Après l'irruption aussi subite qu'imprévue de sa cousine on ne peut plus mortelle – oui, une sorcière comptait comme mortelle – au beau milieu de la colonie, Kevin avait aussitôt compris que les questions de ses sœurs et des autres bungalows allaient pleuvoir sur sa pauvre tête, et il ne s'était pas trompé.
Bon, les filles d'Aphrodite s'étaient empressées de faire barrière entre lui et le reste des demi-dieux juvéniles assoiffés de réponses, mais ce n'était que pour mieux le cuisiner une fois entre les murs roses de leur propre bungalow : si les rejetons de la Dame des Colombes avaient une règle principale concernant les ragots, c'était qu'il leur fallait en être informés les tous premiers, de la bouche même de la source si possible.
Ce à quoi le garçon avait répondu en bloquant le mieux possible, vu qu'après tout, il ignorait si le Statut du Secret s'appliquait aux demi-dieux. Probablement s'ils comptaient comme créatures magiques, mais la dénomination ne manquerait pas de froisser des plumes – qui voudrait se voir affublé du qualificatif de créature avec toutes ses connotations péjoratives, vraiment ? Et des demi-dieux contrariés tendaient à commettre de gros dégâts, et personne n'avait besoin d'une guerre entre factions magiques que le restant de la planète risquerait de remarquer, Brume ou pas Brume.
Et puis, il s'agissait de son passé, de la vie de Reggie Black, et Kevin ne voulait pas discuter de Reggie. Avec Andy… il pouvait le permettre avec Andy, parce qu'elle avait connu Reggie, elle aimait Reggie, et il ne pouvait pas lui prendre ça. Avec ses sœurs, avec les connaissances qu'il s'était fait à la Colonie, ça lui était impossible – Reggie était juste trop différent, venait littéralement d'un autre monde. Personne à la colonie ne pourrait le comprendre.
(et peut-être aussi que Kevin ne veut pas repenser à la honte de Reggie, au crime de Reggie)
Inutile de préciser que l'exercice, fournir assez d'information pour satisfaire les curiosités toujours plus avides de savoir tout en conservant l'essentiel fermement bouclé dans le dossier de l'intimité, s'avérait usant pour les nerfs. Pour un peu, il maudirait presque Andy de lui avoir causé pareil désastre.
Sauf qu'il ne pouvait pas. De une, parce qu'elle avait eu raison : disparaître sans donner de nouvelles, c'était quand même bien salaud, et elle avait dû avoir une trouille pas possible jusqu'à ce qu'elle apprenne où il était.
De deux, parce que c'était Andy. Andy candi, tout sucre tout miel, chantonnait Bella, et toute désobligeante que fusse la chansonnette, ça collait parfaitement au tempérament de la seconde fille d'oncle Cygnus, la plus gentille du trio. Se fâcher contre elle ou lui en vouloir… non. Ce serait comme d'être allergique au chocolat, une hérésie en bonne et due forme.
À la place, il avait décidé de prendre Ted en grippe. Après tout, le garçon plus vieux avait promis qu'il garderait pour lui la possible identité de Kevin, seulement pour revenir sur sa parole. Rancune, donc, même si l'adolescent s'excusait – une offense pareille ne méritait pas un pardon, ou du moins pas un pardon facile.
Ça lui apprendrait, tiens.
Le garçon était moins préparé pour les lettres. En fait, il ne l'était pas du tout.
Lorsque Chiron était revenu de sa visite en Angleterre, l'avait convoqué et lui avait gentiment annoncé que ses parents et son frère pourraient vouloir lui écrire, Kevin n'y avait pas cru. Pas après ce qui s'était passé à la maison la dernière fois qu'il s'y était trouvé. Qui voudrait garder contact avec lui ?
