se mettre dans l'esprit des choses.
Bien entendu, les débats concernant les films visionnés ne manquaient jamais de mordant, qu'il s'agisse de rediffuser un classique éculé, de plaider la cause d'une nouveauté ou de débattre pour une éjection de la liste selon le respect ou non-respect du thème festif. Il existait aussi un ferme moratoire sur l'autorisation de déguster des bonbons, vu que ça se passait le soir et qu'après il faudrait coucher les plus petits et ce ne serait pas possible si le sucre les poussait à courir et rebondir sur les murs.
Plusieurs des filles avaient protesté sur la suspension vu que leurs plus jeunes avaient respectivement huit et douze ans, mais Louison avait refusé de céder là-dessus et il avait bien fallu se résigner, une décision nettement adoucie par l'énorme plateau de cupcakes généreusement apporté par l'aspirante confiseuse et pâtissière.
Des couvertures plus ou moins hideuses à divers motifs de sapins et de flocons et de rennes avaient été sorties des placards, dépoussiérées et lavées avec un détergent caramel-vanille pour être drapées sur le plancher et le sofa, permettant à tout le monde de s'installer douillettement devant la télévision, et le film avait démarré.
Pour ce soir, la compétition avait été féroce entre The House Without a Christmas Tree et la dernière adaptation d'Un Chant de Noël sortie plus tôt dans le mois, mais contre toute attente, c'était une version filmée du ballet Casse-noisettes qui avait été placée dans le magnétoscope. À tous les coups, c'était Calixte la responsable, elle adorait trop la musique classique pour ne pas avoir été impliquée dans ce coup-là.
Kevin arborait l'air nerveux et vaguement traqué du homard sur le point de plonger dans la marmite d'eau bouillante, installé qu'il avait été sur les genoux de Libby et revêtu d'un pyjama prune à manches longues, alors que sa sœur lui résumait l'intrigue – elle ne pouvait pas s'empêcher de spoiler, décidément. Et puis les acteurs avaient commencé à danser.
Jamais encore Ted n'avait vu un gamin fasciné à ce point par quoi que ce soit, encore moins un ballet. Kevin fixait la performance avec une telle intensité que le garçon plus vieux craignait un peu qu'il finisse par se changer en statue de marbre, ou encore mettre le feu à l'écran, tant il se concentrait.
Alors que les ballerines s'étaient lancées dans la Valse des Fleurs avec leurs tutus roses, Kevin se pencha tellement que Libby dut lui passer un bras autour de la taille pour l'empêcher de tomber de ses genoux et de s'étaler par terre. Et pendant tout ce temps, il n'avait pas lâché un mot.
Ce fut une fois le rideau retombé qu'il retrouva la parole.
« Est-ce que c'était magique ? »
« Ah, non, mon cœur » rectifia Libby avec indulgence, le redressant gentiment. « Rien que des artistes mortels, pour cette production. »
« Mais ils avaient l'air de voler ! »
« C'est ce qui s'appelle être un grand artiste : ce qui devrait être impossible ne l'est pas avec suffisamment de talent. Dis donc, on dirait que ça t'a plu. »
Kevin n'avait pas répondu à cette remarque, mais son expression hypnotisée en disait bien assez long à elle seule.
