Depuis que Sirius était en mesure d'avoir des souvenirs, Regulus en avait fait partie. Un double à peine plus petit – quatorze mois de différence d'âge, c'était pratiquement rien du tout en pratique, quand vous étiez les deux seuls enfants vivant dans la bulle isolée qu'était le 12, square Grimmaurd – plus trouillard et pleurnichard, plus enclin à sourire et s'émerveiller pour un rien, la moitié fragile et émotive de son frère aîné.

Depuis que Reggie avait disparu, Sirius avait l'impression de n'être plus qu'une moitié de personne – de ne plus pouvoir respirer correctement. Un mélange de choc et d'incrédulité – car comment Reggie avait-il pu leur faire ça, faire ça à Sirius ? Comment avait-il pu se sauver ?

Sirius n'avait aucune idée de ce qui s'était produit cette nuit-là – il avait été trop occupé à ronfler sous ses couettes – et dans un sens, c'était presque pire : les cauchemars, on était supposé s'en réveiller, pas se réveiller dedans. Et oui, c'était un cauchemar – pas d'autre mot pour quand vous vous leviez pour découvrir votre petit frère absent, votre mère hystérique d'angoisse et votre père mutique.

Et pas un mot d'explication. Pas un début de piste, que ce soit concernant les événements de cette nuit ou pour ce qui était de retrouver Reggie. Même Kreattur n'avait pas réussi à lui mettre la main dessus, en dépit d'avoir utilisé ses propres pouvoirs qui auraient dû lui permettre de pister tout membre de la famille à laquelle il était lié, ce qui avait provoqué un désespoir abject chez l'elfe.

Désespoir, c'était le mot d'ordre dans la famille principale, un désespoir qui abrutissait les trois membres les plus vieux. Déjà que la vie au 12 n'était pas joyeuse, elle s'était faite pratiquement suffocante.

Pour une fois, Sirius était entièrement en accord avec ses parents : il voulait que Reggie revienne à la maison. Il arrêterait de l'embêter tout le temps, il ne lui dirait plus que des acromantules se cachaient dans le grenier pour lui faire peur – n'importe quoi du moment que son petit frère pouvait rentrer sain et sauf. C'était tout ce qui comptait. Reggie vivant.

Après la moitié d'un an sans nouvelles, c'était difficile de croire en cette possibilité. Ça devenait de plus en plus difficile d'espérer apprendre quoi que ce soit au sujet de Reggie. Et puis, la semaine après le neuvième anniversaire de Reggie, était venue la visite.

C'était par pur hasard que Sirius était descendu au rez-de-chaussée – non, ce n'était certainement pas dans l'intention de voler quelque chose à grignoter dans la cuisine – où il s'était rendu compte que de la lumière et des voix s'échappaient par entrebâillement de la porte de la salle à manger.

« … sait pas ce qu'il dit, ce n'est qu'un enfant ! »

La voix de Maman, un mélange de colère, d'incrédulité et de… détresse ? Mais ça ne ressemblait pas du tout à Walburga Black.

« Certes, madame, mais il n'en a pas moins une opinion. »

Ceci n'était pas quelqu'un que connaissait Sirius. Un invité à cette heure, et dans la cuisine plutôt que le salon ou le bureau de son père ?

« Et quand elle est ouvertement stupide, pardonnez-moi de passer outre ! »

« Walburga... »

Le timbre de Père, fatigué et résigné.

« Non, Orion Black, n'essaie même pas. Rien ne pourra rendre cette… cette prétendue décision rationnelle. Ou acceptable. »

« Au vu des circonstances dans lesquelles votre beau-fils a quitté ces lieux, madame, j'ose la juger mûrement réfléchie. »

Le coude de Sirius sursauta, cognant brutalement le mur et causant un écho qui retentit de manière résolument bruyante dans le vestibule d'entrée. La conversation se tut aussitôt, indiquant que la présence d'un intrus avait été détectée.

Le garçon décida de pousser la porte et d'entrer dans la pièce. Ses parents se trouvaient bien là, Maman assise sur un tabouret et Père debout, tous deux arboraient les traits tirés et fatigués leur étant devenus habituels. L'invité était un homme barbu habillé en moldu avec une veste et un pantalon noir, assis dans un curieux fauteuil garni de roues – pourquoi faire ?

« Sirius » articula Père, le front plissé pour marquer sa contrariété, « ne devrais-tu pas être dans ta chambre ? »

« C'est quoi, cette histoire de beau-fils ? » voulut savoir le garçon en réponse, les mots raclant sa gorge sèche.

