Il ne pouvait pas arrêter de voir les danseurs, que ce soit dans ses rêves ou derrière ses paupières closes. Était-ce possible d'être hanté par des images plutôt que des fantômes ? Apparemment, oui, et il ne voulait pas vraiment que ça cesse. Il voulait continuer à regarder cette légèreté, ce presque-vol qui n'avait pas besoin de magie.
Il voulait cette image. Il voulait… est-ce qu'il pouvait être cette image ?
Il y avait eu des hommes dans le ballet – un Prince dansant avec la Fée Dragée, un Casse-noisette pour Clara. Kevin était loin d'être un prince, mais il n'était pas non plus un casse-noisette victime d'une malédiction.
(il existe un dicton dans la famille Black, qu'aucun d'entre eux n'est jamais totalement exempt de convoitise. Et quand un Black convoite quelque chose, il le prend, pas de discussion possible)
Calixte avait été ravie lorsqu'il était venu lui poser des questions sur ses goûts musicaux, mais elle n'avait pas été en mesure de l'aider autant qu'il aurait voulu ; la vraie passion de la rouquine, c'était la musique classique plutôt que les danseurs effectuant des prodiges d'athlétisme au son de cette musique. Elle lui prêta néanmoins deux autres cassettes, La Belle au Bois Dormant et Le Lac des Cygnes.
Si Kevin avait encore des doutes, ceux-ci se dissipèrent immédiatement quand il visionna les deux autres œuvres et que la magie – parce que c'est plus que naturel, ce que ces danseurs accomplissent sur leur scène, alors comment cela pourrait-il ne pas mériter le titre de magie – refit surface, refit effet sur lui.
Il ne pouvait pas lutter contre ça, et se demanda distraitement si Ulysse avait pensé la même chose que lui, attaché au mât de son navire tandis que les sirènes l'incitaient à les rejoindre, à partager leurs dons de connaissance.
Le soir de Noël, alors que tout le monde ouvrait les cadeaux, répandant du papier déchiré par terre et des exclamations autant consternées que réjouies dans l'air, Kevin offrit un bracelet à Calixte : c'était le genre assez pitoyable, un scoubidou blanc et orange décoré d'une breloque en forme d'étoile, criant sur tous les toits son statut artisanal. C'était lamentable, mais pour ce qu'elle lui avait permis de découvrir, elle méritait au moins quelque chose.
La réaction de la rouquine fut de le couvrir de baisers attendris tandis que Libby boudait de ne pas avoir été ainsi distinguée parmi l'essaim de ses sœurs, Démona enthousiasmée par ce chaos imprévu rigolait sous cape et Ted roulait des yeux guère impressionnés par les tendances de prima donna qu'avait le reste du bungalow.
Question Noël mémorable, Kevin n'oublierait jamais son tout premier.
Comme le bungalow d'Aphrodite n'était pas dédié aux arts – même si la beauté était une composante fréquente de ceux-ci – Kevin se rendit au bungalow d'Apollon, après avoir mûrement hésité à prendre des lunettes de soleil. Mine de rien, si l'intérieur rayonnait autant que le dehors, ça lui fatiguerait vite les yeux.
Le garçon blond l'ayant accueilli sur le palier avait explosé de rire en l'entendant déballer son raisonnement, mais l'avait quand même laissé entrer. Et non, ça ne rayonnait pas comme en plein jour à l'intérieur, si bien que Kevin s'était senti horriblement gêné mais ne l'avait pas reconnu.
« Alors, qu'est-ce qui t'intéresse ? »
« Vous avez quelqu'un qui connaisse le ballet ? La partie danse, pas la musique. »
« … Attends voir, que j'aille demander. »
Si les peintres et musiciens ne manquaient pas au sein du bungalow doré, ce fut la croix et la bannière pour mettre la main sur trois danseurs, et encore deux d'entre eux préféraient-ils le hip hop et rock, offrant gentiment de lui montrer quelques mouvements – proposition que l'enfant opta pour refuser après une démonstration énergétique qui lui donna le vertige.
