En tant qu'art du spectacle – non, en tant qu'art tout court – la danse n'était pas juste une question de performance technique. C'était en grande partie une affaire de ressenti, d'émotion. Une danse parfaite sur le point de l'exécution pouvait s'avérer complètement vide au niveau émotionnel, et alors en quoi était-ce différent d'un simple pantin mécanique effectuant sa routine ?

L'art était l'art en grande partie grâce à l'humanité qu'y déversaient les artistes, et c'était peut-être d'autant plus vrai pour la danse quand le médium utilisé n'était autre que le corps humain.

Bien sûr, ça signifiait que votre propre état mental impactait fréquemment votre performance, en bien autant qu'en mal. Généralement, quand ça concernait quelque chose d'intime que vous préféreriez garder pour vous, c'était mal.

« Kevin ! On fait une pause » déclara Janis, de sa voix la plus professeur, celle qui poussait son disciple à réagir aussitôt.

Au début, la fille défigurée d'Apollon avait nourri ses doutes quant à la perspective de donner des cours de ballet à un rejeton d'Aphrodite – sans vouloir se montrer désobligeante, le bungalow rose n'était pas connu pour produire des travailleurs acharnés, et la danse classique en tant que passion plutôt que hobby, ça exigeait du travail, du travail et encore du travail.

Seulement pour que Kevin la prenne par surprise par la pure détermination qu'il mettait dans leurs cours privés – ce gosse avait un objectif, rejoindre la meilleure école de ballet qu'il avait pu trouver en Amérique et devenir une de leurs étoiles, et ne comptait laisser visiblement rien ni personne barrer la route à son ambition. Ça faisait presque peur, une volonté pareille à un si jeune âge, mais une fois que vous aviez été mordu, et bien vous étiez mordu, n'est-ce pas ? Ce n'était pas comme si Janis était en position de critiquer.

Alors voir cette détermination polluée par l'incertitude et l'insécurité, ça la mettait mal. Une pause, donc, pour qu'elle puisse essayer de lui tirer les vers du nez.

« Juste pour savoir, tu te sens bien en ce moment ? » interrogea-t-elle alors que le garçon se dirigeait vers la petite table où elle avait disposé des nécessités type mouchoirs et gâteaux secs.

« Non » répondit-il sincèrement, « gorge sèche. »

Ce à quoi il remédia en vidant à moitié la petite bouteille d'eau sur laquelle il avait mis la main. Janis fit la moue, sentant les muscles du côté envenimé de son visage la tirailler sous l'effort.

« Plus généralement, je voulais dire. »

Oh, le beau regard mauvais. D'étincelants et fascinants, les iris vif-argent avaient brusquement viré au toxique.

« Tout » articula délibérément son interlocuteur plus jeune, « va très bien dans ma vie. »

La jeune femme blonde renifla dédaigneusement. Il en faudrait plus que ça pour la décourager – franchement, cette hostilité était une tactique amateure en guise de dissuasion.

« Tu es déconcentré » lança-t-elle impitoyablement. « J'ai dû te corriger trois fois sur la position de tes pieds, tu vacilles même si tu te reprends, et ton corps est si tendu que tu ressembles à un mannequin manipulé par un marionnettiste inepte au lieu d'enchaîner les mouvements souples et gracieux. Ça ne va pas chez toi. »

Si elle avait mis un peu plus de hargne que nécessaire dans cette dernière phrase, et bien… l'un des domaines divins d'Apollon n'était autre que la vérité. De fait, Janis avait toujours voué une vague antipathie à l'écart des menteurs – surtout lorsque ceux-ci avaient été démasqués et s'obstinaient quand même, en dépit de savoir que ça ne marcherait pas.

Kevin ne lui avait encore jamais menti, dans son comportement ou dans ses paroles, et il n'allait pas certainement pas s'y mettre maintenant.