Andy et Sirius méritaient une dispense sur la base du fait qu'ils ignoraient le fond de l'affaire, et continueraient à l'ignorer pour le restant de leurs jours si Kevin avait son mot à dire là-dessus. Mais Orion et Walburga… ça, c'était un nid de vipères que tout le monde ferait mieux d'ignorer.
Orion ne lui envoyait rien, et c'était tant mieux parce que même si le garçon avait eu quelque chose à lui dire, il ne l'aurait certainement pas dit. Sa relation avec l'auteur de ses jours s'était irréparablement brisée sous le poids de la trahison et du crime – à la fois celui de Reggie et celui d'Orion lui-même, le mari qui avait bafoué sa femme en dépit d'avoir fait vœu de fidélité.
Walburga écrivait au moins une lettre par semaine, mais Kevin refusait de la lire, ne voulait même pas y toucher, laissant une petite pile s'accumuler au fond de sa malle personnelle dans le bungalow d'Aphrodite. S'il avait essayé, il n'aurait probablement pas pu lire davantage que l'en-tête avant de fondre en larmes.
Il avait écouté ses congénères évoquer leurs propres familles, pour s'en plaindre ou par nostalgie, et ça lui avait permis d'élargir sa vision de ce à quoi la vie de famille devait ressembler. Selon ces nouveaux critères, Walburga ne faisait guère figure de mère désirable : trop guindée, trop fière, trop empêtrée dans les traditions et ses propres opinions bien tranchées, trop détachée des fils qu'elle était supposée aimer.
Mais elle avait quand même été sa mère, la seule qu'il connaîtrait jamais vu qu'Aphrodite ne manifestait pas grand intérêt pour sa progéniture à moitié mortelle. La femme qui avait ouvert sa porte au bâtard de son mari, qui l'avait élevé exactement comme elle avait élevé son propre fils, et si seulement Reggie n'avait jamais surpris cette conversation le soir fatidique, il ne se serait douté qu'il pouvait ne pas venir d'elle.
Walburga avait-elle seulement agi par devoir, un sens déplacé d'obligation envers le demi-frère de son fils ? Ses lettres contenaient-elles une renonciation de Reggie, maintenant que le garçon ne vivait plus sous son toit et ne l'obligeait donc plus à jouer la comédie ? Kevin avait trop peur de voir cet affreux soupçon étouffant confirmé si jamais il ouvrait ces lettres.
Peut-être aussi avait-il peur que les lettres ne contiennent pas de rejet – que Walburga puisse réellement l'aimer en tant que fils. Il refusait de s'appesantir sur le sujet.
Sirius envoyait du courrier une fois par mois. Ces mots-là, il les lisait – et les premières fois, il s'était caché sous ses couettes pour y sangloter tout à son aise, à la fois à cause du mal du pays et parce que Sirius était furieux et confus et malheureux et c'était entièrement la faute de Reggie, il avait fait du mal à son frère et il ne pourrait jamais réparer ça.
Les lettres de Sirius étaient aussi brouillonnes que son frère, un mélange pèle-mêle d'accusations, d'inquiétude, de récriminations et d'affection qui donnerait le tournis à quiconque n'était pas habitué à la façon de faire de l'héritier Black, détenteur du notoire tempérament passionné de la lignée. Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, Sirius ne laissait personne indifférent, et son écriture causait immanquablement le même effet.
Tu me manques, criait chacune des lettres, chacune des pages, chacune des lignes, je veux te revoir, reviens-moi, donne-moi un signe, n'importe quoi qui vienne de toi.
Kevin hésitait à répondre. Qu'aurait-il pu écrire ? Comment commencer à essayer d'expliquer la situation à son frère ?
Et si jamais Sirius ne voulait pas de Kevin, le garçon qui était en train de remplacer Reggie ? Vaudrait-il mieux le laisser soupirer après un petit frère qui n'existait plus que dans ses souvenirs, plutôt que de lui offrir l'amère réalité d'un individu tout nouveau ?
Kevin ne savait pas la réponse à cette question.