Les yeux de l'invité glissèrent de Maman à Père avant de se concentrer sur Sirius.

« Ah » souffla-t-il. « Votre fils n'est donc pas informé ? »

« Il n'y avait nul besoin de le traîner dans cette affaire sordide » laissa tomber Père qui se faisait granitique.

Sirius commençait à sentir monter la colère.

« C'est quoi, cette histoire de beau-fils ? » répéta-il, décidé à aller au fond des choses – on lui avait suffisamment caché de secrets comme ça, non ?

Walburga renifla.

« Juste une idiotie de ton père » lança-t-elle, « qui a décidé de me tromper après ta naissance, et croyait que nous pourrions cacher à ton frère qu'il était le produit d'une liaison. »

« Tu le croyais aussi, Walburga. »

« Et regarde où nous en sommes maintenant ! »

Sirius cligna des yeux. Une seconde, puis deux passèrent, et les mots ne faisaient toujours aucun sens.

Juste. Quoi ?

Père. Une liaison. Reggie. C'était. Non.

Reggie…

« Non » finit par laisser tomber le garçon engourdi, « c'est pas vrai. C'est – Reggie est mon frère. »

« Bien sûr que c'est ton frère » confirma Walburga et le cœur de Sirius se remit à battre normalement pour une fraction de seconde, « et je ne vois pas de quel droit cette… femme se proclamerait sa mère ! Elle l'a abandonné après sa naissance ! Elle n'a jamais visité, pas une seule fois, son propre enfant ! Mais maintenant que nous avons fait tout le travail, elle le veut ? »

« Là n'est pas le problème, madame » protesta gentiment l'invité. « Que cela vous plaise ou non, votre… fils a développé un talent propre à la lignée de sa mère, et notre colonie est le lieu le plus qualifié pour lui apprendre à le maîtriser sans dégâts. »

Talent de lignée ? Le cerveau de Sirius tournait à plein régime, s'efforçant de recracher ce que lui avait raconté Père sur le sujet – un pouvoir particulier à une famille donnée, qu'on voyait le plus souvent dans les vieilles dynasties. Et généralement, les vieilles dynasties n'aimaient pas quand leur pouvoir ancestral n'était pas sous leur contrôle direct.

Parce que la magie était pouvoir… mais aussi danger, parfois.

« Depuis quand il a un talent ? C'est à cause de ce qui s'est passé cette nuit ? »

Il visait à l'aveuglette, mais à voir s'embuer les yeux de Maman et Père qui fixait un point sur le mur d'en face, il avait touché dans le mille.

« Il… il y a eu un accident » avoua lentement Walburga. « C'était juste un accident. »

« Je sais cela, et vous savez cela, et votre fils le sait aussi » affirma l'invité. « Mais c'est plus sûr pour lui de rester là-bas. Et je ne forcerais pas un enfant sous ma garde à retourner chez lui alors qu'il a trop peur de blesser sa famille sans le faire exprès. »

Reggie blesser quelqu'un ? Sirius ne put s'empêcher de glousser nerveusement – quelle idée, aussi ridicule que celle d'envoyer quelqu'un sur la Lune. Et puis il réalisa que Reggie n'allait pas rentrer, et un nœud glacé se noua au creux de son ventre.

Finalement, juste savoir son petit frère vivant ne suffirait pas.

« Et quand il devra aller à l'école, à Poudlard ? Vous allez le séquestrer, peut-être ? » continuait d'argumenter Maman.

« S'il le désire, il pourra tout à fait y aller. Mais cela dépendra de lui avant tout. »

Reggie venait de fêter ses neuf ans, et Poudlard commençait à partir de onze. Trois ans était une éternité, Sirius allait mourir avant.

« Je veux le voir » déclara-t-il, haïssant le tremblotement de sa voix – il n'était pas un bébé, mais il ne pouvait pas se maîtriser, et maintenant l'invité le considérait avec ce qui ressemblait à de la pitié dans ses yeux.

« La colonie est malheureusement interdite d'accès pour toute autre personne que nos pensionnaires. Ceci dit, tu peux toujours envoyer des lettres, si tu veux. »

Sirius ne voulait pas de lettres, il voulait Reggie. Il voulait que sa vie redevienne normale. Il voulait qu'une femme inconnue, dont il ignorait jusqu'à l'existence avant ce soir, se soit abstenue de coucher avec son père pour tout ruiner.

Mais il n'obtiendrait jamais ça, n'est-ce pas ?