La troisième avait l'allure Apollon typique – des cheveux dorés, des yeux bleus et une peau bronzée – mais un visage un quart fondu, grêlé de rose et blanc, donnant l'impression qu'elle avait été aspergée de vitriol. Sa main gauche présentait le même aspect, et probablement sa jambe gauche aussi vu la façon raide dont elle déplaçait celle-ci.
Elle portait un pull à manches longues et un pantalon jean, et Kevin aurait parié que ce n'était pas juste à cause du froid.
« Hideux, hein ? » lança crânement la jeune femme en face du regard horrifié du garçon. « Un petit conseil si jamais tu te retrouves en tête à tête avec un drakon, n'essaie pas de jouer les mariolles et sauve-toi. Leur venin, c'est long à soigner et ça laisse de sacrés dégâts. »
Pendant les quinze premières années de sa vie, Janis Summers avait nourri l'ambition de devenir ballerine. Sa rencontre malheureuse avec un drakon avait coulé ce beau projet – même si le venin n'avait pas endommagé sa santé et ses muscles, le grand public tendait à grimacer devant la perspective d'une ballerine moins que parfaitement belle, et imaginait encore moins tolérer une ballerine carrément défigurée.
Pour sa part, Janis avait opté pour se reconvertir dans la thérapie physique – un dérivé de la médecin, tout à fait honorable pour une fille avec ses ascendants – mais n'en conservait pas moins neuf ans de formation en ballet, ce qui lui conférait assez de prestige et de crédit pour officier en tant que professeur pour jeune débutant ambitieux.
En tant que professeur, elle ne prit pas de gants pour annoncer la couleur que prendrait sa tutelle.
« Alors… tu es un garçon, et tu veux faire du ballet ? Tu sais que les gens vont t'accuser d'être gay ? »
Kevin avait joui d'une enfance protégée, même couvée, mais quand on était un fils d'Aphrodite, déesse de l'amour et du désir, on apprenait vite tout l'arc-en-ciel du genre et de la sexualité dans sa complexité et ses multiples dénominations.
« J'ai huit sœurs, si tu crois que je ne suis pas déjà prédisposé à développer des habitudes de fille, tu t'inquiètes un peu tard. »
Janis haussa un sourcil blond qui avait déteint, désormais plus châtain que doré.
« Oui, mais pourquoi celle-ci ? Pourquoi pas la coiffure ou la haute couture ? Après tout, c'est le terrain de ta mère. Pourquoi vouloir danser ? »
Et – c'était une bonne question, ça.
Kevin inspira longuement. Expira. Janis attendit patiemment qu'il rassemble ses pensées.
« Parce que c'est comme de la magie. Quand tu regardes ça… c'est comme si le monde s'arrête. C'est seulement toi, et les autres sur scène, et ton corps et la musique. Et tu réécris le monde, parce que c'est ce que fait la magie, et c'est à travers ton corps que ça se passe. »
La jeune femme cligna des yeux, lentement. Une ébauche de sourire lui fit brièvement trembler le coin des lèvres.
« Je vois. Mais encore une chose... »
D'un geste fluide, elle envoya valdinguer ses chaussons avant de se pencher pour retirer ses chaussettes et exposer ses pieds à l'air libre – et de quels pieds s'agissait-il ! Plus proches de ceux du monstre que de la princesse, ces pieds, énormes et rugueux de corne, déformés par un oignon proéminent et les orteils recroquevillés à la manière de serres griffues. Plusieurs des pensionnaires au bungalow d'Aphrodite se seraient évanouies devant pareille horreur.
Kevin avala sa salive.
« L'activité physique, ça sculpte ton corps, et le ballet paraît peut-être délicat, mais c'est très exigeant sur les jambes et les pieds » expliqua Janis paisiblement. « Que penses-tu des miens ? »
Le garçon détailla les deux pauvres appendices, déformés et remodelés par la poursuite d'un rêve sur neuf ans. Un sacrifice sur l'autel de la beauté et de la grâce, car qui ne donnerait rien en échange ?
« Je les trouve admirables. À partir de quand on commence ? »
Une lueur presque impressionnée s'alluma dans le regard bleu de son interlocutrice.
« Après le nouvel An, l'après-midi entre dix-sept et dix-huit heures. N'oublie pas d'être ponctuel. »