Les joues pâles du garçon s'empourprèrent violemment, et elle se demanda s'il se mettrait à lui crier après. Ou partirait en claquant la porte. Elle haussa un sourcil impérieux, montrant exactement ce qu'elle pensait de pareille conduite.

Kevin se dégonfla, rapetissa sur lui-même, et finit par s'asseoir par terre, la tête dans les genoux. Un marmonnement lui échappa.

« Excuse-moi ? J'ai mal entendu. »

« J'ai dit » reprit le garçon plus fort et plus distinctement, « tu sais que ma cousine est passée me voir ? »

« Mon doudou, je ne crois pas qu'il y ait un seul demi-dieu dans l'état de New York qui ignore la visite de ta cousine, c'était l'opposé de la discrétion. »

Kevin émit un bruit hésitant entre l'amusement et le désarroi.

« Ouais, ben, elle n'est pas la seule qui sait où je suis dans ma famille. Ma famille mortelle, je veux dire. Il y a mes – mon père et sa femme, et mon frère aussi. »

« Ah. »

La syllabe unique, tombant des lèvres de Janis, contenait un monde de signification.

La relation d'un demi-dieu avec son parent humain tenait si fréquemment du compliqué qu'en trouver une parfaitement solide et aimante tenait pratiquement du miracle, au même titre que la saint Glinglin et les dents de poule. Un peu inévitable, à vrai dire, quand les ingrédients de la recette intégraient secret, adultère et mise en péril.

Les demi-dieux étaient dangereux et épuisants à élever, et tout le monde n'avait pas la trempe nécessaire pour cela. Triste vérité des choses, qui voyait souvent des familles imploser sous le poids des tensions et du stress. Il y avait une raison pour laquelle les demi-dieux se serraient les coudes en dehors de l'argument des nombres augmentant leur chance de survie – au moins vous étiez en compagnie de gens qui comprenaient ce que vous traversiez et n'iraient pas vous en blâmer, en plus de pouvoir se défendre.

Janis était bien placée pour le savoir, avec sa mère qui ne lui parlait plus que par téléphone parce qu'elle ne supportait pas de contempler les traits ruinés de sa fille.

Précautionneusement, car il fallait ménager sa mauvaise jambe, elle s'assit également par terre, à côté de son disciple – pas juste à côté, mais définitivement assez près pour qu'il puisse la toucher en levant le coude.

« Je suppose que ta relation avec eux est tendue » fit-elle, prenant soin de garder un ton neutre.

Kevin releva la tête, et une humidité suspecte luisait dans ses prunelles.

« Je ne sais même plus où on en est » souffla-t-il, un aveu qui lui coûtait visiblement.

Et n'était-ce pas déprimant d'entendre ces mots dans la bouche d'un garçon de moins de dix ans ? Néanmoins, Janis ne laissa rien deviner de cette opinion sur son visage.

« C'est permis, tu sais. »

« Mais si ça dure… ? »

« Tu sais quoi ? Si dans trois mois, ça continue à te travailler comme ça, je promets que je demanderais à Chiron de te trouver un conseiller familial pour que tu parviennes à une décision. Et dans l'intervalle, tu peux venir me parler quand tu veux, dès que tu veux. »

« Y compris aux toilettes ? » ne put s'empêcher de glisser le morveux, le coin de sa bouche frétillant d'une manière qui annonçait un sourire narquois.

« Peut-être pas » amenda Janis.

Le sourire s'élargit l'espace de deux secondes avant de retomber à la manière d'un soufflé une fois sorti du four.

« Janis ? »

« Quoi ? »

« Merci d'être là. »

Elle lui tapota le bout du nez de son long doigt bronzé.

« Je suis investie dans ta future carrière, mon petit, et tu ne peux pas devenir le meilleur si les embêtements de ta vie personnelle te coupent les pattes. Maintenant, debout. La pause est finie. »

Kevin était toujours déconcentré – ce genre de problème ne pouvait pas se résoudre en un soir, par une simple discussion – mais son langage corporel était plus fluide qu'au début de la séance, et Janis compta ça comme une victoire.